Les Mouvements de La Paix - Le Nouveau Millénaire - La Foi Populaire -
Les Abbayes et La Vie Monastique - La Réforme Grégorienne - La Querelle des Investitures
« La paix ne fut pas seulement un équilibre dans la terreur, une absence de guerre mais l’influence d’âmes pieuses et justes sur les institutions et sur les rapports entre les hommes, la chrétienté du XIème siècle l’avait compris.» (Jean Chélini, Histoire Religieuse de l’Occident ,Hachette 1991)
Les assemblées de paix disent ce qui est licite et ce qui ne l’est pas :profaner les églises, s’attaquer aux commerçants, aux femmes, aux clercs, trêves des hostilités à Carême et aux temps liturgiques etc.. D’autres conciles de paix se tinrent en Aquitaine à Narbonne. « Vers 1023, la vague des assemblées de paix remonta par la vallée du Rhône et de la Saône vers le Nord de la France pour connaître une nouvelle explosion en 1033 » (J.Chélini Op ; Cit.).
L’Église est ainsi amenée à un engagement politique de plus en plus manifeste. Au passage de l’An Mil, elle établit la Trêve de Dieu en instaurant des périodes de l’année comme l’avent, ou de la Semaine Sainte, pendant lesquelles tout combat était interdit. Dans le courant du siècle, Paix de Dieu et Trêves de Dieu ne formèrent plus qu’une seule institution, et les moines pacifistes, notamment les Abbés de Cluny[1] qui avaient joué un rôle de premier plan dans ce mouvement de la paix, furent débordés par la papauté. Grégoire VII, pape en 1073, qui donna son nom à la Réforme Grégorienne, y vit là un moyen de passer par-dessus l’autorité royale tout en s’opposant au monachisme contemplatif. Il prôna une rénovation de la société par une intervention de tous les chrétiens. Il usa des maîtres mots de foi et solidarité envers son prochain pour sauver le monde pour cacher un arrière-plan politique. Si d’un côté il y a la prière intercétrice du moine contemplatif, il y a de l’autre, l’épée tenue par la main gantelée du pieux chevalier, bras armé de l’Église. Des mouvements pour la paix qui paradoxalement sur cette voie nouvelle de l’Église aboutiront en 1096 à la première croisade populaire.
Après la dislocation de l’Empire Carolingien, la société européenne s’engage au début de l’An mil vers le féodalisme. Malgré l’importante œuvre, politique et culturelle d’Otton 1er, le pouvoir se décentralise. Les seigneurs affirment sinon leur indépendance, toujours plus d’autonomie vis-à-vis du pouvoir royal dans le contrôle de leur seigneurie où ils ont le « droit de ban »: commander, juger, punir. Ils détiennent le pouvoir politique, économique de leurs fiefs à la tête desquels se trouvent leurs vassaux.
La féodalité se consolide par une autonomie de plus en plus grande des seigneurs; La chevalerie s’affirme; La papauté est toujours entre conflits et tractations avec les Empereurs Ottoniens de l’Empire Romain Germanique[2] qui pourtant le ‘ protègent’. Elle donne par ses évêques son appui aux rois francs, les capétiens robertiens, Robert le Pieux (972-1031) et son fils Henri 1er (1008-1060). Soucieuse de consolider son indépendance politique, la papauté a entrepris au milieu du siècle une réforme dont le but est de se libérer du joug politique.
Ainsi apparaîtra au tout début du renouveau monastique, la mère des mères, l’Abbaye de Cluny[3]: Cluny I (909) suivi de Cluny II (963) et Cluny III (980). La ferveur populaire portera nombre d’hommes et de femmes à s’engager dans la voie monastique, quittant parents et proches pour consacrer leur vie à la prière. De l’Empire Germanique à la Péninsule Ibérique, de la Lombardie à l’Angleterre des Normands, tout au long de l’An Mil, vont commencer à se bâtir ou à être rénovés nombre de monastères et abbayes.
Ils adopteront un mode de construction fonctionnel, propice au silence et au recueillement, qui ne cessera d’évoluer en en perfectionnant la technique. Cet art de bâtir sera désigné comme L’Art Roman au début du XIXème siècle.
Cette priorité au culte liturgique, cette prédominance absolue de la vie chorale sur la retraite et l’isolement dans la cellule sont nouveaux dans la tradition bénédictine et constituent l’originalité propre des clunisiens. » (J. Célini, op. cit. pg 240)
Grégoire s’inscrit en droite ligne de la Réforme de Léon IX. Il poursuit l’œuvre de ses prédécesseurs direct Nicolas II puis Alexandre II, notamment dans la lutte contre la simonie (commerce des biens spirituels telles les indulgences, location d’une chapelle au seigneur et à sa famille…), le nicolaïsme (rapports sexuels des prêtres voués au célibat après leurs vœux). Cette réforme a pour ambition d’avoir un contrôle total du clergé
du pape, le pape pouvant être destitué par le pouvoir temporel[4].
[1] Au XIème siècle, la puissance des abbés de Cluny dépasse celle de Rome. Ils peuvent être considérés comme les chefs de la Chrétienté.
[4] Déposition du pape Jean XII par Otton 1er en 963.
Saint Anselme - Grégoire VII - Gerbert d' Aurillac -
Romuald et Les Moines Blancs - Saint Bruno et Les Chartreux
Anselme nait en 1033 dans la ville transalpine d’Aoste du Royaume de Bourgogne-Provence. Il meurt en 1109 à Canterbury (Kent, S.E. Angleterre). De sa jeunesse, on ne sait que peu de chose sinon qu’il était en désaccord avec son père qu’il a quitté à la mort de sa mère pour voyager en Bourgogne et en France, et qu’il a hésité alors entre vie séculière et vie érémitique. En 1059, à 26 ans, il se fait moine à l’Abbaye Bénédictine de Bec dans le Duché de Normandie (Brionne). Novice un an plus tard, il suit l’enseignement d’un maître alors fort réputé, Lanfranc de Pavie. Il fait preuve d’une telle intelligence et d’une telle profondeur d’esprit qu’ il succède en 1063 à son maître comme Prieur. Il est nommé en 1078 Abbé de cette abbaye qui a été fondée en 1034 par le chevalier et premier abbé, Herluin, qui a fait donation de tous ses biens et terres à la fondation. Anselme sera alors plus connu sous le nom d’Anselme de Bec. En 1093, il devient archevêque de Canterbury, autrement dit il est à la tête du clergé anglo-normand. Les Normands occupent (définitivement) l’Angleterre depuis la victoire de Guillaume le Conquérant à la fameuse bataille d’Hasting en 1066.
En 1097, à la suite de trop fortes dissensions avec le roi, il se rend à Rome mais n’ayant pas eu l’autorisation de ce dernier de partir, il lui est interdit de revenir en Angleterre. Il y mène dans la ville de St Pierre une action diplomatique de synodes en conciles. En 1100, il revient en Angleterre où il est de par sa fonction étroitement mêlé à la vie politique dans les rivalités de succession entre le nouveau roi Henri 1er, Duc de Normandie et son frère; De même qu’il tente d’imposer l’année suivante la Réforme Grégorienne à l’Église anglaise mais échoue face au roi sur la nomination des clercs (cf. ). Il s’exile à nouveau à Rome où il poursuit sa lutte contre le roi avec l’appui du pape. Il revient à Canterbury en 1106 à la suite d’un compromis trouvé avec le roi qui sera arrivé à maintenir son autorité sur l’Église face au pape et aux réformes grégoriennes.
Anselme gardera jusqu’à sa mort, en 1109, comme un goût d’amertume de toutes ses luttes pour imposer sans vrai succès son autorité en tant qu’archevêque et primat d’Angleterre sur les terres anglo-normandes qui marquent déjà là leur volonté insulaire (identitaire) d’autonomie. Il n’en aura pas moins pu réaliser en parallèle de son action politique, temporelle, une recherche et une œuvre théologique (scolastique) de la plus haute importance pour le Moyen-âge. Il prenait grand soin d’authentifier ses manuscrits. Il les signait en en- tête et y faisait souvent référence dans sa volumineuse correspondance; Ce qui permet également de les dater et de les situer les uns par rapport aux autres. Certaines de ses œuvres restent néanmoins apocryphes.
Il a écrit outre des œuvres de circonstance dues à ses fonctions et missions, des homélies et méditations. Ses œuvres majeures sont le Monologion (Monologue, 1075-76) sur l’essence divine, les attributs divins et les trois preuves de l’existence de Dieu; Le Proslogion (Soliloque, 1077 -1078) qui traite de l’idée que nous nous faisons de Dieu et de notre élan vers lui; De Grammatico (1059-1060) ; et encore trois dialogues philosophiques: De Veritate, De Libertate Arbitrii, De Casu Diaboli (1080-86), auxquels viennent s’ajouter Liber de Fide Trintatis et de Incarnatione Verbi (vers 1093), Cur Deus Homo (1094-98), De Conceptu Virginali et Originali Peccato. (Conférence sur le Péché, vers 1100) et De Beatitudine CælestisPpatriæ (sur le bonheur 1100).
Le Docteur Magnifique sera canonisé en 1163 à l’instigation de son lointain successeur l’homicidé Thomas Beckett et fait Docteur de l’Église en 1720. Il aura laissé l’image d’un homme aimable, sympathique, attentif et bon, d’un fort charisme. Attachant pourrait-on dire par la manière qu’il avait avec simplicité de personnaliser ses ouvrages en expliquant bien au début quelle était son intention, dans quelle disposition il était ou comment lui était venu d’écrire cet ouvrage, et en terminant par quelques mots pour prendre congé du lecteur. Devrait-on dire de lui qu’il était méticuleux, précautionneux parce qu’il aimait la belle chose, le beau texte comme un beau tableau, lui qui corrigeait sans cesse ses textes et ceux des autres, soucieux de la langue autant que des idées?
Anselme de Canterbury (ou d’Aoste ou de Bec) est le Théologien du XIème siècle. Il fera référence jusqu’au XIVème siècle et plus avant, notamment pour avoir fait de la preuve de l’existence de Dieu, fondée sur un syllogisme posé par Boèce (VIème s.), le pilier de sa doctrine. Il est ainsi à l’origine de la scholastique (première période-Scholastique s'écrira par la suite sans le 'h') entendue comme un pont entre la théologie (quid de Dieu?) et la philosophie grecque (quid du reste? et…de Dieu?), un pont entre une vérité révélée fondée sur l’autorité des textes sacrés (Ancien et Nouveau Testaments, Sentences des Pères) et une vérité issue d’une réflexion logique et raisonnée. Cette forme d’enseignement (schola=école) fonctionnera tout au long du Bas Moyen-âge.
Ce qui pourrait être la devise d’Anselme, fides quaerens intellectum (la foi cherche à comprendre), qui est le premier titre du Proslogion, pose d’emblée le rapport entre croyance et compréhension. La foi ne s’affirme-t-elle que par un effort de compréhension intellectuelle ? La foi nous ouvre-t-elle au monde et à mieux le comprendre, à mieux le comprendre en tant qu’œuvre et œuvre de Dieu? Anselme répond : « à moins que je ne croie, je ne comprendrais pas. »
Le Monologue d’inspiration profondément platonicienne, en 65 chapitres, est consacré pour les chapitres 1 à 4 à la preuve de l’existence de Dieu, et de 5 à 65 aux attributs divins. Anselme articule ainsi la preuve de l’existence de Dieu: une chose est bonne et différentes choses bonnes sont bonnes à différents degrés. Mais la bonté est la même en toute ces choses. Cette bonté indifférente (non affectée) au degré de bonté des choses bonnes pour elles-mêmes, est le principe absolu de bonté. Les choses sont bonnes en vertu de ce principe dont elles participent plus ou moins. Ce qui est valable pour la Bonté l’est aussi pour le Bien ou la Justice. Valable aussi pour la perfection et l’existence; l’absolue perfection comme la plénitude d’être. Cette perfection absolue et cette plénitude absolue sont le fait d’un seul et même être suprême.
Cette démonstration est reprise dans le Soliloque par Anselme qui voulait trouver l’argument définitif, dit depuis Kant argument ontologique, de la preuve de l’existence de Dieu. Il reprend « l’idée de l’être absolument parfait », de « l’être le plus grand qu’on puisse concevoir comme ne peut que le penser l’ “ insensé“ »[1] qui ne croit pas en l’existence de Dieu alors qu’IL existe au moins dans et par sa pensée. Idée à laquelle vient s’ajouter qu’il est plus grand d’avoir la qualité, la capacité d’exister que de ne pas l’avoir. L’être le plus grand que l’on puisse concevoir ne peut pas être privé d’existence. Mais s’agit-il de savoir si cet être existe dans notre seule imagination d’ ‘insensé’ ou dans la réalité ? Car cet « être le plus grand qu’on puisse concevoir » est au-delà de ce que l’on peut même concevoir. De là, découlent les antinomies que nous ne pouvons logiquement concevoir. Dieu est approché à partir des idées que nous essayons de nous en faire au travers de ce qui nous paraît contradiction en lui comme le bien et le mal, miséricordieux et juge. Le Proslogion est d’une grande élévation d’âme, un élan vers Dieu. Il porte « des cris de l’âme qui seraient à leur place dans les Confessions de saint Augustin. »[2]
Cet argument ontologique à partir de la formule qui a fait l’immense succès de cet ouvrage, « l’être le plus grand qu’on puisse concevoir », mais dont le raisonnement et le principe de la preuve de Dieu par le raisonnement et déjà exposé dans le Monologion, a donné lieu à une controverse qui s’est étendue jusqu’à Kant et Descartes et se poursuivra même au XXème siècle.
« Anselme est à l’origine de la “doctrine de l’habitation mutuelle des 3 personnes divines”, la circumincession : le Père est dans le Fils, le Fils est dans le Père (Jn.10:37-38, 14:10-11, 17:21), le Saint-Esprit est dans le Fils (Jn.3:34 et le Père 1Co.2:10-11), et le Fils et le Père sont dans le Saint-Esprit (Ep.2:21-22, Jn.14:23). Le principe de la circumincession a été adopté au concile de Florence en 1442. » (Ref. citée)
L’Otium est ce temps du ‘loisir’, autrement dit de non activité, de repos, de tranquillité, temps de la retraite, de la vie retirée, de la vie monacale, de la vie intérieure:
« Saint Anselme, Jean de Fécamp, Bernard de Moorlas et bien d’autres encore ont prôné dans leurs traités le mépris du monde et porté un jugement fondamentalement pessimiste sur les réalités temporelles, les activités terrestres et l’amour humain, c’est-à—dire sur la vie profane en son ensemble. En revanche, les mêmes auteurs exaltent la vie monastique, présentée comme la forme authentique de l’expérience chrétienne et la seule voie de salut… La condamnation du « monde, quiconstitue un des thèmes majeurs de l’Évangile de Jean, est interprétée comme un jugement négatif porté sur l’ensemble de la création. » (André Vauchez, La Spiritualité du monde occidental, Édit. Seuil, 1994, P.43).
Ildebrando Aldobrandeschi (1015/20? -1085) parfois appelé le Moine Hildebrand ou simplement Hildebrand, est sous le nom de Grégoire VII un des grands papes sinon le grand pape du Moyen-âge de par son rôle dans la réforme qui porte son nom, de par sa détermination à vouloir moraliser l’Église.
Il combattra la simonie (achat ou vente de sacrements) et le nicolaïsme (incontinence sexuelle des clercs). Il étendra l’obligation de célibat, à tous les clercs séculiers jusque-là réservée aux réguliers. Cette obligation sera progressive, étant fonction du degré des ordres reçus, mineurs ou majeurs (dès le sous-diacre au Moyen-âge).
Il est issu d’une famille noble, d’origine germanique mais implantée de longue date en Lombardie avant qu’elle ne s’installe dans le sud de la Toscane où au rang de comte son père possède de vastes territoires. Il est envoyé à Rome où il est destiné à une carrière ecclésiastique sous l’autorité de son oncle abbé et sous l’instruction de Jean Gratien, le futur et brièvement pape Grégoire VI, lui-même personnage intègre et réformateur, qui le gardera auprès de lui comme secrétaire.
Il est conseillé des papes dans une période très trouble de la papauté au cours de laquelle les papes se faisaient élire, abdiquaient pour se marier, cherchaient à se faire réélire, tandis qu’un troisième pape était élu… Sa montée sur le trône pontifical en 1073 met un terme à cette anarchie. Par son Dictatus Papae, il poursuit avec fermeté la réforme dite grégorienne engagée dès le milieu du siècle par Léon IX, et provoque la Querelle des Investitures en s’opposant à l’empereur de Germanie Henri IV. Il meurt en exil à Salernes (Italie) en 1085. Il sera canonisé en 1606.
Gerbert d’Aurillac (945-1003) devint pape sous le nom de Sylvestre II en 999. Issu d’un milieu très modeste d’Auvergne (à l’époque l’Auvergne fait partie du royaume d’Aquitaine), il fut éduqué à l’Abbaye de Saint Géraud d’Aurillac (894, Cantal-Auvergne), important centre culturel à l’époque et qui influença Cluny I dans sa construction et ses ambitions monastiques. Les quatre sciences du Quadrium: arithmétique, géométrie, musique (science mathématique par excellence), astronomie vont être enseignées à cet élève surdoué, à Vic (non pas Vich en Suisse) et à Barcelone où il découvre les écrits des savants arabes.
A Rome, à 20 ans, il devient précepteur du jeune Otton II qui deviendra empereur. Un an plus tard, il suit un moine philosophe à Reims où il deviendra écolâtre en faisant la réputation de l’École Rémoise. Assoiffé de connaissances, il est le premier à revenir vers les classiques de l’Antiquité romaine (Virgile, Cicéron) ; se rend à la grande école, Al Quaraouiyine de Fès que les historiens semblent vouloir qualifier d’université avant l’heure. De retour, il invente une nouvelle abaque (calculette mécanique) : le boulier et introduit en Europe les chiffres arabes.
Secrétaire de Hugues Capet, précepteur de son fils, le futur Robert le Pieux, il n’en est pas mois proche du pouvoir ottonien. De par cette position, il sert d’intermédiaire entre le duc Hugues Capet et le cousin par alliance de ce dernier, l’empereur Otton II.
Gerbert d’ Aurillac voudra préserver les possessions territoriales et les prérogatives afférentes que Otton 1er avait accordées à la papauté dans le Privilegium Ottonianum de 962-63. Le petit-fils devenu à son tour empereur se refusa de renouveler cette décision impériale voyant là la tentative du pape de vouloir associer le pouvoir spirituel au pouvoir temporal par la création d’un empire chrétien d’occident.
Faute d’avoir pu se maintenir comme archevêque de Reims à cause de l’hostilité du pape, il parvient à se faire élire pape en 999 avec l’appui du nouveau Empereur Otton III. Il meurt quatre en plus tard.
Son ascension exceptionnelle, sa réputation de grand lettré et de grand enseignant d’une telle ampleur, son rôle politique si important firent planer après sa mort le soupçon d’avoir étaient les fruits d’un pacte que celui que l’on avait surnommé « le pape de l’An Mil » aurait passé avec le Diable.
Le jeune aristocrate Romuald (951-1027), fils du Duc de Ravenne commence par mener une vie érémitique au cours de laquelle il crée plusieurs ermitages. En 1010 (ou12?), il fonde à Camaldoli (Apenins) l’Ordre des Camaldules. Les moines blancs mènent une vie érémitique ne se réunissant que pour l’office du soir (vêpres) et le long office de nuit (les vigiles ou matines), tout en pouvant faire le choix d’une vie totalement recluse. Bien que suivant la Règle de St Benoit, leur modèle de vie est la vie ascétique des Abbas, les Pères du désert d’Égypte. Romuald eut pour disciple le futur empereur Otton III.
Saint Bruno (1030-1101) est né dans la plus ancienne ville de Germanie et la première chrétienne, Cologne (Rhénanie). Il sera pendant vingt ans écolâtre de la très réputée École de Reims. Puis, au moment où il est pressenti pour être archevêque de Reims, il fait don de tout ce qu’il possède et va rejoindre Robert de Molesme (1029-1111), (voir L’Art Roman Bourguignon/École Cistercienne) auprès de qui il découvre la vie monacale. Pierre, lui-même fondateur de l’Abbaye de Molesme et de l’Abbaye de Cîteaux (Ordre Cistercien) l’oriente vers la vie érémitique.
L’érémitisme du XIème siècle n’est pas à entendre dans son sens strict qui mène à la vie d’ermite solitaire comme l’ont connue les Pères du Déserts, véritables anachorètes[3] que l’on appelait abbas (pères). La vie érémitique au Bas Moyen-âge est plus proche de la vie monacale mais s’en distingue non seulement parce qu’elle est indiscutablement rurale mais aussi parce que la vie communautaire se restreint à un petit groupe. Elle répondait aussi bien à la Règle de Saint Benoit qu’ à la Règle de Saint Augustin.
En 1084, Saint Bruno se retire avec une demi-douzaine de compagnons dans le Massif de la Chartreuse pour fonder ce qui deviendra le premier ermitage de l’Ordre des Chartreux. La vie sous la règle bénédictine, mais très imprégnée de celle des camaldules, elle-même calquée sur celles des Pères du Désert, y sera volontairement rude, faite de pénitence et d’abstinence, la plus retirée possible du monde extérieur. Le moine fait vœu de silence et reste enfermé dans sa cellule, absorbé dans la prière, la lecture, la méditation. Le silence étant le maître mot de l’Ordre des Chartreux. Le divin ne pouvant être entendu que dans le silence de la parole et de la pensée.
Mais quel que soit son désir profond de solitude, Bruno ne peut désobéir au pape, un condisciple de Reims qui le veut pour conseiller dans l’importante réforme de l’Église, la Réforme Grégorienne, entreprise au milieu du siècle. En 1092, il parvient à se libérer de ses obligations et se retire en ermite en Calabre où sous son impulsion plusieurs autres ermitages seront fondés. Il meurt dans l’un d’eux, Santo Stefano del Bosco, en 1101.
Comme fondation érémitique, l’Ordre des Chartreux sera le seul à avoir un impact réel sur la vie spirituelle moyenâgeuse et non des moindres. Il oriente la recherche de Dieu dans une voie personnelle d’intériorisation, contemplative, qui s’écarte de la liturgie, réduisant ainsi au minimum les offices. Il annonce selon la formule d’Émile Gilson, le Socratisme Chrétien qui prône une connaissance primordiale et première de soi pour accéder à Dieu ; le « Connais-toi toi-même » de Socrate. Ce courant surviendra au siècle suivant et qui, s’écartant de la théologie, ouvrira à la mystique en Europe. Déjà Saint Ambroise (†397) l’annonçait : « connais-toi toi-même, ô belle âme : tu es l’image de Dieu, connais-toi toi-même, ô homme, et tu découvriras combien tu es grand, et veille sur toi... »
NOTES
[1] Psaume 14 : « l'insensé a dit en son cœur : Dieu n'est pas »
[2] J. Bainvel in Dictionnaire de Théologie Catholique/ article Saint Anselme.
[3] Les Pères du Désert (200>400 ap.J.C.) vivaient en solitaires dans le désert d'Égypte; Sans vivre en communauté, ils accueillaient néanmoins en paroles ou en silence, les disciples qui étaient venus vivre non loin d'eux. Leurs paroles (apophtegmes) constituent une des premières formes de l'enseignement spirituel chrétien.
INTRODUCTION
Introduction - Chanoine et Vie Canoniale - Universités et Studium
L’An Mil a été le siècle de l’affirmation du pouvoir de l’aristocratie et le début du féodalisme, celui du renouveau monastique et de la ferveur populaire, de l’entrée en croisades et des Mouvements de la Paix. Le XIIème siècle sera celui d’une Renaissance Culturelle : Émergence de la Poésie Courtoise et de la Chanson de Geste ; affermissement de la scolastique (anciennement scholastique) dans les toutes nouvelles universités et naissance de la mystique occidentale ; apogée de l’Art Roman et consolidation de la polyphonie.
La Renaissance Cultuelle du XIIème siècle, qui suit la Renaissance Carolingienne et précède la Renaissance Humaniste, se développe dans un environnement politique stabilisé où les jeux d’influences prévalent aux guerres, et dans un environnement économique plutôt florissant. En effet, elle bénéficie d’un essor de l’économie dû d’une part à l’accroissement d’une population urbaine, non asservie, elle-même fruit direct d’un développement démographique, et d’autre part, en campagne, par le défrichement et la mise en culture à grande échelle par les clercs et convers des terres parfois immenses, des terres souvent concédées par le seigneur lors de la fondation du monastère sur son fief. Et nombreuses seront les constructions de monastères dans toute l’Europe.
La poésie raffinée de l’Amour Courtois, le long déroulement des Chansons de Geste remplacent les divertissements musicaux que diffusaient les ménestrels auprès du seigneur. Troubadours et trouvères et leurs interprètes, les jongleurs qui chantent s’accompagnant de la vielle, succèdent aux musiciens de cour, ces ménestrels ou ménestrier, à l’origine joueur de viole qui vont devoir se faire itinérants pour pouvoir continuer d’exercer leur art d’instrumentistes, et ce jusqu’au XVème siècle.
Les grandes écoles des abbayes et des cathédrales se regroupent en une administration commune, l’université. Le terme d’université n’étant plus entendu en son sens d’universel, mais de groupement, de corporation, en l’occurrence celle des enseignants. Ceux-ci redécouvrent les anciens philosophes grecs et à travers eux les penseurs musulmans qui les commentent. La Scolastique s’impose avec par des maîtres comme Pierre Lombard et Pierre Abélard.
Les premiers fabliaux ont pour auditoire le peuple qui ne manque pas d’assister et de participer le temps des cérémonies et fêtes religieuses aux premiers drames liturgiques introduits par le clergé dans le cours de la messe et consistant en des textes aux paroles profanes dialogués en langue vernaculaire entrecoupant les chants liturgiques en latin.
Les premières compositions polyphoniques de Style Martial de l’École de Tours ouvrent de nouveaux horizons sonores.
C’est aussi le siècle de l'éruption de la mystique occidentale avec Saint Bernard, le dernier des Pères de l’Église, son ami Guillaume de Saint Thierry, Hildegarde de Bingen, et les premières béguines.
Siècle aussi d’une volonté d’émancipation de l’autorité ecclésiastique et même des sacrements par des engagements communautaires et hérétiques: albigeois, vaudois et autres arnaldistes, tous soucieux de purification par une vie pétrie d’humilité, nourrie de pauvreté à l’imitation du Sauveur.
La ferveur populaire n’est pas moins grande qu’au siècle précédent. Ceux et celles qui choisissent la vie régulière sont légions. Les pèlerinages à Saint Jacques de Compostelle, à Rome, à Jérusalem ou au Vézelay se poursuivent en continu. Et les abbatiales qui les accueillent ne cessent de s’enrichir des dons des pèlerins et de s’agrandir. L’Art Roman atteint à sa pleine maturité. De grands centres culturels comme l’Abbaye du Mont Saint Michel de le scriptorium a été appelé faussement Salle des Chevaliers au XIXème siècle, ajoutent aux copistes, des traducteurs de textes grecs, latins et arabes. C’est en effet le siècle de la redécouverte des textes antiques par des voies différentes. Traductions qui remodèlent la pensée chrétienne (cf. Traductions des XIIème- XIIIème siècle).
Saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone, avait réuni autour de lui un certain nombre de clercs (membres du clergé) leur demandant de vivre en communauté suivant une règle, la Vita Canonica. La Règle Augustinienne n’est pas aussi strict, précise ni formelle que la Règle Bénédictine, édictée plus tardivement aux alentours de 540. La Règle de St Augustin repose sur une seule lettre de l’Évêque d’Hippone dans laquelle il décrit la vie communautaire qui alors l’entourait. Cette missive fut interprétée diversement au fil des siècles, entre autres au XIIème siècle où des communautés, dont certains membres étaient issus de la vie érémitique, optèrent pour un mode de vie plus rigoureux. La plus représentative d’entre elles, étant la communauté des Prémontrés.
La vie des chanoines au service d’une cathédrale était axée sur le travail et la pauvreté. Leur vocation apostolique fut reconnue dès 1090 par le Pape Urbain II. Selon le médiéviste André Vauchez, leur nombre dépassa à cette époque celui des moines. La mission que se donne le chanoine est avant tout sacerdotale. Il se met au service de l’Église. Il est celui qui « donne le sacré » selon les mots de Saint Isidore de Séville. Il est celui qui porte les sacrements. Ce sacerdoce, cette fonction de prêtre, le place entre le fidèle et le divin. Sa vie régulière en pauvreté, retirée, pour certain ascétique, le prépare à l’office. A la différence du moine, sa mission est apostolique et non eschatologique. Elle consiste plus à bien prêcher qu’à bien prier. (André Vauchez La Spiritualité du Moyen Age Occidental, , Édit. Seuil, 1994).
Cette vocation apostolique ira se développant tout au long du XIIème siècle, notamment en Europe du Nord, les faisant sortir des grandes églises pour aller prêcher en assumant le rôle d’un curé de campagne. Mais partagé entre vie régulière et vie séculière, le chanoine perdra de son crédit au sein même de l’Église. Cette forme de spiritualité aura au moins eu le mérite de tenter et de rappeler l’importance de l’apostolat et d’un apostolat lié au souci du prochain.
La Renaissance Carolingienne du IXème siècle avait grandement participé, sous l’impulsion du poète et érudit, ami de l’empereur, Alcuin (732-804), à la sauvegarde et la conservation de textes antiques (Aristote était encore inconnu) et de tetes byzantins et arabes, notamment au grand centre culturel carolingien qui est alors, sous la direction seule et directe du pape, l’Abbaye de Fulda fondée en 747. Le théologien et archevêque de Mayence, Raban Maur (822-842), à la tête de près de 600 moines va rassembler et faire copier nombres de précieux manuscrits de l’Antiquité, qui vont être diffusés dans les écoles d’Aix-la-Chapelle, Auxerre, Tours, Paris; écoles où viennent des élèves de toute l’Europe suivre l’enseignement de Jean Scot Érigène (ca.800-876), Gerbert d’Aurillac (avant d’être pape sous le nom de Sylvestre II, ca.930-1003), Bérenger de Tours (ca.1000-1088) ou encore Lanfranc, archevêque de
Canterbury, Saint Anselme(1005-1089).
Studium Generale
Le Bas-Moyen-âge verra naître au XIIème siècle les studium generale qui laisseront place aux siècles suivants aux grandes universités encore en activité de nos jours. Les studium generale sont généralement rattachés à une cathédrale comme l’École de Notre-Dame de Paris. Ils se caractérisent par un enseignement large des disciplines et sont ouverts à des escholiers venus de tous horizons. En cela, ils sont ‘déjà’ des universités puisque délivrant un enseignement universel. Et en ce sens le studium generale de Bologne créé en 1088 est considéré comme la première université européenne qui emploie pour se définir le terme d’université. Celui de Paris aura l’originalité et le privilège d’être en même temps la première université (voir ci-après Les Universités.) en son enseignement et son statut juridique. Le Studium d’Oxford est fondé en 1166 par les étudiants anglais suite à l’interdiction d’Henri II, Duc de Normandie, Comte d’Anjou, Roi d’Angleterre, de suivre l’enseignement de Paris[1].
En cette période de création de ces écoles d’enseignement général, largement ouvertes, ne disparaissent pas encore les anciennes écoles comme l’École d’Oxford déjà active depuis au moins 50 ans lors de la création du studium generale oxfordien ou comme en France celles des abbayes de Chartres, de Reims, de Laon, et en Allemagne de celle de Cologne. Les studium generale dominicains comme celui de Cologne où professa Albert le Grand au XIIIème siècle ne se fondront pas dans les universités tout en restant de grands centres d’enseignement. A leur tête, se trouve un écolâtre, un maître de grande réputation qui non seulement enseigne mais organise, planifie l’enseignement. Ces studium sont des lieux d’importantes joutes oratoires, des ‘disputationes’ qui provoquent de grands brassages d’idées.
Ils étaient parfois créés de manière indépendante par un maître suivis de ses disciples à l’exemple de Pierre Abélard entouré d’une foule d’étudiants enthousiastes lorsqu’il créa son école en haut de la Montagne Sainte Geneviève en réaction à son maître Guillaume de Champeaux qui, lui-même, après avoir été écolâtre de l’École de Notre –Dame de Paris, fonda Place Maubert, sa propre école, l’École Saint Victor de Paris. En ces écoles s’affrontent déjà scolastiques, défenseurs d’une pensée raisonnée, et théologiens préservant une connaissance par révélation. Ces maîtres peuvent faire penser à ces professeurs d’université de la période contemporaine de Mai 68 qui attiraient autour d’eux dans une forme d’enseignement libre ‘hors les murs’ d’enthousiastes étudiants occupés à des débats sans fins.
Dans les écoles de Cathédrales, comme l’École de Chartres, l’École de Reims, l’École de Paris (ou École du Cloître), l’École Saint-Victor de Paris, et ensuite dans les universités, sont enseignés les sept arts libéraux :
- le Trivium : la rhétorique ou le bien dire; la grammaire ou le bien écrire; la dialectique ou du bon agencement de la pensée;
- le Quadrivium: la géométrie ou étude de l’étendue; l’arithmétique ou l’étude des nombres; la musique ou l’étude des sons; l’astronomie ou l’étude des mouvements (célestes).
L’Université de Paris, créée en 1150, est reconnue en 1200 par ordonnance de Philippe Auguste. Le terme d’université (universitas) se rapporte à une corporation, celle formée par les enseignants, et relève code civil mais dépendante du tribunal ecclésiastique. Les enseignants et élèves sont donc de fait des membres du clergé, des clercs. En ce sens, l’Université de Paris est la première université d’Europe et, qui plus est, toujours en exercice. Plus généralement, les universités vont commencer à se former au début du XIIIème siècle par le regroupement des différentes écoles qui étaient attachées aux cathédrales, à un monastère ou privées, avec regroupement des enseignants en universitas. L’université de Cambridge date de 1209, le Studium Géneral de Salamanque fondé en1139 devient université en 1218[2] ; Celle de Montpellier est créée en 1220, de Padoue en 1222 (issue de Bologne), de Coimbra (Portugal) en 1290, de Vienne (Autriche) en 1365, de Louvain (Belgique) en 1425. Ainsi, tout au long des XIIIème et XIVème siècles et jusqu’au XVème siècle des universités ne cesseront de s’ouvrir partout en Europe.
Bâtie en 1253, la Sorbonne, fondée par le confesseur de Saint Louis, Robert de Sorbon, était à l’origine un collège d’enseignement de la théologie qui devint une faculté à la création de l’université; Étant la plus prestigieuse des facultés au sein de l’Université de Paris, son nom finit par désigner celle-ci.
Notes
[1] Nombreux étaient les sujets qui pouvaient opposer Henri II d'Angleterre et Louis VII de France. Outre qu’il y avait eu la question de la succession du Duché de Normandie, il y avait à ce moment-là l’enjeu du Comté de Toulouse qu’Henri voulait faire revenir dans le giron de l ‘Aquitaine dont son épouse Aliénor était Duchesse. Louis soutint le Comte Raymond V de Toulouse sans jamais avoir oublié au fil des conflits qu’Aliénor avait aussi réussi à se faire divorcer par le pape d’avec lui pour épouser aussitôt le jeune et fougueux Henri.
[2] Celle de Palencia, fondée par le roi Alphonse VIII de Castille eut deux ans d'existence 1212-1214.
La Théologie - La Scholastique
De Platon à Abélard, les acceptions prises par le terme de ‘théologie’ furent diverses et variées. Dans une conception très large, elle peut être entendue comme l’étude de ce qui est au-delà de la physique et de la méta-physique. Comme étude de la nature, de la matière et de ses causes, elle relève de l’étude de Dieu créateur. Comme étude de l’Être suprême, ultime, comme étude posant la question de la quiddité, elle entre dans le champ profane qui sera nommé ontologie. La chrétienté intégrera lentement et difficilement cette notion dernière pour l’entendre comme approche du et discours sur le Verbe Éternel (théo-logos) sans pour autant lui donner un cadre réflexif. Avec la scolastique viendra s’établir une distinction entre le théologien et le philosophe.
« La différence entre le théologien et le philosophe est que celui-ci considère les créatures prises dans leur nature propre, tandis que celui-là considère les créatures en tant qu’elles sont issues du premier principe et ordonnées à leur fin dernière qui est Dieu». (André Hayen. Deux théologiens: Jean Duns Scot et Thomas d'Aquin. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 51, n°30, 1953. pp. 233-294.doi: 10.3406/phlou.1953.4441-Pages 236-37.)
Avec la redécouverte d’Aristote (voir Traductions des Auteurs Grec et Musulmans), la scolastique fait entrer la raison, la logique dans le champ de la réflexion comme mode de connaissance de l’être et de la nature. Historiquement, elle apparaît avec l’évolution des écoles qui se réorganisent en Universités et acquièrent de fait une liberté de pensée par rapport à l’enseignement monastique, bien que les grands scolastiques appartiendront tous à un ordre, soit dominicain soit franciscain.
Saint Anselme de Canterbury (1033-1109), au XIème siècle avait été à l’initiative de ce qui deviendra un nouveau type
d’enseignement pour avoir en posant la question de l’existence de Dieu jeter un pont entre une vérité révélée fondée sur l’autorité des textes sacrés (Ancien et Nouveau Testaments, Sentences des Pères) et une vérité issue d’une réflexion logique et raisonnée.
L'enseignement scolastique commencé par Saint Anselme de
Canterbury est divisé en trois périodes qui correspondent aux trois siècles 1100 (Abélard, Guillaume de Champeaux…), 1200 (Thomas, Bonaventure, Scot…) et 1300 (Ockham, Gerson).
La première période de la scolastique est ouverte par Saint Anselme de Canterbury en 1000. En 1100, elle est défendue par de fortes personnalités comme Abélard à Paris, Roscelin à Compiègne ou encore Alain à Lille. Elle est enseignée dans d’importantes écoles : à L’École de Chartres avec Gilbert de la Porrée, Thierry de Chartres; à l’École du Cloître de Paris et l’École de l’Abbaye de Saint Victor de Paris, dont Guillaume de Champeaux fut l’écolâtre (directeur) de la première et le fondateur
en 1108 de la seconde. Hugues de Saint Victor (1096-1141) poursuivant la tradition augustinienne enseigné par Guillaume en fut l’abbé en 1125 et l’écolâtre de 1133 à 1140. Richard de Saint Victor (1110-1173) qui lui succéda est considéré comme un des fondateurs de la mystique médiévale en donnant le primat à l’amour dans l’accès au divin. Il est l’un des premiers à énoncer l’idée de la naissance de Dieu dans l’âme, thème qui sera cher aux Béguines et à la Mystique Rhénane. Il démontrera, néanmoins par la logique, que Dieu est en trois personnes distinctes et qu’il ne saurait y en avoir quatre : le créateur, l’engendré-créateur, l’engendré non créateur.
Cette première période commence pour certains médiévistes dès le IXème avec l’irlandais Jean Scot Érigène (ca 800-876) qui vécut à la Cour de Charles II le Chauve, petit-fils de Charlemagne, empereur en 875. Grand traducteur des grecs et commentateur profond du Pseudo-Denys, il se fit le défenseur d’une théologie apophatique qui ne laisse pas de côté la raison dans la compréhension de la foi; Théologie négatrice du « ni ceci ni cela » qui se prolongera jusqu’à l’École Rhénane.
La deuxième période couvre le XIIIème siècle. C’est la période de la ‘Grande Scolastique’ d’Albert le Grand à St Thomas d’Aquin en passant par Maître Eckart. La connaissance d’Aristote directe ou indirecte, entre autres par les arabes mais pas seulement, est choses acquise.
La troisième période couvre la XIVème siècle. Elle est essentiellement représentée par les deux derniers des grands scolastiques Guillaume d’Ockham qui creuse de manière définitive le fossé entre théologie et philosophie et Jean de Gerson qui, chancelier de l’université de Paris joua un rôle déterminant autant dans la vie de l’Église (Concilesde Constance,1414-17) que dans le vie Universitaire. La scolastique s’étendra de manière tardive dans un XVème siècle où elle devra se confronter à une nouvelle philosophie, l’Humanisme. Celui-ci, hérité aussi de la Grèce, comme en retour de balancier, revient à Platon, mais dans une lecture de Platon et des néoplatoniciens chrétiens à laquelle il mêle hébraïsme et hermétisme.
Si Anselme de Canterbury a été l’initiateur de la scolastique, en ouvrant sa première période, c’est Pierre Abélard (1079-1142) qui va développer ce nouveau mode dialectique d’enseignement en relançant une Querelle des Universaux qui animera tout la vie intellectuell du Bas Moyen-âge. Sur la base de ses lectures de textes sur la logique d’Aristote traduits par Boèce au début du VIème siècle - non pas à partir des traductions nouvelles d’Aristote par Jacques de Venise légèrement plus tardives (au moins après 1120) -il défend cette nouvelle méthode d’enseignement, qui atteindra à son plein développement un siècle plus tard avec Saint Thomas d’Aquin.
Le terme de scolastique est à l’origine tout aussi large de définition que celui de théologie et concerne le mode d’enseignement autant que son contenu. On parle de scolastique néoplatonicienne ou de scolastique arabe (IXème-XIIIème siècles). Mais le terme s’emploie communément depuis Abélard dans le sens de l’étude des textes chrétiens, l’étude du mystère divin pour lesquels est adoptée une méthode rationnelle et dialectique qui se substitue à l’approche intuitive, sensible, subjective des textes sacrés. Son Sic et Non (Oui et Non, 1123) est une première tentative de classification de l’ensemble des connaissances théologiques qui annonce les sommes scolastiques à venir. Les travaux de Hugues de Saint Victor (1096-1141) et de Pierre Lombard (1100-1160) qui ont pour but d’établir une doctrine chrétienne sur un fondement dialectique (raisonnement, réflexion, confrontation des thèses et sentences des Pères) viendront en renfort pour aboutir à la scolastique du XIIIème siècle. Abélard dira dans son autobiographie avoir appliquer « les similitudes de la raison aux principes de la foi ».
Ces nouvelles méthodes n’allèrent pas sans récriminations. Un opposant comme Geroch de Reichersberg († 1169) dans son ouvrage De la Glorification du Fils de l’Homme s’éleva avec vigueur contre « les ravages que commençait à faire la scolastique dans la doctrine », dénonçant leur thèses sur l’Annonciation ou encore sur les deux natures de Jésus-Christ. Méthodes nouvelles qui s’éloignaient des « mystères de la religion ».[1]
La Querelle des Universaux tient une place privilégiée dans la multitude de disputations qui anima la vie des universités durant tout le Bas Moyen-Âge. On se querelle et se querellera pendant trois siècles sur les Universaux : l’universel étant une propriété commune à différents objets particuliers, a-t-il une existence réelle (conception réaliste) ou n’est-il qu’un concept, une vue de l’esprit, une façon de nommer (nominaliste) ? Universel: l’humanité, l’animalité, la triangularité; Particuliers: l’homme, l’animal, le triangle… La question est plus profonde qu’il n’y paraît au premier abord, car elle touche aux notions d’essence et de matérialité. Elle se réfère à différentes catégories (théologique, physique, logique), se rapporte au temps: l’universel est-il antérieur au particulier (en-soi platonicien), contemporain du particulier (conceptualisme d’Aristote, immanence chrétienne) ou est-il conçut postérieurement au(x) particulier(s) (nominalisme des stoïciens) ? Cette fameuse Querelle des Universaux qu’Abélard (1079-1142) déclenchera ou plus exactement relancera après Boèce, en 1108, en s’opposant à son maître Guillaume de Champeaux (1070-1121) mettra également en évidence l’opposition de deux thèses sur le rapport du mot et de la chose: le mot est-il un simple son et les idées une suite de sons ou se réfèrent-ils et expriment-ils des réalités?
De là, deux courants vont se former qui traverseront en opposition toute la période, le Nominalisme tenant de la première thèse et le Réalisme tenant du mot comme d’une réalité en soi (l’Idée platonicienne). Deux courants portés par les aristotéliciens d’un côté et les platoniciens de l’autre, les ‘arabisants d’un côté, les augustiniens de l’autre ; les défenseurs de la connaissance par le sensible et la raison versus ceux qui continuent de croire à la connaissance par illumination. Pour schématiser, les dominicains d’un côté qui triompheront par St Thomas d’Aquin (†1274) - G. d’Ockham (†1347) ‘enfoncera le clou’- et les franciscains de l’autre qui trouvera en Dun Scott (†1308) son grand rival. Au XVème siècle, la dynamique Université de Padoue restera un fort bastion nominaliste face à la poussée humaniste avant que l’épicentre culturel ne se déplace à Florence.
L’autre pomme de discorde entre ces deux courants sera une notion clé, celle de l’intellectuel agent qui comme les universaux relève de la noétique qui traite et de l’intellect et de ses rapports (mode de connaissance) avec le divin et donc aussi la nature (le monde). Noétique qui sera la voie royale de l’entrée de la philosophie dans la pensée chrétienne.
On pourrait dire à la place des universaux, les communs. Ce sont
des caractéristiques qui circonscrivent des ensembles et des sous-ensembles dans lesquels entre nécessairement toutes choses particulières, et qui définissent le rapport de chaque chose à une autre. Elles rassemblent tout en distinguant. Au nombre de cinq, Aristote les a classifiées du plus grand ensemble au plus petit[2]:
L’accident est un caractère que possède une chose sans qu’il la définisse, sans qu’il la rende spécifique car c’est un caractère transitoire, altérable, variable comme la taille d’un homme, la couleur d’une assiette.
La querelle des universaux pose une question qui occupa tous les
scolastiques. Elle était de savoir si ces universaux qui établissent des différences et des rapports entre les choses et par lesquels nous connaissons et distinguons ces choses, ont une réalité en eux-mêmes, ce que défendent les réalistes (qu’on appellera aussi formalisants ou modistes) dont le premier fut Platon. Au XIIème siècle, Saint Anselme, Guillaume de Champeaux, et au XIIIème, St Bonaventure, Alexandre de Halès et J.D. Scot en furent les représentants. ou si, ces choses, ne sont que pures abstractions qui apparais sent à l’esprit confronté à l’expérience sensible, ne sont que des noms comme le défendent les terminalistes ou déterministes (le terme de nominalistes n’apparaîtra qu’au XVème siècle)dont le premier fut Aristote. Les illustres représentants furent au Bas Moyen-âge Saint Thomas et Guillaume d’Ockham.
Posée différemment la question est : le genre et l’espèce ont-ils une réalité indépendante des objets qu’ils déterminent? Sont-ils innés ou acquis comme fruit de l’expérience du sensible ? Reportée au binarium famosissimum, à la « plus célèbre des paires », celle de la matière et de la forme, la question serait: la forme a-t-elle une réalité propre? Est-elle même la seule réalité reléguant les quatre premiers universaux au stade du dernier, de l’accidentel ? Ou bien le réel se situe-t-il dans le particulier, l’individuel, toute idée générale n’étant que le résultat d’une expérience sensible, rien n’étant réalité que de par l’intuition sensible, que de par ce qui est porté à la conscience? Ce serait alors dans cette optique nominaliste par le particulier que l’on atteindrait au réel duquel on tire des lois générales qui ne sont jamais indépendantes de lui.
Ceux sont les naturalistes et les scientifiques, les observateurs de la nature qui parmi les scolastiques seront les premiers défenseurs du nominalise. De fait, une des conséquences du nominalisme sera à terme un éloignement de la vérité révélée des théologiens et une porte ouverte à la science et l’empirisme. Avant que l’aristotélisme ne fasse pleinement son chemin dans la pensée médiévale, le réalisme dans la lignée platonicienne, et particulièrement chez les franciscains, était dominant. Ce rejet du particulier, de l’individu à l’avantage de l’universel plaidait en faveur de l’unité de l’essence divine, d’un universel absolu, et se rattachait à la doctrine des émanations néoplatoniciennes. Au XIVème siècle, dans une prise de position nominaliste radicale, G. d’Ockham établira, lui, une distinction entre les Personnes divines, faisant du Père l’origine du Fils. Le Père précède le Fils. Le Père donne l’être au Fils. Exit non seulement l’universalité de la substance mais encore l’unité de la Trinité, des trois personnes en une.
« La question que le Moyen Âge se pose est la suivante. L’être est-il quelque chose d’uniquement propre aux Universaux, aux Idées, les choses singulières n’en étant que dérivées ? Ou bien est-ce uniquement les choses singulières qui existent concrètement, les Universaux n’étant que de simples noms ? En somme, qu’est-ce qui existe le plus ? Est-ce ces chats qui miaulent devant moi ? Ou bien cette idée de chat qui est dans l’esprit ?
Différentes réponses à ces questions sont possibles. Celles-ci aboutissent à des positions nommées le réalisme, le nominalisme et le conceptualisme ». (Benjamin Efrati, Conférence Minute http://www.morbleu.com/la-querelle-des-universaux/)
Le néoplatonicien Porphyre (243-305), cité par Boèce, pose le premier ainsi la question: « Les genres et les espèces existent-ils en soi ou seulement dans l’intelligence; et dans le premier cas sont-ils corporels ou incorporels; existent-ils, enfin, à part des choses sensibles ou confondus en elles? Je ne le dirai point, car ce serait une trop grande affaire ».[3]
Jusqu’au début du XIIème siècle, l’étude de la Bible, Ancien et Nouveau Testaments, dans des versions mouvantes et variées, incomplètes, parfois augmentées d’apocryphes, constituait avec ses commentaires le support de la réflexion sur la vérité révélée. Guide de la vie spirituelle et des observances temporelles, elle était l’objet de la théologie. Entre la fin du XIème siècle et le début du XIIème, Roscelin de Compiègne (1050-1127) reprend à son compte la question posée par Porphyre sur les Universaux. Par-là, il fait entrer véritablement la philosophie (la scolastique) dans la pensée moyenâgeuse. Scot Érigène, au VIIIème siècle, avait soulevé le voile de la question centrale, fondamentale, que pose celle des Universaux, la question de la réalité, en posant la question de l’être et de l’intelligibilité de l’être.
Pour Roscelin,les Universaux, toute idée générale et donc abstraite,l’homme ou le triangle en général, ne sont que des noms, non des choses, conçus à partir des seules choses premières, tel homme ou tel triangle. Ce qui a pour conséquence directe de nier la réalité de la substance, et dans la pensée qui à cette époque n’est que chrétienne, c’est nier l’unité (unicité) des trois personnes divines. Son trithéisme fut condamné par l’Église mais celle-ci dut reconnaître les dangers d’une position réaliste qui si elle faisait unité du Père et du Fils, faisait du Père légal du Fils, et l’incarnait comme lui en leur indissociable unité, ou a contrario, cette unicité divine portait à l’hérésie panthéiste, du tout est Dieu y compris la créature. A l’appui d’Aristote, Pierre Abélard avec le conceptualisme, Gilbert de la Porrée avec l’universalité dans la chose (universalia in re) et au siècle suivant
Albert Le Grand optèrent pour une position moins tranchée. Le moyen terme trouvé fut celui-là même d’Aristote: Si les catégories qui rendent le monde sensible intelligible sont bien inhérentes à l’individu et ne constituent pas un monde à part, elles peuvent néanmoins en être abstraites et de ce fait constituer l’essence-même du particulier. Le particulier, l’individuel est pour une part du monde sensible par l’expérience que l’on en fait, pour une autre part du monde de l’intelligibilité que l’on en a, mais une part reste indéterminée car livrée à l’accidentel qui échappe à toute spécificité et détermination des catégories qui le rendent intelligible. D’une part, il est matière, d’autre part forme. Cette double « nature » de l’individuel, de l’individu, à la fois particulier et général, par exemple être homme et faire partie de l’humanité fit apparaître la question de l’Individuation. Question que se posa l’université et qu’aborda spécialement le franciscain, réaliste, Duns Scot (1266-1308) : comment toute chose ne peut être connue que comme particulière alors qu’elle obéit à des lois générales?
Roscelin à la fin du XIème siècle par sa position nominaliste, dont il est l’initiateur, faisant des universaux des noms, introduisit donc la dialectique dans la théologie: la Vérité n’est plus révélée, mais fruit d’une réflexion. En 1108, Pierre Abélard (1079-1142) qui est allé suivre l’enseignement de Roscelin à Compiègne, va alors s’élever publiquement contre la thèse inverse du réalisme[4] qui s’origine de la philosophie platonicienne et que professe à Paris son maître du moment, Guillaume de Champeaux, écolâtre réputé de l’École du Cloître de Paris. Guillaume reconnaît une existence réelle et substantielle aux universaux (réalisme des idées platoniciennes). Pour lui, le genre, l’espèce ont une réalité propre, métaphysique; ce sont des archétypes, des Idées à partir desquelles se forment matériellement les individus. Ils ne sont pas de simples mots. Ils précèdent la chose en sa manifestation particulière, sa ‘formalisation’. Les réalistes seront aussi appelés les formalistes ou encore les modistes (de mode).
La Querelle des Universaux ainsi lancée ou du moins avivée par Abélard occupera la vie intellectuelle jusqu’à la Renaissance. Au XIIIème siècle, elle viendra se loger dans la théorie de la connaissance opposant d’un côté les partisans d’un intellect agent propre à l’âme, les nominalistes, défenseurs de l’abstraction intellectuelle, d’un autre côté, les réalistes qui font émaner de Dieu cet intellectuel actif qui irradie l’intellect passif qui, lui, reçoit ‘potentiellement’ les sensations animées par le monde (extérieur).
Pierre Abélard (1079-1142) qui a lu Boèce, traducteur d’Aristote et de Porphyre, optera dans sa dispute avec Guillaume de Champeaux pour une troisième thèse sur les universaux, une voie du milieu, le conceptualisme. C’est une nuance apportée au nominalisme: le simple nom (abstrait) devient un concept. Abélard commence par opposer au réalisme de Guillaume de Champeaux un réalisme plus réel, la chose particulière n’a nul besoin d’être précédée par une substance commune qui générerait des ‘particuliers’. Là, est le vrai réalisme que de ne reconnaître pour réel que la réalité en sa forme particulière. Mais la chose particulière étant, là, perceptible et nommable, les formes particulières dans leur être-là forment alors une généralité dans leur particularité : toutes les fleurs, tous les hommes. Elles peuvent être nommées dans leur généralité, dans leur universalité et cette nomination est un concept qui définit, cerne au-delà de toutes les particularités des choses particulières : Ainsi fleur et homme, triangle et cheval sont des concepts non de simples mots car ils sont indissociables pour la pensée de la chose à laquelle ils réfèrent et s’y réfèrent bien que l’on ne puisse pour autant doter ces concepts comme ayant une réalité propre et indépendante de la chose particulière comme le soutiennent les réalistes.
Nominaliste, Jean de Gerson (1363-1429) tente une conciliation avec les réalistes comme l’avait tenté au XIIème siècle Abélard avec son Conceptualisme. Son nominalisme le pousse comme Ockham, dans un souci d’économie intellectuelle, à ce que ne soit pas inutilement multipliées les essences sous peine de faire de Dieu un concept, à ne pas trop intellectualiser son approche qui doit rester sur le chemin de l’amour. Il n’en conçoit pas moins une substance absolue, se rattachant ainsi aux réalistes.
Son souci de conciliation le pousse plus loin jusqu’à admettre l’existence de deux réalités. La question posée dans la querelle des réalistes ou formalisants et des nominalistes ou terministes n’est autre que la question de qu’est-ce que la réalité ? Qu’elle est la réalité de l’être? Que saisit-on de la réalité d’une chose à la nommer ? Sa nomination relève-t-elle de l’être comme le pensent les réalistes lui attribuant une réalité et formalisant ainsi tous les modes d’être ? Ou n’est-elle, cette nomination, ce vocable, ce terme, qu’une représentation intellectuelle, l’idée que s’en fait tout individu de façon particulière et distincte que seule une raison, une forme d’intelligence commune peut en donner une signification commune, mais dont l’expression de cette signification reste particulière?
S’il y a d’un côté l’être de la chose, ce qu’elle est en elle-même et de l’autre son intelligibilité, ce qu’elle « devient » dans la compréhension, la préhension que nous en avons en chacun de nous, Gerson en conclut que l’être est double, qu’il y a deux réalités.
La réalité de la chose est pour nous ce que nous en connaissons à partir de notre « état d’intelligence ». Ce que reproche Gerson aux formalisants (réalistes) est de fonder une métaphysique sur les modes de l’être comme étant réels (d’où leur noms aussi de modistes) « comme si l’on pouvait connaître sans l’intelligence, raisonner sans la raison » (de Concordia Metaphysicae cum Logica). Ces modifications et les rapports que nous établissons entre les choses réelles (les universaux) sont des formes représentatives. Cette abstraction est le propre de l’intelligence non de la chose.
Dans son nominalisme modéré, Gerson reconnaît la « réalité objective » selon l’expression d’Ockham de la chose, son être dans sa transcendance comme éternellement en Dieu, Idée de dieu, un intelligible qui peut être créé. Mais cet être n’a pas d’ ‘existence’. Pour Gerson, reconnaître cette existence serait tomber dans ce qu’il combat d’abord et avant tout, dans cette « folie » qu’est Le Panthéisme d’un David de Dînant et d’un Amaury de Chartres, qui identifient le créateur et la créature, subvaluant ainsi le créateur et la créature à « l’unité de la substance », à l’Être Un (lignée commune: néoplatonisme, panthéisme, mystique rhénane, béguines). Telle était bien la crainte des réalistes tout au long de la scolastique de tomber dans cette « hérésie » : « Toutes distinctions se résument en une seule, savoir, que l’étude d’un objet en tant que réel appartient à la métaphysique, en tant que signe et surtout dans l’âme n’appartient qu’à la grammaire ou la logique. » (op. cit.)
NOTES
[1] Cour d’Éloquence Sacrée de M.N.S. Guillon, Édit.Méquignon-Harvar, 1829
[2] Le néoplatonicien Porphyre (234-310) en donnera une introduction, qui fera référence tout au long du Moyen-âge. Boèce (†604), le premier, en donnera une traduction. Porphyre pose la question des Universaux et introduit une autre classification des genres et espèces (de la substance aux individus) appelée Arbre de Porphyre.
[3] L.Enjalran et pour en savoir plus http://www.cosmovisions.com/.htm
et G.-H. Luquet: http://www.cosmovisions.com/Realisme.htm
[4] Voici comment un siècle plus tard, Maitre Albert présentera, la défendant, la thèse réaliste dans son traité Intellectu et Intelligibili : "L'universel est une réalité dans les choses; s'il en était autrement, on ne pourrait rien affirmer avec vérité d'aucun objet, d'autant plus que c'est la nature de l'universel qui fait un tout des différentes parties… l'universel ne perd pas sa raison d'être dans les choses parce qu'il est plusieurs; c'est pour cela qu'il existe dans les objets hors de l'entendement ». (Cité par Xavier Rousselot in Études sur la Philosophie dans le Moyen-âge Vol. 2 P.211).
Au début du XIIème siècle les textes connus par les philosophes (théologiens) sur la logique aristotélicienne étaient ceux traduits au début du VIème siècle par Boèce qui avait aussi traduit le néoplatonicien Porphyre. Mais des textes d’Aristote (384-322 av.-c.) telsque De Anima (De l’Âme), de la Métaphysique et de la Physique auraient été également portés à la connaissance dans le second quart du XIIème siècle par les traductions directes du grec et non de l’arabe, faites par Jacques de Venise (actif de 1125 à 1147).
Ses traductions auraient circulées par centaines d’exemplaires (manuscrits) dans tous les centres intellectuels de l’Europe (Voir Annexes/Traductions Latines aux XIIème et XIIIème Siècles des Auteurs Grecs et Musulmans.)
L’historien Sylvain Gougenheim, défenseur de cette thèse[1] soutient, et c’est ce qui se produira pour la redécouverte de Platon au XVème siècle en Italie[2], que les textes grecs leurs sont parvenus par les lettrés grecs et byzantins réfugiés en Occident. Ce qui pourrait être le cas de Jacques de Venise. La diffusion de ses traductions se serait faite à partir de l’Abbaye-du Mont-Saint Michel, et à laquelle aurait contribué l’érudit Jean de Salisbury (1115-1180) versé dans l’histoire de l’antiquité grecque et enseignant à l’École de Chartres. S’il ne remet pas en cause la véracité des traductions ultérieures d’Aristote, commencées quelques décennies plus tard en 1157 par Gérard de Crémone à partir des manuscrits arabes de la bibliothèque de Tolède, S. Gougenheim minimise de fait par chronologie interposée, la primauté jusque-là accordée aux traductions d’Aristote en Arabe comme ayant permis la réintroduction de la pensée et de la méthode du philosophe grec dans la réflexion chrétienne d’Occident. Certains travaux d’autres historiens comme ceux de Raymond Le Coz[3] l e confirmeraient, en relativisant la connaissance que les philosophes arabes pouvaient réellement avoir du grec. Par ailleurs, selon ce que rapporte Rigore (ou Rigord), historien de Philippe-Auguste (1165-1223), de petits traités de métaphysiques attribués à Aristote avaient été ramenés de Constantinople, et traduits du grec en latin, et circulaient dans les écoles de Paris. Ces traités furent brûlés et leurs lecteurs menacés excommunication (voir 1100/ A l’origine du Béguinage/ David de Dinant).
Il est à noter qu’en 1229, les étudiants, les clercs se mirent en grève
et firent du ‘sitting’ sur la grève (d’où l’expression) de la Seine, à hauteur de l’Hôtel-de-Ville actuel, particulièrement animée par l’activité du fleuve. La cause étant l’introduction des textes d’Aristote dans l’enseignement.
Les médiévistes traditionalistes se sont élevés contre cette thèse considérant qu’il ne fallait pas accorder plus d’importance qu’il ne se devait au travail de Jacques de Venise dont on sait peu de choses. Remettant en cause le rôle qu’aurait joué l’Abbaye du Mont Saint–Michel, ils font toujours prévaloir l’antériorité des traductions de Gérard de Crémone (1114-1187). La polémique, à ce jour n’est pas close, car elle pose la question de la continuité ou non de la pensée occidentale des grecs de l’Antiquité aux chrétiens du Bas Moyen-âge donc sans rupture et donc sans ‘détour’ par l’islam. Rappelons simplement que les traductions de Boèce du VIème siècle n’étaient pas ignorées de l’université médiévale même si elles ne représentaient qu’une partie très réduite de l’œuvre du disciple de Platon qui, lui-même, comme les néoplatoniciens, n’a jamais été oublié.
Il est une autre voie, la voie mystique, par laquelle la tradition grecque ne fut pas ignorée des clercs du XIIème siècle. Au IXème siècle, le roi Charles le Chauve avait chargé Jean Scott Érigène (800/15-876) de (re)traduire Denys l’Aréopagite (Pseudo-Denis), un chrétien mais de formation néoplatonicienne comme ses maîtres de l’École d’Alexandrie du tout début du christianisme, le gnostique Clément et son élève 0rigène, tous deux grecs, fortement eux-mêmes imprégnés de l’œuvre de Plotin.
Le rayonnement du Pseudo-Denys au travers de ce que l’on a appelé le corpus dionysiacum, première véritable somme théologique avant celle de Saint Thomas d’Aquin, fut considérable tout au long du Bas Moyen-âge. Il n’est sans doute pas exagéré de dire que les fondamentaux de sa doctrine sont ceux-là mêmes de la mystique médiévale. Des notions d’ordre processionnel comme le flux et le reflux de Dieu se retrouvent chez les maîtres de l’École Rhénane du XIVème siècle.
Jean Scott traduisit aussi Grégoire de Nysse, Père de l’Église, lui aussi plotinien convaincu qui s’efforça à une ‘fusion’ de la pensée grecque et de la vérité révélée chrétienne. Scott traduisit également une œuvre de Maxime le Confesseur (580-662), commentateur apologétique de Denys et par qui Denys devint le grand initiateur de la mystique orthodoxe qui lui doit entre autres la pratique de l’hésychasme (recueillement intérieur, méditation basée sur l’oraison permanente et le contrôle et la direction du souffle sur le cœur).
La pensée néoplatonicienne de l’École d’Athènes constitue l’autre courant de pensée avec l’aristotélisme, qui traverse tout le Moyen-âge. Nous la retrouvons chez Saint Augustin aussi bien que chez les franciscains Alexandre de Halès, Saint Bonaventure ou Raymond Lulle.
En ce qui concerne la pensée musulmane médiévale, si l’accent est traditionnellement mis sur son apport à la pensée chrétienne par la transmission des textes traduits (!) d’Aristote et par les commentaires qu’en ont faits ceux que l’on appelle alors les ‘péripatéticiens’, il est à noter qu’Avicenne (Ibn Sînâ, 980-1037) l’une des lumières de l’islam, l’un des ponts entre Grèce Antique (bien qu’il ne soit pas un musulman hellénisant bien au contraire) et chrétienté médiévale, est, contrairement à d’Averroès, plus influencé dans sa démarche mystique par le néoplatonisme en particulier par le Plotin (IIIème siècle) des Ennéades que par la métaphysique aristotélicienne.
La découverte de textes nouveaux mais non forcément d’auteurs nouveaux par les traductions ne se limite pas aux textes philosophiques. Dès la fin du Xème siècle, par la Sicile normande, plaque tournante linguistique, des échanges culturels importants entre l’Europe Occidentale, l’Empire Byzantin et la Grèce s’étaient établis, nourris par la curiosité nouvelle pour les textes scientifiques et médicaux des grecs anciens et des musulmans. Au XIIème siècle, si Platon est traduit, Ptolémée et Hippocrate le sont aussi; Si Aristote est traduit, le sont aussi le savant et philosophe ouzbek Avicenne (Ibn Sînâ 980-1037), et le soufi de Bagdad, Al Ghazâlî (1058-1111), lui-même influencé par la philosophie grecque mais aussi par l’ascétisme chrétien des Pères du Désert. Gérard de Crémone à partir de 1157 traduit les grecs Aristote, Ptolémée et Hippocrate. Il est aussi le premier à introduire la connaissance de la psychothérapeutique et de la science musulmane en traduisant les ouvrages que leur ont consacré outre Avicenne, l’Iranien Rhazès (Al-Rhazi 845-925) et l’Irakien Al-Kindi (IXème siècle).
Dans le second quart du XIIème siècle, Jacques de Venise traduit la Physique et la Métaphysique d’Aristote. Au milieu du siècle, le Grec Henri Aristippe, chancelier du Royaume de Sicile (normande) traduit dans les années 1160, deux dialogues de Platon, Phédon et Ménon et le Livre IV des Météorologiques d’Aristote. Au milieu du siècle toujours, Avendauth (David le Juif, Jean de Séville?), actif entre 1140 et 1166, traduit d’Avicenne Le Livre de la Guérison, et d’ Averroès De Separatione Primi Principii. (Certaines sources pour cet ouvrage attribuent la traduction à Alphonse, lui aussi de l’École » de Tolède). Les commentaires sur Aristote par Averroès, entre autres sur De Anima, Physica et Métaphysica, ne seront traduits que plus tardivement au début du siècle suivant par le philosophe scolastique Michel Scot (1175-1232) que l’on rattache à ce que l’on a appelé l’École de Tolède mais qui n’en était pas une à proprement parler. La fondation de l'École de Tolède par Raymond de Sauvetat, archevêque de Tolède de 1125 à 1152, censée avoir réuni des traducteurs des quatre coins de l'Europe est de nos jours remise en cause. Tolède n'en était pas moins un centre culturel important où vivaient les mozarabes, chrétiens de langue arabes. Par cette conquête, les bibliothèques arabes leurs furent ouvertes. Les traducteurs de l'entourage de l'évêque ont œuvré à leur découverte mais parmi bien d'autres
[1] Sylvain Gougenheim Aristote au Mont Saint-Michel : Les racines grecques de l'Europe chrétienne, essai, Édit. du Seuil. 2008
[2]Non réfugiés mais invités, les philosophes grecs comme Jean Argyropoulos (1395-1487) enseigneront à Florence, Padoue, Vérone et autres cours de la Péninsule. Ce nouvel enseignement marque le début de la Renaissance Humaniste. (Voir Renaissance/Littérature.Littérature Italienne/ Naissance de l'Humanisme).
[3] L'historien des religions, Raymond le Coz, a rappelé dans ses ouvrages le rôle joué par les communautés chrétiennes au sein du monde musulman entre autres au plan médical mais pas seulement. Par ailleurs , il est à noter que les grands penseurs musulmans , ne connaissant pas ou mal le grec, commentaient les ouvrages d’Aristote à partir des traductions en arabe qui auraient dû se faire à partir non seulement d’une formation spécifique à la pensée grecque mais aussi avec une formation propre à la pensée musulmane. Autrement dit, ces traducteurs arabes que l’on ne connaît pas, sûrement des intellectuels, auraient été à même de commenter par eux-mêmes Aristote pour en avoir saisi la terminologie… ?
Pierre Abélard - Héloïse d'Argenteuil - Pierre Lombard - Gilbert de La Porrée - Alain de Lille
Pierre Abélard ou Abailard (1079-1142), vivant de nos jours, aurait l’image de ‘l’intellectuel’ passant sur les médias télévisuels au ‘20h’ pour son dernier bouquin ou sa harangue contre telle ou telle académie littéraire. Il serait de nos jours une star médiatique à l’image de certains contemporains adulés par certains, vilipendés par d’autres, suscitant toujours la réaction. Créateur, énergique, querelleur, intègre, passionné, aux convictions ardentes, il est « moderne » tel que nous l’entendrions aujourd’hui parce que rebelle, indépendant d’esprit, en situation toujours précaire, itinérant, traînant derrière lui groupies d’escoliers d’écoles en écoles. Auteur aussi d’iconoclaste chansons pour ces clercs soiffards qu’étaient les Goliards (Voir Littérature du Moyen-âge), telles qu’on en trouve les paroles dans les nombreux volumes du Carmina Burana.
Saint Bernard (1090-1153) reprochait à Abélard dans son approche de la vérité chrétienne, pour lui vérité forcément révélée, d’user de concepts philosophiques, en l’occurrence les concepts païens hérités d’un Aristote redécouvert mais aussi d’un Platon dont on connaissait au moins le Timée. Il le fit condamner par une assemblée d’évêques à Sens en 1140. Abélard sur le chemin de Rome trouva refuge auprès de l’Abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui lui obtint la levée de ses condamnations. A Cluny (Bourgogne), Abélard écrira son œuvre ultime, Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum avant de mourir deux ans plus tard. Quelques temps après, à la demande d’Héloïse, Pierre le Vénérable fera exhumer son corps et l’accompagnera en personne au Paraclet, monastère qu’elle avait fondé en 1129 près de Paris. Héloïse se fera enterrer à ses côtés vingt ans plus tard. En 1917, la Mairie de Paris fera transporter leurs restes au cimetière du Père-Lachaise.
Tout au long de sa vie Abélard s’était épuisé dans l’étude, connaissant des moments de dépression. Il avait dû pérégriner d’écoles en écoles qu’il avait fini par fonder lui-même en monastères. De Melun à Corbeil, de Laon à Paris, de Saint-Denis à Vannes, de Nogent/Seine (Paraclet) à Cluny, son enseignement attirait les ‘écoliers’, tout en suscitant la réprobation de maîtres comme Guillaume de Champeaux de l’honorable École -Abbaye Saint Victor de Paris ; honorable école dont le rayonnement dans toute l’Europe sera particulièrement le fait de deux grandes figures: Hugues de Saint Victor (1096-1141) et Richard de Saint Victor (1110-1173), ce dernier considéré comme un des fondateurs de la mystique occidentale.
Abélard n’a jamais rien fait pour attirer l’approbation et encore moins la sympathie des écolâtres (ceux-ci enseignaient et organisaient l’enseignement de leurs écoles). Il commença dès sa première venue à Paris pour censément y recevoir l’enseignement de Guillaume de Champeaux par déclencher contre lui la Querelle des Universaux.
En 1110, il quitte l’École St Victor pour monter sur le Mont Sainte Geneviève créer sa propre école de théologie, tout en poursuivant sa dispute avec son ancien maître réaliste. Il commence à commencer à enseigner la théologie et la scolastique.
En 1113, il se rend à Laon pour écouter Anselme (1050-1117). Anselme de Laon est alors réputé dans toute l’Europe pour ses commentaires sur les textes sacrés (Saint Paul, psaumes.., apocalypse), qui font autorité et qui sont devenus des modèles d’exégèse par leur concision et leur clarté. Anselme est aussi reconnu pour son travail de collection et de classement des textes des Pères de l’Église, préfigurant ainsi la méthode d’enseignement que le Piémontais Pierre Lombard (1100-1160) exposera dans son Livre des Sentences (1152). Anselme finira par chasser Abélard de son école, tant celui-ci l’aura critiqué allant jusqu’à dire de lui que c’était « un arbre toujours plein de feuilles mais sans jamais de fruits », autrement dit que sa pensée était stérile. (voir aussi /Le Conceptualisme d’Abélard, Pge 200)
Chassé de Laon, de retour à Paris, Abélard devient le brillant maître de théologie de l’École de Notre-Dame qu’il restera dans les mémoires. Trois ans plus tard, en 1116, il connaît le grand amour et le grand malheur de sa vie, Héloïse (1092-1164), dont il devient le précepteur après avoir été le professeur de cette belle écolière. Pitch moderne: la belle étudiante qui tombe raide dingue de son prof de fac qui n’en pince pas moins. Leur passion est charnelle. Héloïse ne tarde pas à être enceinte. Abélard enlève la belle et l’emmène sur ses terres natales de Bretagne, près de Nantes où naît un fils.
Mais la belle n’a que 17 printemps et surtout, c’est une aristocrate, nièce du peu amène Fulbert, frère de sa mère qui avait confié à celui-ci son éducation. Héloïse est probablement la fille illégitime du sénéchal[1] de France, Gilbert de Garlande dit le Païen, frère d’Étienne de Garlande qui avait invité quelques années auparavant Abélard a créer son école sur le Mont Sainte Geneviève. Sur les instances de son oncle, Héloïse laisse son fils aux soins de sa belle-famille et revient au couvent d’Argenteuil où elle a été élevée. Fulbert oblige les amants à se marier pour prétend-il préserver la carrière d’enseignant d’Abélard, mais en cette année 1117, pour laver cette ignominie, Fulbert fait castrer Abélard accusé par ailleurs dans la cabale montée contre lui d’être tout à la fois moine et époux.
Héloïse entre dans les ordres à Argenteuil. Elle deviendra en 1129, Abbesse du Monastère du Paraclet, près de Nogent en Champagne qu’elle fonde en lieu et place de l’ermitage qu’Abélard avait créé en 1122 comme centre d’enseignement. C’est dans un esprit semblable que moins d’un siècle plus tard Saint François installera à San Damiano, près d’Assise, Claire qui fondera l’Ordres des Pauvres Dames (les Clarisses, 1212). Héloïse instaure au Paraclet (autre nom du Saint Esprit en tant qu’intercesseur) une règle approuvée par le pape, qui servira de modèle aux monastères de femmes de son époque. L’érudition, l’enseignement et la pratique de la musique vocale font partie des principaux centres d’intérêts des professes (qui ont prononcé leurs vœux).
Les lettres qu’Héloïse adressa à Abélard ont forgé la légende des amants éternels comparable à celle de Tristan et Yseult. Elles font surtout entrer leur auteur dans l’histoire de la littérature européenne comme première femme de lettres, au deux sens du terme. Créatrice du genre épistolaire, poétesse, musicienne, érudite, versée dans les arts libéraux, qui étonna l’ Abbé de Cluny,Pierre le Vénérable par son savoir, Héloïse est aussi sans doute la première en occident à avoir œuvré pour la reconnaissance de l’égalité intellectuelle et de droit entre homme et femme. (Voir Littérature du Bas Moyen-âge)
L’importante place que tient Le Livre des Sentences de Pierre Lombard (1100-1160), chanoine à L’École de Paris, tient moins à l’originalité de la pensée de son auteur, qui s’en tiendra à la ligne traditionnelle augustinienne, tout en émettant certains points de vue tout à fait nouveaux (Dieu est amour, aimer, c’est être Dieu), qu’à l’originalité qu’il apporte à l’enseignement théologique.
Ce qu’il propose de nouveau est en quelque sorte un cursus d’études qu’il expose dans son Livre des Sentences en 1146 (ou 1152 ?). Il s’agit en quelque sorte d’un programme universitaire traitant des vérités chrétiennes de manière organisée : de Dieu (puissance et nature de la divinité), de la Création (la création, la créature, son rôle), du Salut (vertus et morales) et de l’Eschatologie (fins dernières, au-delà de la mort). Le Sic et Non (Oui et Non, 1123) d’Abélard qui, comme le travail d’Anselme de Laon, préfigure les Sommes à venir, ne fut pas sans influence sur la méthode adoptée par Lombard.
A partir d’un total de 182 sentences des Pères de l’Église (Gérôme, Ambroise, St Hilaire ou encore Jean Damascène appartenant au christianisme oriental) et s’appuyant sur des milliers de références aux œuvres d’Augustin[2], il a constitué une doctrine chrétienne, la doctrine orthodoxe (juste) et traditionnelle de l’Église.
Ce livre constitua à partir du 4ème Concile de Latran[3] en 1215, une référence obligée dans l’étude théologique tout au long du Moyen-âge et jusqu’à Luther. Un commentaire du Livre des Sentences était indispensable à l’obtention du titre de Maître en Théologie. Seule, lui fera ombre la Somme Théologique (1266-73) de Saint Thomas d’Aquin.
Gilbert de La Porrée (1076-1154) ou de Poitiers d’où il est originaire et dont il fut l’évêque, suivra un parcours d’études classique en son temps, comparable à celui d’Abélard, allant d’une école l’autre : de l’École de Chartes de tradition platonicienne (le Timée) et pythagoricienne où enseigne Bernard de Sylvestre (1075-1126) - Bernard de Chartes y enseignera plus tardivement- à l’École de Laon où enseigne Anselme de Laon (1050-1117) dont la glose sur l’Écriture Sainte fondera une nouvelle didactique en usage tout au long du Moyen-âge.
Gilbert de la Porrée est un réaliste dans la tradition néoplatonicienne d’un Proclus. En cela rien ne le singularise de la majorité des théologiens du XIIème siècle si ce n’est que son réalisme se teinte de déterminisme (ou nominalisme) en ce sens que la chose se constitue à partir des universaux qui la rendent intelligible à l’esprit, mais pour autant ces universaux n’ont de réalité qu’au travers de la chose. Là encore, il ne faisait pas preuve d’une originale originalité puisque Abélard ou Roscelin à la même époque nuançait de même leur réalisme.
En 1147, à l’instar de Roscelin, de la Porrée fut accusé du trithéisme [4] qu’induisait son œuvre. Il ne fut pas condamné pour hérésie mais à l’occasion du Concile de Reims, il apparut nécessaire de réaffirmer la non différence entre Dieu et la divinité. Son œuvre majeure est De Sex Principiis (Des Six Principes).
de La Porrée hissa sa position au plan théologique. Si dans la chose, l’être, il y a du particulier et de l’universel, au plan (divin) de l’être absolu, la distinction doit être faite entre le Dieu Trinitaire (Père, Fils et Saint esprit) et leur essence commune, divine. De La Porrée faisait ainsi une distinction entre Dieu et la divinité (divinitas), distinction qui sera un des fondamentaux de la Mystique Rhénane. Le Symbole d’Athanase (298-373), prière admise par toute la chrétienté, récitée encore à certains offices, ne semble pas dire autre chose: « … sans confondre les Personnes ni diviser la substance : autre est en effet la Personne du Père, autre celle du Fils, autre
celle du Saint-Esprit ; mais une est la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »
La substance divine, l’ousia transcende les hypostases[5].
Faisant resurgir l’ancienne tradition chrétienne que véhiculait Denys l’Aréopagite (Pseudo-Denis) avec la notion du Dieu « pur néant », de la Porrée ouvre la voie à la doctrine de la déification de l’âme selon les Béguines Hadewijch d’Anvers et Marguerite Porète au XIIIème siècle et que Maître Eckart traduira par les notions de Grunt (ou Grund, Abgrunt) ou d’« étincelle de l’âme ». Déification de l’âme à entendre comme véritable Enosis (Ενωσις) (et non apothéōsis, apothéose, montée en gloire du saint), être en unité. Cette notion d’unité (Enosis) employée par Plotin dans l’Énéide a été reprise par le néoplatonisme chrétien. Après une transition par la voie noétique (de la pensée, par l’intellect) l’âme dans un abandon total (gelassenheit, lâcher-prise) est absorbée en Dieu, en sons essence. Réintégration en termes védantiques, unicité de l’âme et de Dieu, enosis en termes chrétiens.
La vérité divine est une et indivisible : unicité, enosis ultime des êtres réels. Cette doctrine de l’enosis est illustrée par la célèbre sentence du Père de l’Église, Saint Anastase d’Alexandrie (298-373) que Guillaume de Saint Thierry, ami de Saint Bernard avait reprise, « devenir par la grâce ce que Dieu est par nature » .
La théosis a conservé dans la Tradition orthodoxe le sens de participation à la Vie divine. Pour la Tradition catholique, elle a le sens de salut et de son cheminement. Pour l’une comme pour l’autre, le Fils incarné est le pivot de cette théosis qui est dans un cas comme dans l’autre une com-union de l’âme à Dieu. De même que Dieu s’est fait homme, Il fera de l’homme Dieu, non pas en essence (enosis) mais à Sa pleine image (théosis).
La théosis apparut très tôt dans le corps de doctrine chrétien, puisque c’est une notion grecque et que la chrétienté a puisé son arsenal doctrinal et conceptuel dans la pensée païenne. Mais cette (forme de) déification de l’âme n’a jamais été franchement prônée par l’Église car la participation directe du fidèle à la Vie divine par l’incarnation exemplaire du Fils tendait à minimiser l’importance des œuvres mais surtout des sacrements nécessaires au salut et donc l’indispensabilité du clergé. Elle présentait aussi l’inconvénient soulevé par Roscelin que si le fidèle accède à la Vie divine par le Fils incarné, l’indissociabilité trinitaire de l’unité divine voudrait que le Père se soit incarné avec le Fils.
L’Église se trouvait devant un dilemme qui l’amena à devoir elle aussi régler la question de l’individuation. Comment le Dieu trinitaire, celui des trois hypostases du Père, du Fils et du Saint esprit, pouvait tout à la foi être un et distingué, le Père engendrant le fils et produisant le Saint Esprit si ce n’est en distinguant (dissociant) justement le Dieu accessible aux hommes par ses attributs, en ses puissances, de l’essence divine, l’ousia (essence en grec) dont Saint Augustin fera l’une des notions clef de sa doctrine, et la théologie moyenâgeuse de même à sa suite. Maitre Eckart la désignera par le terme de déité (Gotheit).
« ….l’incarnation de Dieu, faisant de l’homme un dieu au même degré que Dieu lui-même est devenu homme… Laissez-nous devenir l’image du Dieu unique, ne portant rien de terrestre en nous-mêmes, afin que nous puissions côtoyer
Dieu et devenir des dieux, recevant de Dieu notre existence comme dieux ». (Maxime le Confesseur, ca. 580-662)
Alain de Lille (1128-1194 ou 1202?), historien et naturaliste, était reconnu aussi de son temps comme poète - on lui doit essentiellement des Lamentations sur la Nature- et théologien dont les Règles de Théologie (1192) ne furent ignorées d’aucun des scolastiques des XIIème et XIIIème siècles.
On garde quelques traces de son passage en France et en Belgique voire en Angleterre où nommé, en 1186, abbé de Tewkesbury, il aurait écrit une vie de Saint-Thomas de Cantorbéry. Il a pu accompagner l’archevêque de Cantorbéry au concile de Latran de 1179 qui jeta l’anathème sur les cathares. Il fut maître ès arts, puis maître de théologie à Paris. Il enseigna ensuite à Montpellier avant de se retirer à l’Abbaye de Cîteaux comme convers. Il y meurt à la date fort probable de 1202. Il a été longtemps confondu avec Alain, évêque d’Auxerre, natif aussi de Lille.
Il doit son surnom d’Alain le Grand ou de Docteur Universel à son immense savoir. Il n’aura pas eu le rayonnement de ses contemporains, Gilbert de la Porrée et Thierry de Chartres dans l’entourage desquels il gravita, mais son intérêt pour la nature en font un des premiers scolastiques à vouloir replacer l’homme dans son rapport au monde.
Dans son traité, Theologiæ Regulæ, à partir de sa lecture des Analytiques d’Aristote et selon le modèle proposition-argumentation du fameux Liber des Causis de Proclus, il traite de cent vingt-cinq aphorismes théologiques. Il tente par eux comme il le fera aussi dans son Traité contre les Hérétiques (Tractatus contra haereticos), de convaincre les hérétiques du bien fondée de la foi chrétienne avec des arguments rationnels, et en proposant d’appliquer à la théologie les règles relatives aux arts et à la nature. Néanmoins, il demeure fidèle au courant du mysticisme de l’École de St Victor de Paris, réfractaire à la nouvelle scolastique, et fidèle à l’École de Chartes, à sa tradition platonicienne défendue par un Gilbert de la Porrée, un Jean de Salisbury ou encore un Thierry de Chartres.
Dans son De Fide catholica contrà hæreticos sui temporis, præsertim Albigenses, libri quatuor « Alain réfute une à une les erreurs des Albigeois et des Vaudois ».
Souvent nommé l’Encyclopédie pour les connaissances exposées nécessaires à la vertu, son poème Anticlaudianus[5](1182-83), est une satire allégorique sur le vice en 6000 vers, représentative du genre psychomachique. Elle évoque de manière métaphorique le perfectionnement de l’homme par la nature.
Les Plaintes de la Nature (Liber de plancia naturæ, contra Sodomiæ vitium 1160-70) dans lequel la Nature visite en songe le poète pour se plaindre des outrages qui lui sont fait par le vice et la luxure
« est un prosimètre [texte où alternent vers et prose] comme les ‘Noces de Mercure et de Philologie’ de Martianus Capella [cette forme brillera encore dans La Vie Nouvelle de Dante]. Pleine de jeux d’esprit et de recherches techniques, c’est une œuvre de théoricien de la littérature, où la forme allégorique sert à la réflexion philosophique». (Jean-Pierre Bordier, Encyclopædia Universalis/ Alain de Lille).
Drame, Mystères et Farce Jean de Meung s’en serait inspiré pour son augmentation du Roman de la Rose.
Alain est aussi l’auteur du célèbre poème, Rhythmus alter, quo graphice natura hominis fluxa et caduca depingitur inclus dans son De Incarnatione Christi Rhythmus perelegans, auquel on donne le plus souvent pour titre son premier vers Omnis Mundia Creatura, yexyes, poème sur l’insondable mystère de la Création qui dépasse toutes nos modes d’accès de connaissances.
Sa poésie ne manque ni d’élégance ni d’esprit. Son Sermon sur la Sphère Intelligible influencera Nicolas Cues (1401-1464) dans sa nouvelle cosmogonie.
[1] Sénéchal: Noble et officier de haut rang attaché au service personnel d'un suzerain.
[2]Véronique Decaix in Dietrich de Freiberg sur les traces d'Augustin, Comptes rendus des travaux d’A. Colli. https://methodos.revues.org/2926§ 6.
[3] Latran (Rome) vit se tenir cinq conciles>1123 : Clôture définitive de la Querelle des Investitures entérinant le concordat de Worms (1122>1139): Réforme Grégorienne confortée> 1179: Élection du pape à la majorité au 2/3 et anathème sur les Hérésies notamment cathare> 1215:Notamment l'établissement du dogme de l'eucharistie établissant par transsubstantiation la présence réelle du Corps et du Sang du Christ dans pain et du vin, l'obligation de la communion pascale, l'obligation pour tout nouvel ordre religieux d'adopter une règle préexistante, ce qui concerne en premier lieu les ordres mendiants de St François et Saint Dominique, nouvellement fondés> 1512 à1517: long mais sans conséquences.
[4] Ou antitrinitarisme ou unitarisme : L’unitarisme considère que Dieu est UN mais refuse sa ‘déclinaison’ en trois hypostases. Stricto sensu, les unitaristes ne sont pas hérétiques selon à quel degré l’on considèrent leur doctrine. Leur conception d’un Dieu Un n’est pas théologiquement formellement opposée à celle du Dieu unique de la tradition chrétienne issue du Concile de Nicée. Mais implicitement, cette unitarisme rejette tout forme d’’expression’ de l’Un en trois personnes. L’antitrinitarisme occupera une place non négligeable dans le courant de la réforme au XVIème siècle. Pour l’avoir défendu, Michel Servet, selon la volonté de Calvin, sera envoyé au bucher.
[5] En 325, le Concile de Nicée établira l'orthodoxie de la foi chrétienne en proclamant la croyance en un Dieu créateur, en son fils engendré et de même substance ("consubstantiel au Père") et en le Saint-Esprit. Ousia, (essence) et hypostase (substance) avaient la même acception. Mais, il a été rajouté (dans la pratique) au Credo issu de ce concile que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Ce qui créa une problématique connu depuis sous le nom de La Question du Filioque (du Fils). Il s'agit de savoir si le Saint-Esprit (que Saint Jean sous la plume de St Jérôme, appelle le Consolateur, le Paraclet) procède du Père seul ou du Père et du Fils (Filioque).
Selon la doctrine du Filioque, le Saint –Esprit procède du Père de façon "immédiate", et du Fils de façon "médiate". Le Fils joue un rôle de médiateur dans la procession Père-Saint esprit. «Le Saint-Esprit, écrit Augustin, procède principiellement [principaliter] du Père et, par le don intemporel de celui-ci au Fils, du Père et du Fils en communion [communier]» Les positions divergentes entre les Églises Chrétiennes d'Orient et d'Occident furent une des causes et non des moindres de leur séparation (1054), les orientaux rejetant cette doctrine latine du filioque. Au XIVème siècle, Grégoire de Palamas (1296-1359), saint de l'église orthodoxe, s'opposait sur cette question à toutes tentatives de réconciliation des deux églises.
[5] Anticlaudianicus sive de Officio viri boni et perfecti libri novem ou Anticlaudianicus de Antirufino est intitulé Anticlaudianus, non que ce soit une réfutation du poème de Claudien contre Rufin, mais parce qu’il en est une imitation en sens inverse. Claudien suppose un complot de vices pour bannir de l’empire le règne de la vertu. Alain, au contraire, imagine un concert parmi les vertus pour chasser les vices de la terre. De tous les ouvrages d’Alain, c’est celui qui l’a rendu le plus célèbre. Il était déjàdevenu classique au xiiie siècle. (Biographie nationale de Belgique -P. F. X. de Ram-Alain de Lille-Wikisource)
Bernard de Clairvaux - Guillaume de Saint Thierry - Hildegard de Bingen -
Étienne Muret et L'Ordre de Grandmont - Joachim de Flore
Personnalité complexe et forte, initiateur du culte marial, prêchant le recueillement et l’humilité mais tout autant soutien indéfectible à la création des ordres des chevaliers combattants (Templiers et Hospitaliers), appelant à la deuxième croisade (Vézelay 1145), pourfendeur de
la théologie aristotélicienne, pourchassant Abélard, qu’il fit condamner en 1140 à Sens par une assemblée d’évêques, conseiller autoritaire des papes et des rois, s’insurgeant contre les Esthéticiens et leur chef de file l’Abbé Suger (Basilique de St Denis), et encourageant a contrario le dépouillement de l’Art Roman, fondateur de nombreux abbayes dont Clairvaux et Fontenay, canonisé seulement vingt ans après sa mort, Bernard de Fontaine (1090-1153) marqua son temps d’une empreinte que peu de personnages, politiques ou spirituels, ce qu’il a été tout à la fois, peuvent de toute époque revendiquer. L’histoire de sa vie renvoie à l’histoire culturelle, spirituelle, politique de la première moitié du XIIème siècle et au-delà, car son rayonnement s’étendit tout au long des siècles suivants.
Bernard de Clairvaux était issu d’une famille aristocratique relativement modeste. Son père, Tescelin Sorrel, était chevalier du Duc de Bourgogne. C’est à vingt-trois ans qu’il choisit la vie régulière. En 1112, il entre à l’Abbaye de Cîteaux dont l’abbé est alors le célèbre Etienne Harding. Sous son impulsion, son père, ses cinq frères et sa sœur se voueront également à la vie monacale après qu’il a fondé en 1115 l’Abbaye de Clairvaux. Au plan artistique, il défendra la ligne la plus stricte de l’Art Roman Cistercien
Lorsqu’il meurt à l’âge de 63 ans, de par son rayonnement spirituel, Cîteaux a fondé 500 abbayes-filles, à Clairvaux vivent plus de 700 moines. Il a personnellement fondé 72 monastères dont 35 en France, 14 en Espagne, 10 en Angleterre et en Irlande, 6 en Flandre, 4 en Italie, 4 au Danemark, 2 en Suède, 1 en Hongrie. Il sera canonisé moins de 20 ans après sa mort.
Si son action a impacté le siècle dans tous les domaines, politique, religieux, artistique, c’est sa vie intérieure qui l’a guidé. Il prononça quelques trois cents sermons, notamment sur un de ses thèmes de prédilection, le Cantique des Cantiques, et il a entre autres écrit des élévations sur l’Évangile de l’Annonciation, de célèbres homélies sur le Missus Est. Il a consigné par la suite sa vision intérieure dans trois traités: Traité de l’Amour Divin, Sur la Grâce et le Libre Arbitre et Des Degrés de l’Humilité et de l’Orgueil. Sa correspondance d’environ quatre cent cinquante lettres est un apport direct à la compréhension de sa pensée et de son temps.
Saint Bernard est un socratique chrétien avant l’heure, en avance sur les spirituels du siècle suivant quand il écrit: « Commence à te considérer toi-même, bien plus, finis par là! ». Ce retour à soi n’est pas l’effet d’un égocentrisme mais une marque d’amour envers l’œuvre de Dieu, une démarche d’humilité qui permet de comprendre combien nous sommes livrés au péché et à la convoitise. C’est en nous connaissant mieux que nous connaîtrons mieux, plus profondément que l’amour que Dieu nous porte dépasse l’amour que nous pouvons avoir pour lui. Mais avant que cette connaissance de soi ne soit, en union à Lui, la Connaissance de Dieu, elle est d’abord une reconnaissance du miracle de la créature, le miracle et le mystère par lesquels, avant tout péché, la créature se trouve en état originel. Cet état originel se reconquiert par l’ascèse, l’éloignement de tout divertissement (au sens pascalien). Pour cela, la créature doit se reconnaître et s’accepter telle qu’elle est au premier pas de sa quête, une créature charnelle.
Cette démarche d’humilité envers soi-même, nous ouvre à la compassion, à la compréhension de la souffrance d’autrui. L’âme, comme la Vierge a reçu le Christ, dépouillée de tous les désirs charnels, de toute tentation temporelle est prête à cet Amour, à recevoir la Grâce. Ce dépouillement intérieur, c’est dans l’environnement dépouillé de toutes distractions des sens du monastère roman, que Bernard en trouve la meilleure préparation. (Voir L’Art Roman / École Cistercienne)
Le rôle de la Vierge Mère, créature qui a reçu le Créateur, qu’introduit Saint Bernard dans la spiritualité chrétienne est à l’origine de la mariologie médiévale et du culte particulier que lui vouent les cisterciens. Avant Saint Jean de La Croix, par ses commentaires sur Le Cantique des Cantique, poèmes des noces mystiques s’il en est, Bernard nous livre les clefs d’une mystique nuptiale, de ce mariage en dévotion de l’âme et de Dieu, de cette union en Dieu par Dieu.
Guillaume de Saint-Thierry (1085-1148) fut le fidèle compagnon de Bernard. Il sera l’élève d’Anselme de Laon (1050-1117) dont la glose sur l’Écriture Sainte fondera une nouvelle didactique usitée tout au long du Moyen-âge. Sur l’injonction de Bernard, il devra occuper la charge d’Abbé de l’Abbaye de Saint Thierry, abbaye bénédictine féminine fondée par Thierry du Mont d’Hor au VIème siècle.
Adversaire des thèses d’Abélard, il écrit une Dispute contre lui, Disputatio adversus Petrum Abælardum. Et avant que ne soit débattu par les scolastiques du siècle suivant, la question de la place et du rôle de l’âme en l’homme, extérieure ou non à Dieu (Voir, Ordres mendiants/Théologie Versus Philosophie/ Une Notion Clé l’Intellect Agent), Thierry conçoit qu’il est possible à l’âme d’entreprendre un cheminement mystique qui la ramène d’étrangère qu’elle en est à l’origine, à sa source, Dieu.
De la Contemplation de Dieu, De la Nature et de la Dignité de l’Amour, du Sacrement de l’Autel sont d’incontournables références de la pensée cistercienne.
Hildegarde de Bingen (1098-1179) fut dès son plus jeune âge habitée de visions. Visions qui furent tout au long de sa vie ses guides vers Dieu. Abbesse, fondatrice de plusieurs monastères féminins, elle ne commence qu’à écrire « ce qu’elle voit et ce qu’elle entend » qu’à l’âge de 43 ans. Malgré ses doutes, encouragée par Saint Bernard et même par le pape à continuer d’écrire après un premier traité sur ‘les voies du Seigneur », elle laissera une œuvre impressionnante par son volume mais surtout par sa profondeur. Les visions et auditions qu’elle transcrit ne proviennent pas d’un état d’extase comme par exemple Sainte Thérèse d’Avila selon Mme Ancelet-Hustache. Elles se présentent à elles comme des hallucinations auditives et visuelles perçues dans un « nuage lumineux » ; en état donc de conscience ‘ordinaire’ (non altéré).
« Je contemplais alors dans le secret de Dieu, au cœur des espaces aériens, une merveilleuse figure ; Elle avait apparence humaine. La beauté, la clarté de son visage étaient telles que
regarder le soleil eut été plus facile que regarder ce visage. » (Livre des Œuvre Divines, 1ère vision).
Ces visions s’échelonneront en plusieurs périodes. La première période 1141-1151 est transcrite dans Scivias (Scite vias Domini). La seconde, de 1151 à 1158, est transcrite dans le Liber vitae meritorum. Liber divinorum operum pour la période de 1163 à 1174 montre comment Dieu opère en l’homme et le divinise par le Christ. L’homme ainsi touché par la grâce devient le réceptacle de l’univers.
On afflue à son monastère de Rupertsberg au bord du Rhin d’où elle écrit aux papes et aux empereurs et rois (Frédéric Barberousse, Henri II d’Angleterre) auprès de qui elle se fait tout autant habille conseillère qu’imprécatrice. Imprécatrice, elle l’est aussi face au clergé aussi bien que face aux humbles. Tout au long de ses voyages à travers l’empire germanique, dans la seconde période de sa vie, à partir de l’âge de 60ans et pendant plus de dix ans, elle exhortera l’un à la réforme, les autres à la piété.
Puis retirée en 1170 dans son couvent, c’est de toute l’Europe que l’on accourt. Elle meurt le jour qu’elle avait prédit, le 17 septembre 1179.
Hildegarde a une approche spirituelle et non scientifique de la médecine. Toujours très minutieuse, très précise dans ses descriptions, elle explique les transformations que subit le corps humain dans une purification qui englobe esprit, âme et corps. L’état de plus ou moins bonne santé de notre corps révèle celui de notre âme. Dans une démarche psychosomatique avant l’heure, elle traite de la joie, de la tristesse, de la mélancolie.
Ses indications sur l’usage des simples provient de son observation des plantes de son ‘jardin de curé’ , mais aussi de la compréhension qui lui en est donnée par visions. Par cette approche holistique, Hildegarde et ses écrits ont connu un regain de faveur à notre époque à l’occasion d’un mouvement de retour vers le ‘naturel’, le ‘biologique’, les médecines douces…
On lui attribue des guérisons par imposition des mains ou par bénédiction.
Hildegarde est aussi une musicienne. Elle a composé 77 œuvres musicales à chanter sur ses propres poèmes et un drame liturgique Ordo virtutum relatant les affres de l’âme déchirée entre vertu et péché.
Son œuvre écrite fait d’elle par son style flamboyant une inspiratrice du Dante du Paradis.
Au XIIème siècle s’était manifesté le désir d’un retour à la vie exemplaire du Christ, une exigence de fidélité à la vie même de Jésus. Vivre comme lui, non plus seulement en se pliant à une vie morale irréprochable et à une discipline monastique, mais en suivant la règle de vie qu’enseignent les Évangiles plus que les Actes des Apôtres. Étienne de Muret (vers 1045- 1124) a fondé en ce sens l’Ordre de Grandmont. Il a écrit que « la seule règle de vie est l’Évangile; C’est la règle de Jésus-Christ, plus parfaite que celle de Saint Benoît. »
En 1075, il s’installe dans le bois de Muret à Ambazac (Limousin) où il mène la vie érémitique qu’il a découverte en Italie auprès des moines calabrais. Vie d’austérité, de charité, de pauvreté qu’il partage avec ses disciples qui, de plus en plus nombreux, se joignent à lui. En 1125, l’ordre est fondé; En 1156, le pape reconnaît l’Ordre de Grandmont et ses 65 articles dont le refus de possession de terres, le refus du ministère sacerdotal, l’interdiction d’accueillir lépreux et femmes[10].
Étienne de Muret (mort à Muret, sud de Toulouse), et son ordre annonce les ordres mendiants du siècle suivant.
Joachim de Flore (1130-1202) est un moine cistercien, rigoureuxet prophétique. Fondateur de l’Abbaye Saint Jean de Flore qui comptera jusqu’à 32 filles, il est à l’origine d’un nouvel ordre, l’Ordre de Flore. Fils de notaire, il fut probablement page à la cour des Rois Normands de Sicile. Au sortir d’une grave maladie, dont il fut atteint lors de son pèlerinage en Terre Sainte et, dit–on, guéri « miraculeusement », Joachim, encore jeune, se fit moine. Il dira avoir reçu dans l’église de Jérusalem et dans une grotte du Mont Tabor (Alpes), le don de prophétie, qui lui donna « l’esprit d’intelligence pour entendre clairement les
prophéties de l’Ancien et du Nouveau Testament ». Il transcrira ses révélations dans un Commentaire sur l’Apocalypse. Et dans sa Vie de Saint Benoît et le Service de Dieu selon son Enseignement, il reformulera dans une interprétation stricte, la règle bénédictine, considérant qu’elle a été dévoyée par l’enrichissement des abbayes.
Deux autres de ses écrits, La Concordance des Deux Testaments et son Traité sur les Quatre Évangiles, inachevé, eurent un impact certain sur les générations suivantes et particulièrement sur l’ordre mendiant des franciscains dont certains Spirituels comme Gérard de Borgo, San Don niño ou Ubertino de Casale qui, intégrant son esprit prophétique, annonçaient la fin d’une église temporelle, la fin de « la grande prostituée Babylone ». Leurs écrits furent bien évidemment condamnés par Rome qui voyait toujours d’un mauvais œil le courant millénariste traverser le Moyen-âge.
L’œuvre de Joachim est tout à la fois mystique et ésotérique. Il commente les textes sacrés au moyen d’un système complexe usant de la numérologie et de la symbolique. Il annonce la venue d’un âge nouveau qui verra l’émergence d’une Église nouvelle, qui, guidée par l’Esprit Saint, répandra l’ « évangile éternel » sur terre. L’esprit Saint se manifestera dans les temps prochains, comme Le Père s’est mani- festé aux temps bibliques et Jésus, son Fils, aux temps évangéliques.
Dante le placera dans son Paradis en bonne place au « ciel du soleil » à côté d’Anselme (1050-1109/17?), écolâtre de l’École de Laon, et du « Docteur Séraphique », Saint Bonaventure (1221-1274).
Le joachinisme portera son influence jusqu’à la Renaissance. L’annonce d’un nouvel âge marquera aussi bien un esprit exalté comme l’hébraïsant Guillaume Postel (1510-1581) qu’un Corneille Agrippa (1486-1535), féru d’ésotérisme.
L’HÉRÉSIE
Les Albigeois - Arnaud de Brescia - Les Vaudois - Les Cathares
Le terme d’Albigeois est un terme générique qui regroupe un
ensemble de mouvements hérétiques qui s’étendent sur les XIème, XIIème et jusqu’au XIIIème siècles :
· Les cathares, majoritaires, très nombreux dans le Sud-Ouest et le Languedoc, mais aussi en Rhénanie. Leur place forte était Toulouse.
Ces hérésies se concentraient dans le sud–ouest de la France, dans la région d’Albi mais les régions du nord de l’Italie et de la vallée du Rhin étaient concernées. Outre des liens doctrinaires, ces hérétiques furent soudés dans et par une même répression menée par les troupes catholiques en croisades et dans le nord par la population organisant aussi de véritables croisades contre eux.
Pour avoir défendu de manière par trop ostentatoire les thèses de son maître Pierre Abélard, Arnaud (1100-1155), natif de Brescia (Plaine du Pô, Lombardie) dû quitter la France. Il se rendit à Rome où régnait un climat insurrectionnel, les sénateurs s’opposant à l’autorité du pape sur la ville. Arnaud commença par dénoncer la richesse du clergé pour en venir à rejeter le ministère du culte et donc son rôle. Frappé d’hérésie en 1139, il s’enfuit vers la Suisse et revint avec des troupes prendre la ville. Les sénateurs effrayés de voir Rome frappée d’interdit par le pape voulurent livrer Arnaud qui s’enfuit. Il fut arrêté par la soldatesque de l’empereur Fréderic II Barberousse, remis aux autorités romaines qui le firent pendre et brûlé en 1155. Ses disciples rallièrent les autres albigeois. (En savoir plus : Hervé-Masson, Dictionnaire des Hérésies, Édit. Sand 1986)
Les Vaudois tiennent leur nom de Pierre Valdo, bourgeois lettré de la ville de Lyon qui commença à prêcher vers 1160. Comme et avant St François, il abandonna tous ses biens après avoir lu un passage de St Marc sur l’abandon des biens de ce monde ou/et à la suite de la mort d’un de ses amis. Valdo eut rapidement des disciples que l’on appela vaudois, pauvres de Lyon, léonistes (de Lyon ou de léona ?) ou encore ensabatés (de sandale, symbole de la pauvreté dont ils firent à leur début le maître mot).
Quelque vingt ans plus tard, leur réappropriation de la parole évangélique se heurta à une réprobation ferme de l’Église les condamnant au silence. En réaction, ils affirmèrent que le sacerdoce était affaire du laïque dont la vie de piétée donnait l’exemple. Exit le clergé fourvoyé dans la possession de bien temporels. Ils revenaient à la Cène originelle du pain et du vin, proclamaient que l’eucharistie n’est efficiente que pour celui qui est prêt à recevoir le corps de Christ et donner tous les sacrements. Rien d’autre que ce que soutiendront les Réformés radicaux quatre siècles plus tard (Voir Renaissance/Réformes). Sous la persécution de l’autorité ecclésiastique, ils se réfugièrent dans le Dauphiné et le Piedmont et en Suisse dans la région qui deviendra le canton de Vaud. Leur persécution s’amplifia quand ils s’allièrent aux Cathares.
En 1399, certains vaudois de Suisse pensèrent trouver refuge en Provence dans le Massif du Luberon en Provence. Mais ils y furent également persécutés notamment au cours de la croisade de 1488 et le massacre de Mérindol (Vaucluse) en 1545, massacre qui s’étendit à tous les villages vaudois de la région faisant plusieurs milliers de morts.
Ils tentèrent en vain de se rapprocher des Luthériens quand le mouvement de la Réforme prit une ampleur suffisante pour être un refuge. Ce sont les Calvinistes qui les accueillirent et parmi lesquels ils se fondirent par la Confession de Foi de 1532. Une Formulation de la Confession de Foi fera suite en 1655.
On a reproché au vaudois de faire du nicomédisme [de Nicoméd], c’est-à-dire de souvent dissimuler, de faire plus ou moins œuvre de repentance, de faire semblant de rentrer « dans le droit chemin ». Ce que l’on reprochera aux Réformés voulant échapper à la répression. Ils tentèrent de survivre contre les vents et marées de l’histoire qui ne les épargnèrent pas, pas plus que les guerres de religion, Au XVIIème siècle, c’est l’armée que l’on envoyait encore contre eux, et certains s’exilèrent en Afrique du Sud après la Révocation de l’Édit. de Nantes en 1684. Il faudra attendre le XVIIIème siècle et que les territoires qu’ils occupaient en Suisse, Piedmont et Savoie, reviennent au Duc de Savoie (Traité d’Utrecht 1713) pour qu’ils puissent vivre en paix selon leur convictions.
Jean Groffier[1] présente la doctrine vaudoise basée sur deux axes, celui du bien et du mal, celui du libre-arbitre et du déterminisme. C’est une doctrine non syncrétique mais synthétique. Bien et mal ne s’opposent pas mais sont indissociables et complémentaires. Liberté et déterminisme ne sont pas antinomiques, mais l’une est accordée aux élus et aux appelés, l’autre enchaîne ceux qui « se refusent à penser au problème de l’homme… [et] pour lesquels, il n’y a qu’un fatalisme qui pèse sur l’homme. »
La Bible est le socle de leur étude et la référence de leur vie quotidienne. Très tôt, le vaudois apprend à lire pour lire et comprendre le Livre. Le Formulaire de la Confessions des Péchés qui daterait de 1126 mais dont certains historiens et théologiens mettent en doute son ancienneté, est le Pater du vaudois. Par lui, il s’adresse directement à Dieu et demande la rémission du mal. Un autre texte, La Confession de foi qui daterait, elle, de 1120, condense en quatorze articles la doctrine vaudoise qui ne reconnaît de parole que la parole des apôtres, qui se dispense en certaines circonstances de la nécessité des sacrements, qui affirme qu’il n’y a pas d’autre intercesseur entre le fidèle et Dieu que son Fils Jésus Christ. Le Catéchisme Vaudois (exactement : « Catéchisme des anciens vaudois et albigeois » ) qui daterait, mais cette date est aussi contestée, de 1100, montre une évolution de la doctrine qui en huit chapitres passe de l’affirmation de son appartenance à la foi catholique universelle à la réfutation des prêtres à donner les sacrements.Vaudois et Cathares ont en commun de rejeter l’intercession de
l’institution ecclésiale sur le chemin du Salut. Ils rejettent sacerdoce et liturgie. Prêchent la parole des évangiles en une mission apostolique. Si les vaudois s’écartent de l’Église, ils ne s’écartent pas fondamentalement de la doctrine, au contraire des cathares qui prennent des positions plus radicales comme le refus d’admettre la nature humaine du Christ qui ne serait qu’une apparence, qui de fait ne se serait pas incarné. Ils divergent également dans leur conception du Bien et du Mal, les vaudois concevant ces forces comme complémentaires, les cathares comme antinomiques (manichéisme).
Il subsisterait à l’heure actuelle quelque 150 000 protestants d’obédience vaudoise pour bon nombre en Italie du nord.
Les Cathares étaient déjà effectivement nombreux au début du XIIème siècle, au point qu’en 1119 le pape Calixte II vint prêcher à Toulouse. Lors de son premier séjour en 1203, Saint Dominique découvre une ville en pleine effervescence albigeoise. En 1206, il s’y installe avec mission de prédication. La lutte contre l’hérésie cathare sera l’une des motivations premières de son prêche. En 1208, l’assassinat du légat du pape marque le début de la répression. Le Comte de Toulouse Raymond V (1134-1194) se disait bon catholique mais trouvait toujours moyen de ne rien faire contre ses sujets. Raymond VI fut contraint de mener croisade. A la tête des croisés se trouvait celui qui garda jusqu’à sa mort en 1218 la réputation d’être invincible, Simon IV de Montfort. La croisade commença par le massacre d’environ 50000 habitants de Béziers en 1209 et se termina par la prise de la forteresse de Montségur en 1244.
Entre temps et surtout après la mort de Simon, les cathares n’allèrent pas sans succès militaires face à son fils Amaury de Montfort. Succès et reconquêtes tels que celui-ci dû faire appel au roi Saint Louis. Comte et seigneurs se soumirent au roi. Les derniers résistants cathares se réfugièrent à Montségur. Après un siège d’un an, ils annoncèrent qu’ils étaient prêts à se rendre, mais dans un suicide collectif se jetèrent tous dans un immense bûcher. Les autres qui survécurent à la répression se diluèrent dans l’espace et dans le temps. En 1229, le Traité de Meaux-Paris instaura une paix sans vainqueur ni vaincu entre le Royaume de France sous la régence de Blanche de Castille et le Comte de Toulouse Raymond VII. Certes, celui-ci dut céder la moitié de son territoire mais sa position était officiellement reconnue, ce qui lui permit ensuite de n’appliquer du traité que ce qu’il voulut bien, laissant encore mains et paroles libres aux cathares du moins jusqu’à Montségur. Des hérétiques de ce temps, seuls,
Les Vaudois eurent à connaître encore et pour longtemps la vindicte royale. Deux origines sont données au terme de cathare.
« Cathare est né au milieu du XIIe siècle sous la plume d’un moine rhénan, Eckbert de Shönau, qui les nomme ketter (sorciers adorateurs du chat) dérivé de ketzer ou katze, chat en Allemand ancien. Le théologien Alain de Lille vers 1200, dans De fide catholica le rattache au mot latin catus, “car à ce qu’on dit, ils baisent le derrière d’un chat“, accusation infamante, faite pour assimiler nos hérétiques à d’odieux adorateurs du diable, ou à de vulgaires sorciers, puisqu’au Moyen-Age, le chat était un animal diabolique. Alain de Lille n’occulte pas cependant une possible étymologie grecque, bâtie sur la racine cathar, mais uniquement parce qu’elle signifie purge, écoulement, et que les hérétiques “suintent de vices”... On est bien loin d’une idée de pureté, et jamais on s’en doute, elle n’est apparue dans un écrit “cathare”. Eux-mêmes s’appelaient “Chrétiens” ou “Bons Chré-tiens” … De même pour les mots ‘parfait’ et ‘parfaite’, employés par les inquisiteurs dans les formules hereticus perfectus, heretica parfecta, pour distinguer des simples croyants les hommes et les femmes qui, ayant reçu le sacrement d’ordination, ou consolament, étaient devenus hérétiques accomplis, au sens étymologique du mot perfectus, et sans aucune idée de perfection morale associée. Ceux et celles qui avaient reçu le consolament étaient dits Bons Hommes, Bonnes Dames, parfois simplement Chrétiens et Chrétiennes puisque, comme chez les catholiques, c’est le baptême qui fait le chrétien, en l’occurrence ici, l’imposition des mains » . (Hélène Darret, Cathare et Catharisme, http://icm.catholique.fr/istrmarseillewp-content/uploads /2017/ 01/ Cathares-catharisme-2017-01-04.pdf);
Cathare viendrait du grec ‘katharos’ qui signifie pur. De la même racine grecque que catharsis, purification. Le théâtre grec antique était cathartique: expression, évacuation des émotions de l’auditoire par le coryphée, le chœur étant l’intermédiaire. Entre eux, les cathares se seraient appelés alors les ‘bons-hommes’ et les ‘bonnes-femmes’. Mais il est probable que cette désignation ne ressorte que de la bouche des inquisiteurs dans les minutes des procès qui leurs sont intentés. Ils sont aussi appelés les manichéens.
De nombreuses sources indiquent que les adeptes de ce manichéisme occidental furent appelés par Eckbert (1120-1184), abbé de l’Abbaye de Shönau et archevêque de Cologne, cathares, autrement, dit ‘purs’. Il semblerait que le mot ‘cathare’ ait pu être dans les traductions des textes d’Eckbert, sciemment ou non substitué, à celui de ‘Ketter’.
Le catharisme est considéré par la plupart des historiens comme
une résurgence du manichéisme des derniers siècles de l’Antiquité[2]. Mani serait ainsi présent dans la doctrine cathare. Ils le fêtaient à certaines périodes de l’année, et l’invoquaient lors de l’imposition des mains.
Le manichéisme arriva dès le début du XIème siècle dans le sud de la France par ceux qui après Mani reprirent la flamme dualiste, les pauliniens à Constantinople, les bogomiles en Bulgarie et Italie du Nord. Installés aussi dans la région du Rhineland (Rhin Moyen), Eckbert, les invita souvent à débattre avec lui et notamment lors de controverses publiques.
Point d’église, point de clergé. Le ‘croyant’, le fidèle, s’il devient
un ‘parfait’ prêche ouvertement de villes en villages diffusant la doctrine par des livres manuscrits qui circulaient librement. Ainsi les cathares furent de plus en plus nombreux et fortement majoritaires dans certaines parties du Sud de la France. Deux livres utilisés contre eux par l’Inquisition[2] ont été sauvegardés: La Somme des Autorités et la Pratica. Auxquels s’ajoutent un Rituel et une Bible en langue d’Oc. Les cathares considéraient l’Ancien Testament comme l’histoire de Satan en ce (son) bas monde.
La doctrine cathare, manichéenne, est fondée sur la distinction, la séparation de Dieu, force du Bien et du Diable, force du Mal. L’un est la Lumière, l’autre la Ténèbre. Dieu le Père adopta un Fils. Le Christ et le Saint Esprit sont des hypostases qui participent du principe absolu, Dieu. D’elles procèdent pour reprendre une expression du Vedanta, les « dix mille êtres ». Le Diable aurait créé le monde de la matière et corrompu des âmes pures, les plongeant dans le monde sensible et temporel. Pour autant, l’existence d’un enfer n’est pas reconnue ne pouvant être éternel. L’homme, anticipant le modèle, corps, âme, esprit, est hylique (de hylé, matière) avec un corps de chair, psychique avec un corps mental (âme, psyché) et pneumatique (de pneuma, souffle, assimilé à l’Esprit)[3].
Quant à la pratique proprement dite, elle consiste en le consolamentum ou consolament. Une cérémonie par laquelle le croyant, l’adepte accède au grade de Parfait par la purification de son âme et s’apprête ainsi à sortir des réincarnations au moment de la mort. L’on retrouve en effet chez les cathares, qui comme les vaudois rejettent l’idée d’un purgatoire, la notion de métempsycose, plus exactement de métemsomatose, de non réincarnation du corps physique.
La cérémonie (l’initiation) consistait suivant différentes phases :
Un autre rituel tout semblable mais à la rémission des péchés d’un mourant était le Baptême du Consolé
Il est avancé que par l’intermédiaire des Templiers,une symbolique
et une certaine lignée de pensée se retrouveraient dans la Franc-Maçonnerie du XVIIIème siècle. Le Catharisme dans la seconde moitié du XXème siècle a fait l’objet d’un regain d’intérêt. Certaines communautés cathares ont vu le jour, plus ou moins affiliées à des loges maçonniques, certaines en France d’autres aux États-Unis.
Amaury de Bène[4] (ou de Chartres) et David de Dinant participent du mouvement panthéiste apparu dès le milieu du XIIème siècle. Ce mouvement prône une parfaite identité de substance entre Dieu et sa création. La dualité monde-Dieu se résorbe en une même substance. « Tout est Dieu et Dieu est tout ».
Ce mouvement se manifesta essentiellement au sein du monde universitaire. La répression qui suit sa condamnation au synode de Sens en 1210 accompagne celle lancée contre les Albigeois. Mais le mouvement se poursuivra jusqu’au XIVème siècle dans des sectes diverses. Les dominicains de Strasbourg et Cologne s’opposeront vivement à ce mouvement, notamment Maître Eckart.
[1] Présentation de la doctrine : Jean Groffier in Le Feu Ardent des Vaudois, Édisud, 1981. A noter que l'auteur donne comme date d'origine des vaudois, la fin du XIIème siècle avec Pierre Valdo, certaines sources précisant 1160; mais dans ce même ouvrage, il fait référence à des historiens protestants qui avancent les dates, bien que contestées, des premiers écrits vaudois au premier quart du siècle.
[2] L'Inquisition Médiévale est une procédure particulière du tribunal ecclésiastique instaurée par la bulle 'Vergentis in Senium' du Pape Innocent III en 1199 pour lutter contre les hérésies. Il donne pouvoir au juge d'entreprendre de sa propre initiative et non à la suite d'une plainte, une action judiciaire à l'encontre de toute personne. Dès le Concile de Latran 1179, la lutte contre les hérésies avait été décidée. Le Tribunal d'Inquisition fut un instrument particulièrement actif et efficace dans la lutte contre l'hérésie cathare. Le Pape Grégoire IX confia en avril 1233 à l’Inquisitio hereticae pravitatis de pourchasser et de condamner les hérétiques cathares et albigeois. L'inquisition Espagnole de 1478 reprendra ce modèle juridique. Le dominicain, Grand Inquisiteur Torquemada (1420-1498) s'y rendra tristement célèbre faisant brûler des milliers de juifs et de musulmans. (Voir aussi l'Ordre Dominicain / L’Inquisition)
[3] Sur ces trois notions voir, entre autres, l'explication qu'en donne René Guénon dans Le Démurge, Revue La Gnose, n° de novembre 1909.
[4] Voir aussi ci-après Amaury de Bène & Le Libre –Esprit.
A l’ORIGINE DU BÉGUINAGE
Lambert Le Bègue - Amaury de Bène et Le Libre Esprit - David de Dinant
Lambert le Bègue (1131-1177), né dans une famille modeste, « parvint au sacerdoce par des moyens illicites, suivant ce qu’il avoue lui-même »[1]. Il se consacra comme prêtre à Liège à dénoncer les abus de l’Église et à faire connaître les textes évangéliques dans la langue vernaculaire. Il attire autour de lui une audience particulièrement féminine au point qu’une première communauté de femmes se forme pour laquelle il prône une vie conforme aux évangiles (chasteté, pénitence, pauvreté). A une époque où l’hérésie albigeoise commence à monter en puissance, ce nouvel enthousiasme évangélique qui gagne les âmes simples inquiète le clergé. Lambert est arrêté, puis libéré, se rend à Rome. En 1177, le Concile de Venise le condamne. On ne sait plus rien de lui à partir de cette date que l’on donne généralement pour être celle de sa mort. La première communauté béguine à Liège, sans
doute créé en 1173 lui survivra (Voir aussi Philosophie et Spiritualité/1200/La Mystique/Les Béguines ). Certaines sources lui attribue son surnom au fait qu’il ait été en étroite relation avec les premières béguines.
A l’origine du Mouvement du Libre-Esprit se trouve un clerc qui enseignait à l’université de Paris, Amaury ou Almaric de Bène (1150?-1206?). Sa doctrine fut condamnée au synode de 1210 et nombre de ses disciples, les amauriciens, des clercs de Paris, furent alors mis au bûcher. Le Mouvement du Libre-Esprit développe un esprit d’indépendance envers toute forme d’obédience, s’écarte de tout sentiment de culpabilité, concevant la créature comme libre expression du créateur. Cet esprit libre, c’est aussi l’Esprit Saint qui vit en nous, qui est notre vrai guide. Celui, celle qui est pleinement habité par l’Esprit Saint vit en état de félicité. Il a en lui la lumière de la connaissance et ses actes ne sont pas commandables par la morale ordinaire.
Les Béguines se réclamèrent de ce mouvement. Le Miroir des Âmes écrit vers 1277 par Marie Porète fut considéré comme très révélateur de la pensée qui animait les Simples-Esprit.
Le Mouvement du Libre-Esprit qui prit naissance à Strasbourg et se propagera le long de la vallée du Rhin, fut vivement combattu par les dominicains rhénans bien que les liens spirituels entre les maîtres rhénans et les béguines soient étroits.
David de Dinant, du nom de sa vie natale, termina ses études en
Grèce, fut chapelain du pape Innocent III, vécut à la cour de Frédéric II avant d’enseigner au début du XIIIème siècle à l’Université de Paris. Il meurt entre 1214 et 1217. Son ouvrage, les Quaternuli, est condamné au synode de 1210. Albert le Grand le combattit farouchement qui lui reprochait une fausse interprétation d’Aristote.
A cette époque, selon ce que rapporte Rigore, l’historien de Philippe-Auguste, de petits traités de métaphysiques attribués à Aristote, ramenés de Constantinople et traduits du grec en latin, circulaient dans les écoles de Paris. Ces traités furent brûlés et leurs lecteurs menacés excommunication. Et des maîtres es arts et des ecclésiastiques furent montés sur le bûcher sur la Place des Innocents à Paris.
Pour Dinant, Dieu est l’unique substance, qu’elle prenne forme de corps (la hylé) ou d’âme (mens) ou d’esprit (voir hylé et pneuma dans la doctrine cathare). Le monde est Dieu lui-même en sa hylé (matière).
[1] Mémoire de Lambert le Bègue à Calixte III, cité par Sylvain Baleau : Les sources de l'histoire de Liège au Moyen Age, Étude critique. Édition Henri Lamertin, T.I., pp. 88 et suiv. (Bruxelles, 1903).
Si cette période voit s’élever les grandes cathédrales dans un Style Gothique en son plein rayonnement, elle voit aussi s’éteindre le chant des troubadours. Guiraut Riquier (1254-1292) est considéré comme le dernier d’entre eux. Apparait alors un genre littéraire nouveau, le roman, encore loin de sa forme actuelle. La rédaction du Roman de la Rose d’abord par son ‘aucteur’ Guillaume de Loris (ca.1200- ca.1238) ensuite par son ‘augmenteur’, Jean de Meung (1250-1305), s’étale sur près de 50 ans, de 1235 à 1280. En musique, à la suite de l’École de Notre-Dame de Paris et de Pérotin le Grand (1160-1230) qui a ajouté trois et quatre voix à l’organum purum, l’Ars Antiqua va développer la polyphonie en une efflorescence vocale que l’historien R. Huyghe a rapproché du Style Gothique Rayonnant en architecture. L’organum, devient fleuri en ses modulations, le conduit adopte des paroles profanes, le motet entre dans la musique savante.
Au plan universitaire, la tradition augustinienne d’inspiration néoplatonicienne tente de résister avec Saint Bonaventure et Duns Scot, à une scolastique nourrie d’aristotélisme, est à son apogée avec des maîtres comme Albert le Grand et son disciple Saint Thomas d’Aquin dont la doctrine deviendra la doctrine officielle de l’Église Romaine. Les fameux Commentaires du Cordouan Averroès (Ibn Roshd 1126-1198) sur les textes du fondateur du Lycée et ses propres textes sont traduits vers 1230. La grande vague de traductions de livres spirituels et scientifiques venue déferler dans les scriptorium au siècle précédent s’amplifie (voir Traductions Latines des Auteurs Grecs)
La mystique ne cède en rien le pas à la théologie. Hugues Rhipelin (1205-1270) et Ulrich Engelberti (1225-1277), tous deux de Strasbourg, ouvrent La Mystique de l’Illumination de l’École Rhénane qui aura pour illustres représentants Maître Eckart et ses disciples Suso et Tauler. Le profond courant des Béguines, apparu au siècle précédent dans l’environnement de Lambert le Bègue, s’amplifie dans le Nord de l’Europe (Belgique, Hollande) avec le développement de leur mode de vie religieuse, le béguinage, et le rayonnement de deux des plus célèbres d’entre elles, Hadewijch d’Anvers (ca.1240) et Marguerite Porète (1250-1310). Tandis que de hautes figures spirituelles s’élèvent: Claire d’Assisse, Saint François et Saint Dominique, le Portugais Saint Antoine de Padoue (1195-1231), les Saintes d’Helfta …
L’Ordre des Frères Mineurs est fondé par Saint François (1186-1226) en 1210 sur approbation par le pape de sa première règle. Peu après, est fondé l’Ordre des Frères Pêcheurs en 1215 (16 ?) par Saint Dominique (1170-1221). Dans le sens d’une réforme voulu par les papes successifs, ces deux ordres vont bouleverser la vie de l’Église
en tant qu’ordres mendiants : ils se sont refusés (du moins à l’origine) à la possession de tout bien, ce qui était une révolution dans le monde monastique, seul l’ordre de Grandmont les avait précédé ;
par le développement exceptionnel du nombre de leurs monastères dans toute l’Europe : entre « 3000 et 5000 moines à la mort de St François[1] ;
par l’entrée de leurs élites intellectuelles dans les universités, suivant la volonté de Rome sous l’autorité de laquelle elles demeurent. Les dominicains mettent en place une véritable politique d’enseignement et de formation par le développement au sein des monastères d’écoles et la création de studium générale au niveau de leur province ; politique qui n’aura d’égal que celle des Jésuites au XVIème siècle et dont deux des exemples les plus réussis sont le Studium Generale de Cologne et l’École de la Rue St Jacques à Paris.
La création et l’essor considérable de ces deux ordres, franciscain et dominicain, témoignent non seulement de la persistance de la ferveur religieuse et de l’importance sociale du monachisme dans la société médiévale mais encore marquent l’entrée des courants spirituels, qu’ils véhiculent, dans l’enseignement universitaire.
Bien que si jusqu’à présent les maîtres étaient des moines, ils ne représentaient pas en chaire leur ordre. C’est en 1256 que le pape autorise Franciscains et Dominicains à enseigner à part égale ex cathedra. Ces deux ordres occupent désormais et chacun deux chaires universitaires. Leurs enseignants vont professer aussi bien à Paris qu’à Oxford à l’instar d’Alexandre de Hales qui se faisant franciscain en 1231 a déjà ouvert l’université à cet ordre. Quant aux dominicains, ils implantent dès 1217 (18 ?19 ?) leur école de Paris rue Saint Jacques et seront appelés en France les jacobins, nom qu’ils garderont jusqu’à la fermeture des couvents de Paris en 1792 quand l’ordre sera supprimé[2]. La Sorbonne sera fondée en 1253.
Le Tribunal d’Inquisition d’Enquête qui tiendra sa mauvaise réputation non de l’institution en elle-même mais de l’usage tortionnaire qu’en feront les juges, a été confié aux évêques avant de l’être aux Cisterciens puis aux deux ordres mendiants pour in fine n’être plus que sous la responsabilité des Dominicains.
Au plan politique, la 8ème croisade est la dernière. Saint Louis IX trouve la mort en 1270 aux portes de Tunis. La prise de Saint d’Acre par les musulmans en 1291 marque la fin de toute visée sur la Terre Sainte.
L’Espagne de Ferdinand III, roi de Castille et de León, dans un même esprit de reconquête religieuse connaît plus de succès dans la péninsule avec les victoires de la Reconquista sur les Maures. La prise de Cordoue en1236 et de Séville en 1248 seront irréversibles.
En Angleterre, le siècle s’ouvre sur la Révolte des Barons qui, fort du soutien du roi de France Louis VIII, vont aller au mieux de leurs forces jusqu’à tenir Londres et occuper une bonne partie de l’ile. Jean-Sans-Terre (†1216) a pris la succession de son frère Richard Cœur de Lion sur le trône. Dans un souci de compromission, la Magna Carta, Grande Charte des Libertés, est promulguée en 1215. Elle réduit le
pouvoir royal, assure les libertés individuelles et établit l’habeas cor pus. Elle ne sera respecter par aucun des deux camps. Après la mort de Jean, la révolte ira se délitant.
Dans le reste du monde, c’est l’apogée du Califat et l’âge d’or de la pensée musulmane. C’est aussi le siècle du grand empire mongol avec Gengis Khan et son petit-fils Kubilaï Khan; Empire qui touche aux frange de la Pologne et de l’Autriche et s’étend jusqu’à la Mer de Chine.
[1] Le Chiffre de 35000 est avancé pour l'année 1257, année ou Bonaventure est nommé Ministre général de l'ordre.
[2] Le nom de jacobin désignera les députés révolutionnaire qui s’installèrent dans le second couvent des dominicains fondé en 1611 rue St Honoré à Paris.
L' Intellect Agent et La Théorie de La Connaissance
Les grands maîtres qui enseignèrent dans les universités de la Sorbonne, d’Oxford, de Padoue furent des philosophes (scolastiques) tels Alexandre de Halès ou Thomas d’Aquin, des contemplatifs comme Bonaventure ou Duns Scot, des scientifiques comme Albert le Grand ou Roger Bacon. Mais il serait faux de penser qu’une barrière étanche sépare chacun de ces trois domaines, ces trois voies de connaissance. Philosophie et théologie sont depuis le siècle précédent intimement mêlées. Le scientifique traite de médecine, d’optique, de botanique et de philosophie de la connaissance. Un scolastique comme Saint Thomas fait prévaloir ses visons comme fondements de sa connaissance. N’écrit-il pas: « Tout ce que j’ai écrit me semble comme un fétu de paille comparé à ce que j’ai vu et ce qui m’a été révélé. »? Qu’il s’agisse des dominicains Albert le Grand et Thomas, des franciscains Alexandre de Halès, Bonaventure, Raymond Lulle. Bonaventure comme son ami, Thomas avec qui il usa sa bure sur les mêmes bancs de l’Université de Paris eurent pour maître le Grand Albert et l’anglais Alexandre de Halès (1175/80-1245) qui enseignait aussi bien à Oxford qu’à Paris.
La Théorie de la Connaissance est au cœur des controverses dans le milieu universitaire des XIIIème et XIVème siècles.
La Querelle des Universaux lancée par Abélard au siècle précédent introduit la noétique dans la réflexion médiévale en fondant une nouvelle approche du savoir et des modes de connaissance, la scolastique. Par cette théorisation, la philosophie va s’implanter définitivement comme rivale de la théologie en ce qu’elle pose de manière radicale la question de l’intervention ou non de Dieu, ou du moins encore à quel niveau intervient Dieu, dans le mode de connaissance de l’homme sur le monde, de lui-même et…de Dieu. Que cette connaissance se réfère à Dieu, elle dépend de la théologie car elle fait intervenir une puissance divine, le Christ ou les anges. Qu’elle n’admette aucune illumination divine, aucun agent actif d’origine céleste, elle dépend de la philosophie.
Cette querelle que l’on pourrait appeler Querelle sur la Connaissance durera deux siècles et plus. Elle va entraîner avec elle la linguistique dans son rapport à l’être et au nom (signifiant et signifié) opposant les nominatifs aux réalistes platoniciens (cf. Bacon/Linguiste). Saint Augustin, déjà, avait lié la question du rapport du mot à la chose, à celle du mode de connaissance : C’est l’illumination de l’âme par Dieu qui permet à l’âme de connaître les formes et les intelligibles, et qui garantit ce lien entre chose et mot, ce que ne peut attester une connaissance par conceptualisation, nominative, faisant appel à l’abstraction (notion péripatéticienne).
La théorie de la connaissance fait aussi intervenir les concepts d’agent séparé, d’intellect actif, d’intellect possible ou passif, qui reprennent la distinction que faisait Aristote entre l’actif et le potentiel, ce qui est en acte et ce qui est en puissance (virtuel). L’auteur de De Anima (De l’Âme) est au centre des débats. Non seulement sa logique, mais aussi sa métaphysique.
Aristote a introduit dans le processus de la connaissance la notion d’un agent, l’intellect agent. Il le définit comme séparé (de l’âme), toujours actif et immuable (donc éternel). L’activité de cet agent ne peut se porter que sur, ne peut actualiser que quelque chose…un autre agent mais passif, inactif, potentiel qui reçoit comme le dira plus tard Alexandre d’Aphrodisias (150-205?) les formes sensibles (mais aussi intelligibles)[1].
Les questions qui découlent d’une telle conception du processus de connaissance sont multiples. Cet agent actif est-il de l’homme en sa part d’éternité ? Est-il émanation divine ou christique ? Est-il une faculté de l’âme au même titre que les trois autres dont elle est dotée, la sensitive, la motrice, la nutritive ? Ou la faculté cognitive, ce par quoi la connaissance est possible et seulement possible se ramène à l’agent passif, potentiel dit ‘possible’ ? Chez Maître Albert, cet agent actif est bien une partie de l’âme, consubstantiel chez Thomas d’Aquin et de ce fait multiple, propre à chaque être. Mais encore a-t-il besoin d'un Intellect Premier, incréé qui l’irradie comme lui-même irradie (actualise) l’intellect puissant ?[2]
Tout un chacun aura son interprétation, les franciscains, les dominicains, les franciscains entre eux. Ce qui modifie la doctrine de l’un ou de l’autre, c’est la place qu’il accorde à l’un et l’autre de ces agents, actif et passif ; s’il les place en l’âme ou en la sphère céleste. De leur côté, les penseurs musulmans, qui ont lu ( les traduction d’) Aristote avant les universitaires chrétiens, qui l’ont eux aussi interprété, qui l’ont platonisé[3], se divisent eux aussi sur la question. Il y a les tenants de la Tradition comme Al Kindi, Al Ghazâlî, Avicenne, les hellénisants, et celui qui laissa plus de traces sans doute dans la pensée occidentale que dans la pensée musulmane, Averroès.
Un Avicenne et un Averroès sont opposés tout autant qu’un Alexandre de Halès et un Thomas d’ Aquin. A la différence que la Tradition néoplatonicienne musulmane ne sera pas débordée par l’iconoclaste Averroès. En Occident, ce sont les thèses thomistes par contre, qui développant un ‘retour’ à la raison et à la nature gagneront face à l’augustinisme (néo)platonicien qui représentait la Tradition chrétienne jusque-là. Néoplatonisme à partir duquel des Pères de l’Église comme Grégoire de Nysse et Grégoire de Palamas ont fondé la Tradition Orthodoxe et que l’on retrouvera au XIIIème siècle, teintée d’aristotélisme, dans La Théologie Rhénane, pour simplifier pourrait-on dire, proclusienne ou augustinienne en sa théologie, aristotélicienne en sa philosophie.
Quelle que soit la doctrine, l’agent actif est reconnu, qu’il émane de Dieu ou non, pour illuminer l’âme (l’agent passif) et lui permettre d’accéder aux choses sensibles comme aux principes immuables. Cet agent actif et séparé se trouve dans la hiérarchie avicennienne dans le 10ème ciel des illuminations. Quant au principe d’illumination, il est hérité de l’École Néoplatonicienne et des Proclus et Porphyre qui viendront au début de notre ère. On le retrouve chez Saint Augustin par lequel Dieu accorde (ou non) sa grâce. Mais chez l’évêque d’Hippone, il n’intervient nullement dans le mode de connaissance de l’âme en tant qu’agent séparé (du principe divin). Il irradie toute connaissance que reçoit de lui et par lui l’âme.
Abélard, au XIIème siècle, à partir des lectures d’Aristote dans la traduction de Boèce (VIème siècle), poursuivant la première scolastique introduite par Anselme de Canterbury dès le XIème siècle, avait en attisant la question des Universaux, introduit une réflexion philosophique, une approche de la connaissance ne relevant plus seulement de la théologie mais d’un discours, d’une réflexion proprement philosophique qui ne dépendait pas, plus, d’une, de la, vérité révélée chère aux théologiens.
Et lorsque les théologiens chrétiens eurent sous les yeux, sortis des bibliothèques d’Andalousie comme celle de Cordoue (1236) tombée dans l’avancée de la Reconquista, les manuscrits des traductions des textes grecs en arabe sur lesquels avaient longuement travaillé et travaillaient encore les grands penseurs de l’âge d’or musulman, ou lorsque qu’ils purent lire des traductions directes du grec au latin en provenance du Royaume de Sicile, se retrouvait d’actualité ce qui avait opposé au IV siècle av.J.C., Aristote à son maître Platon, opposition entre le précepteur d’Alexandre le Grand au fondateur de l’Académie: soit « l’existence précède l’essence » selon le ‘sartrien’ Aristote, soit l’essence précède l’existence selon l’augustinien Platon. Connaissons-nous le général (le Chat qui n’est peut être qu’un nom sans réalité propre et non un archétype) à partir du particulier (le chat de la mère Michel) ou c’est parce que nous avons une Idée du chat en général que nous reconnaissons l’animal que cherche la mère Michel comme étant le chat juché sur la gouttière du voisin?
Cette opposition pourrait remonter plus avant, au temps présocratiques quand une dualité s’était déjà inscrite dans la pensée grecque entre la vérité sur et de l’être, la vérité intemporelle du Logos sur les essences divines, et le discours changeant sur les choses elles-mêmes changeantes, l’opinion que l’on porte, la Doxa.
Deux doctrines principales de la connaissance vont opposer les chrétiens:
· La doctrine franciscaine du platonisme augustinisant de la connaissance par illumination divine ou christique ou angélique, défendue d’une part par les augustiniens aristotélisants (qui adhèrent en partie à la thèse thomiste): Alexandre de Halès, Saint Bonaventure, Jean de La Rochelle pour qui l’intellect passif, potentiel, est en ‘attente’ pour connaître les choses sensibles et intellectives, de l’irradiation de l’intellect agent actif, illuminateur. Ces deux agents sont parties intégrantes de l’âme; d’autre part par les augustiniens avicennisant tels que Robert de Grosseteste, J. Peckam, et surtout Roger Bacon pour qui l’intellect potentiel est dans l’âme, tandis que l’intellectuel actif, séparé, ne relève que du Christ ou d’un ange.[4] Selon le médiéviste Etienne Gilson, Roger Bacon est « le type accompli de l’augustinisme avicennisant ». [5]
Selon Avicenne et Al Gazhâlî, « les choses extérieures n’exercent aucune influence sur la formation de nos concepts spirituels…
Nos idées viennent de l’irradiation en nos âmes d’une intelligence planétaire supérieure
[10ème sphère des illuminations chez Avicenne]; Elle seule est active dans l’entendement humain ».
Elle seule agit sur l’intellect possible. La connaissance ne revient en rien au sujet.
· La doctrine dominicaine défendue par Saint Thomas d’Aquin, refuse à Dieu toute relation avec l’intellect agent.
Thomas dit que « l’intellect agent créé en l’homme suffit à expliquer la connaissance ». Intellect agent et intellect passif sont parties intégrantes de l’âme. L’intellection se fait au sein de l’âme quand l’intellect possible reçoit les impressions sensibles et subit l’influence de l’agent actif qui l’illumine. Cette illumination est le fait propre de l’âme. Cette intellection est le fait de la fonction intellectuelle que possède seule l’âme humaine. Aristote distinguait trois fonctions, chaque règne en possédant soit une (le végétal), soit deux (l’animal), soit les trois (l’humain): végétative dans l’âme des plantes (reproduction) + sensitive chez les animaux (reproduction et perception) + intellectuelle dans l’âme humaine (reproduction, perception, raison).
Ce n’est plus par une irradiation que l’intellect agent agit surl’intellect possible. Thomas reprend à son compte la théorie de l’abstraction d’Aristote:
« De l’observation des objets concrets, l’intelligence, nous dit Aristote, tire des concepts ou idées générales: table, meuble, etc. Le procédé par lequel on passe ainsi du particulier au général, de la diversité à l’unité, Aristote l’appelle abstraction, mot provenant du latin abstrahere qui veut dire ‘tirer de’.
Dans le concept de table, tout ce qui subsiste des tables concrètes,c’est une forme commune à chacune d’elle. La couleur et toutes les autres qualités sensibles ont disparu.Vue sous cet angle l’abstraction est une réduction. Quand j’abstrais, je réduis le réel à l’une de ses dimensions. Aristote distingue trois niveaux d’abstraction. Un concept comme celui de table est situé au premier niveau. La quantité, objet des mathématiques, est situé au second niveau. L’être, objet de la métaphysique, constitue le troisième niveau » (Encyclopédie Agora : http://agora.qc.ca/ dossiers/Abstraction).
Cette ‘Querelle de la Connaissance’, est un moment essentiel non seulement de l’histoire de la pensée médiévalemais de l’histoire de la pensée occidentale A partir d’elle, et progressivement, la philosophienaturelle va trouver son indépendance vis-à-vis de la théologie[6]. Des notions nouvelles sont créées comme quiddité (quiditas) qui pose non pas la question de savoir si la chose est mais quid? Qu’est-elle ? Ces notions serviront de base à la réflexion philosophique jusqu’aux XVII et XVIIIème siècles, jusqu’encore à Locke et Hume, et jusqu’à Spinoza et Hegel. Une philosophiede l’homme qui ne dit pas encore son nom, une philosophie de l’âme comme une ontologie (de l’Être) dont Dieu, du moins par certains, en sera évacué.
Notes
[1] L'âme ou l'agent possible dans l'âme serait plongée dans l'obscurité d'un espace occupé par les sensations qui ne seraient visibles que par la lumière divine. Il est dans la philosophie Hindoue, une distinction qui est faite entre les différentes fonctions du corps subtil (organe interne, le mental) entre manas qui reçoit de manière aveugle les formes et informations du monde sensible et buddhi qui détermine, discrimine ce qui est.
[2] « Le rôle de l'intellect agent est d'extraire les formes intelligibles des phantasmes, d'épurer les représentations sensibles des caractéristiques d'origine matérielle qui individualisent et particularisent les formes qui s'y trouvent présentées. Ce rôle ne peut toute fois être pleinement joué sans « la lumière de l'intellect incréé » dont il est l'image. » Alain de Libera La Mystique Rhénane, Édit. Seuil-Points 1994 P.49
[3] Al-Fârâbî, au 1Xème siècle, tentait 'déjà' une synthèse des deux philosophies
[4] M. de Wulf conteste à É. Gilson sa théorie d'un “augustinisme avicennisant” et lui trouve quelque difficulté “à trouver un philosophe qui ait enseigné sans réserves et expressément la doctrine de Dieu intellect agent”.
[5] Théories de la connaissance et théories linguistiques: Synthèse des travaux de et pour en savoir plus:
- Élisabeth Gössman, Domański Juliusz, Malewicz Malgorzata, Antiqui und Moderni im Mittelalter. Eine geschichtliche Slandorlsbeistimmung. Munich/Vienne, 1974. In: Cahiers de civilisation médiévale, 21e année (n°82), Avril-juin1978.pp.174-183.
http://www.persee.fr/doc/ccmed_00079731_1978_num_21_82_2079_t1_0174_0000_2
- Hadelin Hoffmans, Roger Bacon. L'intuition mystique et la science: Revue néo-scolastique,16ᵉannée, n°63,1909. pp.370-397 doi:10.3406/phlou.1909 .2760. http://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1909_num_16_63_2760
- Gérard Rabat: La doctrine de Lulle à propos du concept de l'intention 2014 - http://lulle.free.fr/Texte 4/doctrine.pdf
Irène Rosier:CNRS, Paris VII, Département de Recherches Linguistiques) Roger Bacon et les Modistes : http://www.persee.fr/web/revues/.../hel_0750-8069_1984_num_6_1_1174
- Xavier Rousselot : Étude sur la philosophie dans le Moyen-âge V.3 https://books.google.fr/books?id=sxdIAAAAMAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0 - v=onepage&q&f=false
- Maurice Wulf : L'augustinisme “ avicennisant“, Revue néo-scolastique de philosophie. 33ᵉ année, Deuxième série, n°29,1931.pp.11-39. doi:10.3406/phlou.1931.2603
http://www.persee.fr/doc/phlou_0776555x_1931_num_33_29_2603
[6] Pour en savoir Plus: X. Rousselot donne un résumé de la théorie de la connaissance généralement admise par les scolastiques in Études de la Philosophie du Moyen-âge,Vol.2 Pages 241 et suivantes.
Saint François et Les Frères Mineurs - Sainte Claire et Les Clarisses -
Saint Dominique et Les Frères Prêcheurs - Le Carmel et l'Ordre de Saint Augustin
Giovanni di Bernardone (1186-1226) est issu d’une famille aisée de drapier de la ville d’Assise en Ombrie. Il mène une vie de fils de bourgeois, festive et dissipée, entouré d’une bande de compagnons de son âge dont il est le meneur. Un joyeux drille montrant « du goût pour les festins et la galanterie »[1]. Sa vie change après que fait prisonnier lors d’une attaque de la ville voisine de Pérouse, sur le retour, à Spolète, il est pris de fièvre. A 22 ans, il se voit atteint d’une longue maladie. Il rentre chez lui en habits pauvres et quelque peu moqué. Il n’en poursuit pas moins une existence débridée. Mais son entourage le trouve parfois songeur, ‘ailleurs’ et d’aucuns disent l’avoir vu rôder dans le quartier des lépreux.
Dans la Chapelle de Saint Damien, au pied d’Assise, au jour de Saint Mathias, au moment de la lecture de l’évangile du jour où le Christ dit aux apôtres « d’aller et de prêcher », il entend le Christ lui demander: « Pourquoi sers-tu le serviteur et non le maître?... Va répare ma maison qui tombe en ruine». Il a 24 ans. De ce jour, il mène une vie d’abnégation, lave les lépreux, retape les petites églises en ruine autour d’Assise, allant jusqu’à engager l’argent de son père qui l’assigne devant l’évêque. La scène est fameuse où le fils ayant abandonné sa part d’héritage, devant son père et la population se dénude complétement abandonnant symboliquement toute attache aux biens terrestres.
Il va alors, suivant les pas du Christ, battre la campagne pendant plusieurs années avec pour tout vêtement une corde autour de la taille. En 1209, à 27 ans, dans la minuscule église de la Portioncule, il a la révélation que ce qu’il avait entendu auparavant au sens littéral : Il doit maintenant l’entendre au sens figuré. C’est l’Église qu’il doit redresser. A cette vie d’errance, sans liens, François attache un but. De cette vie itinérante, dans cette marche vers Dieu naît une nouvelle forme de vie religieuse. Non plus une vie consacrée à Dieu dans l’enceinte d’un couvent, mais une vie de dévotion, de soins, d’évangélisation, une vie ouverte au Divin et au monde dans la pauvreté et la joie.
D’anciens et de nouveaux compagnons le rejoignent, et quand ils atteignent le nombre de douze, en 1210, François les emmène à Rome pour que le Pape approuve la règle de vie qu’il a donnée à ses frères mineurs[2], les humbles, les sans-grades, dans une inspiration simple des évangiles. Cette règle approuvée par le pape sera perdue. Cette règle ne s’oppose en rien au monachisme. Elle ne prétend supplanter aucun ordre. Elle ne veut rien réformer et encore moins de manière doctrinaire. Cette règle basée sur une pauvreté retrouvée, une simplicité d’esprit, une charité partagée, un amour de l’autre inscrit dans un amour plus large de la nature, de la création divine, miracle permanent en lequel hommes, loups et soleil sont frères en Dieu, insuffla un renouveau de vie à l’Église.
Deux ans plus tard, le pape donne son approbation à l’Ordre des Frères Prêcheurs, ordre mendiant que Saint Dominique vient de fonder, un ordre qui, à l’instigation du pape, à lui pour vocation non l’apostolat mais la prédication. Par le Concile de Latran, en 1215, il est interdit aux nouveaux ordres d’adopter une règle autre que celle de St Augustin ou de St Benoît. Saint Dominique opta pour la règle de Saint Augustin, tandis que Pierre de Catane, prenant la tête de l’ordre mineur en 1220 optera pour la règle bénédictine.
Les biographies du saint sont faites tout à la fois d’authentiques faits et de faits légendaires. Les peintres des XIIIème et XIVème siècles comme Cimabue, Giotto, Simone Martini, à Assise, à Florence, s’en emparèrent pour en faire un de leurs thèmes de prédilection sur leurs fresques. Les fresques de Giotto sur la vie de St François à L’Église Santa Croce à Florence et à la Basilique Supérieure d’Assise sont particulièrement célèbres. Les épisodes où François convertit un loup à Gubbio, donne son manteau à un pauvre, prêche aux oiseaux, où il se jette dans un buisson de roses, où il reçoit les stigmates à la vue d’un séraphin, sont connus. Mais un épisode est pourtant peu connu, du moins peu retenu, sans doute parce que l’on en sait peu de choses, ; c’est son séjour en Égypte en 1219 où il rencontre le sultan Al-Kamel, sans pour autant se rendre à Jérusalem pour laquelle il s’était embarqué.
L’ordre, dès sa fondation, produit un attrait si fort, et le nombre de moines se développera si rapidement, que la première règle simple et souple qu’avait instituée François, ne paraît pas suffisante à son entourage. La direction de l’ordre une fois confiée à Pierre de Catane, une nouvelle règle est édictée. François ne l’approuve pas comme il n’apprécie pas que les frères mineurs s’orientent vers l’étude de la théologie, l’enseignement universitaire. En 1221, la règle qu’il veut substituer est rejetée par le Chapitre Général. Il fonde après celui des Sœurs Pauvres, un troisième ordre, laïc, le Tiers-0rdre ou Ordre des Frères de la Pénitence (Fraternité Séculière, aujourd’hui), un ordre laïc qui tout en ne prononçant pas les vœux mène une vie communautaire, consacrée au travail et au bien du prochain. Les Béguines s’en inspireront pour fonder leurs communautés. En 1223, le Poverello, le Petit Pauvre, rédige une deuxième version de sa seconde règle, que le pape accepte par une bulle d’où son nom de La Regula Bullata, toujours en usage.
C’est retiré du monde avec quelques frères proches comme frère Léon, que désireux de se consacrer à la contemplation dans la période du Carême de Saint Michel, qu’en septembre 1224, dans la forêt toscane du Mont Alverne, au Monastère de la Verna[3] qu’il avait fondé, il reçoit les stigmates. A partir de cet instant, sa santé va dépérir. Il se replie près de Saint Damien où se sont installées Claire et les Pauvres Sœurs. Il écrit là le Cantique de Frère Soleil (canticum fratris solis) dans le courant de l’hiver 1224-1225. Ce poème qui a été livré à demultiples analyses et interprétations est écrit en langue vernaculaire, autrement dit en dialecte ombrien. Certaines sources le donnent pour le premier écrit en « italien moderne ». Il est un des premiers écrits, sinon le premier, en langue vernaculaire de la culture italienne.
Il est pourtant à savoir que l’italien dit moderne est issu du toscan, d’abord comme langue culturelle de par le rayonnement de Florence, puis comme langue commune à la péninsule non encore unifiée. François ne le pratiquait pas. Mais il pouvait parler le provençal de par sa mère originaire de Tarascon. La péninsule et la Provence ont toujours entretenu des liens culturels et économiques étroits tout au long du Moyen-âge. Pétrarque ira « comme chez lui » vivre en Provence, au village de Fontaine de Vaucluse, dans le Comtat Venaissin non loin de la cité papale. Ce cantique n’en reste pas moins un des grands témoignages de la littérature italienne. Avant de mourir, il dictera son Testament dans lequel il résumera sa démarche spirituelle.
Alors que sur le point de mourir quelques frères descendent François de l’évêché d’Assise à la Portioncule, située dans le val au pied d’Assise, il fait appeler frère Bernard et le désigne comme son successeur spirituel. Bernard de Quintavalle avait été son premier compagnon et le premier après lui à se défaire de tous ses biens. François lui avait prédit « une mort délivrée de toutes tentations et de toutes tribulations, et qu’il sortirait de ce monde dans la paix, la quiétude et la consolation »[4]. C’est là qu’en 1226, près de la Portioncule, où a débuté son apostolat, que la flamme intérieure qui animait le Poverello s’éteint. Saint François meurt dans la souffrance, de maladie, de privation, d’épuisement physique et psychique et d’une cécité presque complète pour laquelle on le soignait au fer rouge.
L’immense Basilique de Santa Maria degli Angeli (1569-1679) qui demandera plus d’un siècle pour être achevée, enveloppera la Portioncule et la petite chapelle où il est mort.
Saint François sera enterré sur le promontoire d’Assise. Une basilique à deux niveaux, inférieur et supérieur, sera élevée au-dessus de sa tombe. En ses chapelles, Giotto et Simone Martini illustrèrent la vie de Saint François par les plus belles de leurs réalisations.
On attribue à Saint François miracles et guérisons. S’il n’est pas à l’origine de la mise en scène de la nativité - les drames liturgiques aux moments de la Nativité et de la Pâques étant antérieurs d’au moins deux siècles (cf. Littérature/Théâtre/Drame Liturgique)- il est probable qu’il soit à l’origine de la vision pastorale proche de la version évangélique puisqu’il est dit qu’en 1223, sur autorisation papale, il célébra la nuit de la nativité dans une grotte à Greccio avec un bœuf et un âne. Les franciscains en en faisant une tradition équivalente à celle de la Cène, mais en mettant l’accent sur la Vie et non sur la mort, l’auraient ainsi popularisée.
Les paroles du Francesco (le Français) furent transcrites par les frères qui l’entouraient, et de ses divers écrits, seuls les autographes peuvent être certifiés authentiques.
Les célèbres Fioretti, écrits en dialecte toscan par un anonyme dans la seconde moitié du XIVème siècle, sont une compilation d’un ouvrage latin antérieur, Actes du Bienheureux François et de ses Compagnons, perdu et redécouvert en 1914. Il s’agit d’un florilège (fioretti) des épisodes les plus colorés de la vie du Pauvre d’Assise non d’une hagiographie. Les deux biographies de François qui font référence sont la Vita Prima de Thomas de Calano de 1228 et la Vita Secunda de Saint Bonaventure écrite de 1257 à 1274.
François et Claire sont tous deux nés à Assise mais non dans le
même milieu social. Une barrière sépare d’un côté une noblesse alliée à celle de la ville rivale Pérouse, inféodée à l’empereur germanique qui tente par vassal interposé de ravir cette région au pape, de l’autre, une classe bourgeoise, marchande et commerçante, enrichie voire opulente qui vient de brûler le château-forteresse dans le ‘mouvement des communes’ qui aboutira quelque temps plus tard à l’indépendance des grandes cités, Florence, Assise, Venise, Sienne, etc.
Chiara Offreduccio di Favarone (1193-1253), de onze ans plus jeune que Francesco, est noble et doit après le soulèvement des marchands s’enfuir à Pérouse. François, qui a une vingtaine d’années, la suit mais pour combattre les armes à la main dans la mêlée de la milice municipale contre la ville ennemie. François est fait prisonnier. Claire reviendra en son palais près de l’évêché dans leur ville natale. Lui reviendra avec fièvre et maladie. La population d’Assise établit une paix bâtarde avec Pérouse et doit s’acquitter de fortes indemnités au seigneur et aux nobles.
Claire reçut l’éducation d’une jeune praticienne. Toute chose autre que la culture, elle apprit quenouille et piété, broderie et visites aux pauvres. A 12 ans, et par la suite encore, elle refusa d’être mariée. François prêchait depuis déjà quelque temps qu’un matin de Carême, Claire entendit son sermon en l’Église de Saint Georges. Le cœur de Claire s’ouvrit à l’amour et adhéra d’emblée à son idéal de renonciation et de pauvreté. Elle se rendit accompagnée de son amie et confidente dona Buana di Galfuccio, à plusieurs reprises à la Portioncule entendre le séraphique François.
Deux ans plus tard, en 1212, elle abandonne sa famille et se joint aux frères mineurs. Elle reçoit la bure. On lui coupe les cheveux. On la coiffa de deux voiles, l’un blanc, l’autre noir, symboles de pureté et de pénitence. Elle prononce les vœux « d’obéissance, de pauvreté, de chasteté et perpétuelle clôture [5]». Cette ouverture de la communauté franciscaine à une première femme fondait la communauté des Pauvres Dames (ou Pauvres Sœurs), les Clarisses. Ne pouvant séjourner parmi des hommes, elle se rend toujours accompagnée de dona Buana au couvent des bénédictines noires de Saint Paul, situé à Bastia Umbra dans la province de Pérouse (ne pas confondre avec Bastia en Corse) où elle séjourne quelque temps avant de se rendre au couvent de Saint-Ange in Panzo sur le Mont Subasio sur les flancs duquel est bâti Assise.
Quelques mois plus tard, Chiara s’installe définitivement à San Damiano et deux ans plus tard, à son corps défendant devient la première abbesse de l’Ordre des Pauvres Dames dont la règle est calquée sur la première règle souple des frères mineurs. Les premières clarisses seront des dames de la noblesse d’Assise dont sa sœur Agnès et sa mère, Ortulana, qui déjà empreinte de religion, avait fait jeune mariée un pèlerinage en Terre Sainte et aurait reçu la prédication de mettre au monde « une lumière qui brillera et rayonnera sur le monde entier ».
Comme celle de Saint François, la règle sera en 1219 renforcée de discipline pour que toutes les sœurs dans tous les couvents de Clarisses, dont le nombre s’était rapidement accru dans toute l’Europe, puissent être mieux gérées et relever d’une obédience commune. Le 4ème Concile de Latran avait obligé en 1215, tout nouvel ordre à adopter une règle déjà existante. Les franciscains opteront pour la règle de Saint Benoit qui prévaut dans la vie monastique. Une règle bénédictine en laquelle, en fait, le vœu de pauvreté est loin de s’imposer à cette époque. Les monastères n’ayant cesse de s’enrichir. Les Dominicains opteront, eux, pour celle de Saint Augustin, plus souple.
Saint Damien connaîtra en 1240, le triste épisode d’une attaque par des Sarrazins.
Des visites de François à Saint Damien naîtra la légende du couple mystique, de l’amour transcendé entre ces deux cœurs épris l’un de l’autre…mais en Dieu. Les affinités spirituelles et affectives entre ces deux natures passionnées, ardentes ne peuvent faire de doute.
Thomas de Celano, premier biographe de Saint François, relate que le cortège portant son corps vers Assise pour y être enterré là où seront élevées les deux basiliques, fit une halte à Saint Damien pour que Claire et les sœurs puisent se recueillir sur sa dépouille.
En 1247, à l’instar de François et sur son modèle, Claire rédige une troisième règle alors que depuis la mort du saint, on tente de la forcer d’accepter pour son ordre des biens fonciers et d’abandonner ainsi son Privilège de Pauvreté. A l’époque, toute vie sédentaire nécessitait des privilèges, autrement dit, obligeait d’avoir des rentes. Le vœu de pauvreté élargi à la communauté et non réservée individuellement aux seuls frères et sœurs que revendiquèrent François et Claire comme un ‘privilège de pauvreté’ fut une révolution dans le monde monastique. Claire l’obtint dès 1215 du Pape Innocent III qui avait la particularité de ne jamais avoir été ordonné prêtre. Le privilège est renouvelé en 1228 par Grégoire IX. L’Ordre Franciscain est un ordre mendiant. Les membres de la communauté vivent de l’aumône de la population. Les frères vont quémander pour leurs sœurs.
Il faudra attendre cinq ans après sa rédaction en 1247 pour que le cardinal Rinaldo (Raynald), Conti di Segni, évêque d’Ostie, protecteur de l’ordre, accepte la règle nouvelle de Claire en laquelle le Privilège de Pauvreté est à nouveau réaffirmée. Et attendre un an de plus pour que le pape Innocent IV l’approuve à son tour. La même année de 1253, sept ans après François, Claire trépasse. Elle est canonisée en 1255 par ce même Raynald, devenu pape sous le nom d’Alexandre IV. Elle a laissé peu d’écrit; Outre sa Formule de vie, dernière règle des Clarisses, quelques lettres et bénédictions, un testament.
Dominique de Guzmán (1170-1221) est né à Caleruega dans la province de Burgos, royaume de Castille, dans une famille que l’on dit plutôt riche mais que l’on ne peut vraisemblablement pas rattacher à la prestigieuse famille des Guzmán de Médina Sibonia (Andalousie), qui seront comtes en 1369 et élevés au rang de duc qu’à partir de 1445- La Maison perdit leur honneur à la défaite de la Grande Armanda (1588) commandait par Guzmán el Bueno, 7ème du nom.
Il est dit que Dominique fait ses études à l’Université de Palencia[6] comme il est dit qu’il vendait ses livres pour nourrir les pauvres.
Il devient ensuite chanoine à la cathédrale d’Osma à l’âge de 25 ans. Ses talents de prédicateur se manifestent déjà. En 1203, à 33ans, il accompagne son évêque dans un voyage diplomatique au Danemark qui les fait passer par Toulouse en pleine effervescence albigeoise. Deux ans plus tard, au cours d’un second voyage au Danemark, toujours dans la suite de l’évêque, se révèle sa vocation apostolique. A Rome où ils ont fait le détour, ils tentent tous deux d’obtenir l’autorisation du pape d’aller convertir les Kaptchaks, une peuplade nomade turque sillonnant les plaines orientales de l’Ukraine. Innocent III leur demande d’aller plutôt reconquérir la foi des hérétiques albigeois: cathares, henriciens et autres arnaudistes (voir /L’Hérésie)
Commence pour Dominique une période d’évangélisation dans le Languedoc et le Roussillon. Il va avec quelques compagnons, portant la cilice, mendiant, prêcher de villages en villages. En 1206, il reçoit la charge du Monastère Sainte Marie de Prouilhe où il installe les ‘bonnes-femmes’ cathares reconverties. L’année suivante avant de regagner définitivement l’Espagne, son évêque Diègue de Acebo participe à Pamiers à l’ultime et vaine tentative de conciliation entre chrétiens et cathares. L’année suivante encore, en 1208, en conséquence de l’assassinat du légat du pape, débute la croisade contre les albigeois menée par l’invincible Simon de Montfort qui y perdra la vie en 1218.
En 1215, l’évêque Foulques de Toulouse[7] qui a pris Dominique sous sa protection l’installe avec la petite communauté qui s’est formée autour de lui dans un couvent de la ville avec mission de prédication. Foulques amène Dominique à Rome en 1216 où se tient le 4ème Concile de Latran. Le pape Honorius III approuva d’autant plus volontiers la nouvelle communauté de Dominique qu’il y voyait à l’instar de son prédécesseur de l’Ordre Franciscain fondé six ans plus tôt, l’occasion d’un renouveau de l’Église, un retour à la pauvreté, à la simplicité et à la mission évangélique. Le second des ordres mendiants, L’Ordre des Frères Prêcheurs fut créé en devant conserver la Règle de Saint Augustin, puisque plus aucune nouvelle règle n’était autorisée. Comme son aîné, il avait vocation à la charité, l’itinérance et la prédication.
L’Ordre Dominicain ne connaît à ce moment-là qu’une quinzaine de frères. Deux restèrent au couvent toulousain, deux à celui de Prouilhe. Sept partirent à Paris, quatre à Madrid. Quant à Dominique jusqu’à sa mort en 1221, il resta un moine errant. Sur son chemin de Paris à Madrid, il fondera de nouveaux monastères. Après un séjour dans la ville de Saint Pierre où le pape l’a chargé de réformer quelques couvents de religieuses, Dominique se fixe enfin et définitivement à Bologne seront convoqués les premiers chapitres généraux de l’ordre. Il mourra d’épuisement dans cette ville qui avait vu la première création d’un Studio Generalis d’Europe en 1038. Il est canonisé en 1237. En un siècle, l’ordre comptera quelque quinze mille frères répartis dans plus de 500 couvents dans toute l’Europe, le Maroc, la Russie…
En 1209, des hommes s’étaient installés pour vivre en ermite selon une règle simple dans les grottes du Mont Carmel en Terre Sainte (près Haïfa), là où Elie avait combattu les 450 prophètes de Baal. Vers 1240, devant les conquêtes successives des Musulmans, ils commencent à refluer vers la France. En 1247, sur autorisation du pape, ils deviennent moines et fondent L’Ordre des Frères de Notre-Dame du Mont Carmel ou Carmes.
En 1256, le pape accorde la réunification de quatre congrégations d’ermites du Nord de l’Italie pour fonder le quatrième ordre mendiant, l’Ordre des Augustins suivant la règle régulière la plus ancienne, celle de l’évêque d’Hippone mais telle que l’avait adaptée Saint Albert de Jérusalem pour les premiers ermites du Mont Carmel.
La papauté favorisait en cette première moitié du XIIIème siècle, la création d’ordres monastiques pour contrebalancer l’influence des hérétiques albigeois, particulièrement celle des cathares qui lui fallut tout au long de cette moitié de siècle combattre et réprimer.
Jean Sorteh (1394-1475), supérieur de l’ordre, fonde en l’Ordre des Carmélites. C’est par lui que sera fondé le tiers-ordre, qui comme pour les franciscains et les dominicains est la branche de l’ordre réservée aux laïcs. (Voir Renaissance/La Mystique.)
Au XVIème siècle, Ste Thérèse d’Avila (1515-1582) va réformer l’ordre et fonder en 1562 l’Ordre des Carmélites Déchaux (voir Renaissance/mystique/Ste Thérèse). Déchaussés en signe d’humilité et de pauvreté. Elle sera aidée rapidement en sa tâche par le jeune St Jean de la Croix (1542-1591). Ce nouvel ordre va abandonner la règle mitigée et adopter la règle originelle, plus stricte, de St Augustin qui impose notamment une stricte clôture.
S’adressant initialement aux moniales, la règle s’étendra aux monastères des moines. Mais une partie des carmes garderont la règle mitigée et constitueront officiellement en 1593 les Carmes Chaussés ou Grand Carme. L’ordre depuis sa fondation avait connu une série de mitigations du XIIIème eu XVème siècle, rendant la règle de plus en plus souple (libre circulation, absence de jeûne etc.), soit à cause des cir- constances comme La Grande Peste du milieu du XIVème siècle, soit par demande des supérieurs au pape. Le Grand Carme adoptera à la fin du XIXème siècle avec la Réforme de Touraine une règle qui se rap-
prochera de celles des déchaussés. Règle qu’adopteront à leur tour les carmélites chaussées, faisant que la séparation des deux branches du Carmel ira s’amenuisant.
NOTES
[1] Ivan Gobry in Fioretti, Éditions franciscaines 1953- Édit. Seuil 1962
[2] Selon les sources, les dates varient pour l'année de fondation des ordres mendiants. Pour les mineurs entre 1209 et 1212 voir 1215, pour les prêcheurs entre 1210 et 1215. Mais elles placent toutes l'ordre de François antérieur à celui de Dominique.
[3] Un pèlerinage franciscain mène d'Assise en Ombrie à La Verna en Toscane, jalonné de monastères comme celui de Gubbio, de petites églises, d'ermitages. Environ 200km.
[4] Cité par Alexandre Masseron in Paroles Mémorables de Saint François d'Assise. Édit. Albin Michel 1960
[5] Cité par Henri Ghéon in Sainte Claire d'Assise. Édit. Franciscaines 1944
[6] L'Université de Palencia a été fondée par le roi Alfonso VIII en 1202 et fermée dès 1214. Sans doute, s'agissait-il en fait d'un Studium Generale ouvert à tous et non encore une université qui comme telle aurait regroupé plusieurs écoles et aurait formé une corporation. Le Studium Generale de Salamanque ouvert en 1134, prendra le titre d'université en 1218 par ordonnance du roi.
[7] Folquet de Marseille (1155-1231) connu sous le nom de Foulques de Toulouse, troubadour renommé de la Provence à l’Espagne, moine par déception amoureuse avant d’être évêque de Toulouse n’est pas à confondre avec Gui Foulques ou Foucault (†1268) pape en 1265 sous le nom de Clément IV .
Introduction - Le Corpus Augustinien - Alexandre de Halès -
Saint Bonaventure - Roger Bacon - John Duns Scots - Raymond Lulle
Au travers des vies de François et Claire, il est aisé de comprendre la très rapide importance que prit l’Ordre Franciscain au sein de l’Église en parallèle avec celle de l’Ordre des Frères Prêcheurs, et géographiquement et économiquement au sein de l’Europe.
Le vœu pieu de Saint François de préserver son ordre de toutes possessions mobilières et immobilières s’avéra impossible à réaliser quand de tous les coins d’Europe Occidentale mais aussi Orientale et jusqu’en Syrie s’ouvraient des monastères se réclamant de sa parole.
Parmi tous ces nouveaux frères se trouvèrent des lettrés et non des moindres. L’ordre connu une scission de fait; d’un côté les Anciens , défenseurs de l’idéal premier de pauvreté et ‘simplicité d’esprit’, que l’on appela les ‘Célestins’ ou les ‘Spirituels’, et les Modernes, qui furent appelés les ‘Conventuels’ quand en 1517, le Pape Léon X les sépara des premiers dits alors les ‘Observants’. De ces ‘Observants’ émergèrent les capucins (capuche pointue), plus rigoureux encore, qui rencontrèrent un succès certains dans l’aristocratie. Puis, vint une nouvelle branche, les Récollets en 1570. Dans leur ensemble, les franciscains, hors le Tiers Ordre des laïcs, représenteraient aujourd’hui une communauté de 36000 religieux et de 18000 religieuses (clarisses).(Voir Étienne de Muret et L’Ordre de Grandmont)
Un corpus a été associée au nom et à l’autorité de Saint Augustin[1], même si, en fait, dans ses expressions particulières, elle devait au temps des Cathédrales beaucoup à Boèce et plus tard à la pensée islamique et à la pensée hébraïque. On parle donc d’un «augustinisme» au XIIIème siècle comme d’un enseignement traditionnel en opposition aux innovations introduites par les adeptes d’Aristote. Mais traduit au XIIème et plus encore au XIIIème, les textes du Stagirite serviront de plus en plus de référence non tant pour une adoption ou un rejet de l’aristotélisme dans son ensemble mais pour support de réflexion.
Depuis le XIIème siècle avec entre autres Abélard s’appuyant sur la traduction par Boèce de l’ensemble de traités d’Aristote que l’on désigne depuis Diogène Laërce (IIIème s.) sous le nom d’Organon, l’aristotélisme a fait son chemin , et au siècle suivant, la controverse entre franciscains augustiniens et dominicains aristotéliciens ne peut se résumer à pour ou contre Aristote. Les uns et les autres interprètent à leur manière l’auteur de De Anima. S’ils accordent plus ou moins d’importance à l’intellectuel possible et à l’intellectuel actif (agent), tous néanmoins adoptent le syllogisme comme mode de raisonnement.
« Les représentants de ce complexe doctrinale se trouvent partout dans la seconde partie du XIIIe siècle, à Paris, Oxford et en Italie... Les Augustins appartenaient à tous les ordres religieux, mais la plupart d’entre eux étaient des frères franciscains ». (É. Gilson)
Les composants de ce « complexe augustinien » sont énumérés par P.V. Spade comme étant le volontarisme, l’hylémorphisme, la pluralité des formes, l’illumination divine, l’identité réelle de l’âme, et qui peuvent être déclinés ainsi :
• le volontarisme mettant l’accent sur le rôle de la volonté comme distincte de l’intellect ;
• l’hylémorphisme universel : conception socratique selon laquelle tout être est composé d’une matière et d’une forme.
Chez l’homme, l’âme est la forme-eidos, essence du corps ;
• la pluralité de formes [2]: L’âme, une en sa substance, (ousia) a plusieurs formes, végétative, sensitive, intellective.
• l’illumination divine, interprétée par l’influence d’ Avicenne
• l’identité réelle de l’âme avec ses pouvoirs ou facultés.
Maurice de Wulf parle d’un « bloc métaphysique devant lequel St Thomas s’est trouvé:
Alexandre de Halès (1185-1245) est contemporain du fondateur de son ordre. Il est originaire de Hayles (Halès en français) dans le Comté de Gloucester (Midlands, Angleterre). Il enseigne d’abord à l’Université d’Oxford puis à celle de Paris où en 1229 prenant fait et cause pour les étudiants en grève contre l’introduction de textes d’Aristote dans l’enseignement, il se retire avec une partie d’entre eux en Angers, les autres partant étudier à Toulouse et à Oxford. Ils ne reviennent à Paris que deux ans plus tard. Entre temps, les dominicains qui se sont installés Rue Saint Jacques en 1217 (ou18 ou19 ?) avaient ouvert dans leur monastère une première chaire de théologie, puis une seconde. Les franciscains, non en reste, en avaient fait autant chez eux.
En 1236, Alexandre de Halès ‘offre’ sa chaire universitaire aux franciscains en entrant dans leur ordre. Il sera le maître d’un des grands augustiniens, Saint Bonaventure. Ce n’est qu’en 1256 que le pape donne son accord à l’occupation des chaires universitaires aux franciscains et aux dominicains. Il nommera alors le franciscain Bonaventure et le dominicain Thomas à la tête chacun d’une chaire. Halès quitte lui l’enseignement public en 1238 avec la réputation de Doctor Irrefragabilis, le docteur que l’on ne peut, ne sait contredire, à qui l’on ne peut apporter la preuve du contraire de ce qu’il affirme. Irréfragable est une notion juridique qui interdit en certaines circonstances d’apporter la preuve du contraire (par exemple quand un jugement au pénal prévaut sur celui du civil, le jugement pénal faisant autorité.).
Alexandre de Halès est un défenseur de l’augustinisme nourri d’idéalisme platonicien face aux aristotéliciens. L’augustinisme, qui traverse l’occident médiéval et qui représente le fondement de la théologie du Moyen-âge avant sa confrontation avec l’aristotélisme apporté entre autres par les traductions des maîtres musulmans, n’est pas en lui-même un système philosophique, mais tourne autour de notions clés comme
Saint Augustin est le créateur de la notion du Péché Originel[4].
La seule œuvre de lui que l’on reconnaisse pour authentique est sa
Glose en Quatre livres sur les Sentences de Pierre Lombard.
La Somme d’Alexandre (Summa universae theologiae) est un ouvrage collectif. Commencée par Alexandre, elle est achevée par ses élèves Saint Bonaventure, Jean de la Rochelle, Guillaume de Méliton et Eudes Rigaud. Y sont combattues les thèses d’Avicenne et d’Avicebron[5]:
À la théorie platonicienne d’Avicenne et d’Avicebron, partagée par nombre de théologiens en ce début du XIIIème siècle, et selon laquelle « Dieu a créé le monde d’après un exemplaire qui est distinct de lui », Halès oppose avec Guillaume d’Auvergne que si le monde des archétypes était distinct du Créateur, le créateur ne pourrait être lui-même que créé, ce qui renvoie à une « impossible régression infinie ».
« La première essence n’a pas besoin de modèle ; elle n’a de modèle autre qu’elle-même[6]»..
La profondeur de pensée d’Alexandre fut reconnue par les plus grands théologiens comme Jean de Gerson (1363-1429), et St Thomas qui, ayant reçu son enseignement, le reconnaissait comme « le meilleur des maîtres » pour enseigner la théologie.
Giovanni di Fidanza (1221-1274), Saint Bonaventure, fils de famille noble de sa ville natale de Bagno-Regio (Latium, Italie centrale) est envoyé faire des études en 1236, à l’âge de quinze ans, à l’Université de Paris.. Il y reçoit l’enseignement d’Alexandre de Halès aux côtés de son nouvel ami Thomas d’Aquin, et obtient sa licence après douze ans d’études en 1248.
Il est entre temps, à l’âge de 22 ans (1243), entré chez les franciscains. Il commence à enseigner et reçoit son doctorat en 1257. Un an plus tôt, en 1256, le Pape avait accordé à chacun des deux ordres mendiants, franciscains et dominicains le droit à deux chaires de théologie chacun. De fait, son maître franciscain Alexandre de Halès se faisant franciscain en 1236 avait déjà fait entrer cet ordre dans l’université.
Bonaventure occupera, chronoligiquemen parlant, la seconde chaire[7].
En 1257, alors qu’il n’a que 36 ans, il est nommé Ministre Général de son ordre. Il doit d’emblée régler le conflit qui oppose les partisans stricts de l’esprit franciscain d’ascétisme et de pauvreté, les ‘célestins’ ou ‘spirituels’ à ceux qui sont pour une ouverture de l’ordre et qui forment ceux que l’on appellerait aujourd’hui ‘les cadres’, des intellectuels sortis des écoles, les ‘relaxati’ que le pape appellera les ‘conventuels’ lorsqu’en 1517, il séparera officiellement les deux courants franciscains. Intellectuel lui-même, Bonaventure tranche dans le vif et condamne les ‘observants’. Son action à la tête de l’ordre sera de toujours privilégier les ‘relaxati’, particulièrement en modifiant complétement la répartition des provinces, en donnant à l’ordre une constitution orientée vers le prêche, et en organisant des centres d’études à deux niveaux, savant et populaire. Il détournait ainsi l’ordre de sa vocation apostolique originelle.
Il ira jusqu’à faire brûler toutes les biographies de Saint François pour n’autoriser que la sienne qui devra faire autorité.
A cet aspect autoritaire du personnage s’oppose la figure du Docteur Séraphique, celui qui en 1267 fondera en quelque sorte l’ ‘ordre de l’amour’, la Confrérie du Gonfalon dont les membres, des Pénitents, se vouent en pénitence à l’autre. Ce qui est conforme à l’esprit franciscain des origines, celui de François allant soigner les lépreux dans leur quartier d’Assise. Dévouement à l’autre en guise d’une pénitence qui n’est plus la (seule) mortification de soi. Bonaventure n’est pas l’initiateur de ce type de confréries qui naissent dans le dernier quart du XIIème siècle, mais son rôle dans leur organisation et leur développement fut déterminant.
Certains pénitents n’abandonnent pas pour autant la pratique de l’ascétisme et même l’accentuent comme la confrérie des Flagellants du milieu du siècle qui se flagellent sur les places publiques du Sud de l’Europe (Italie, Catalogne) et d’Allemagne[8]. De cette confrérie naîtra une tradition de chants et de processions. Cette pratiquese retrouve chez les Chiites et s’appelle sous sa forme actuelle le « sineh zani », processions[9].
En parallèle de cette ‘pénitence noire’ existait dès la bulle du pape de 1221, une ‘pénitence blanche’ de dévotion au prochain, de charité et de vie pieuse. Cette même année, François créait dans cet esprit le Tiers-ordre, ordre de laïcs des Frères de la Pénitence dont le mode de vie n’est pas étranger au Béguinage.
Nommé cardinal, il prépare le concile Concile de Lyon au cours duquel il meurt en 1274. L’année précédente il avait cédé sa place à la tête de l’ordre au futur pape Nicolas V. Il est canonisé en 1482.
Écrit sur le lieu même où François reçut quelques décennies plus tôt les stigmates (1224), sur le Mont de La Verna, L’itinéraire de l’Esprit vers Dieu (1259) résume toute la mystique de Bonaventure. Pour cet augustinien, opposé au rationalisme de son ami de jeunesse Thomas d’Aquin, et qui a largement collaboré à terminer l’œuvre de son maître Alexandre Halès, (la Somme d’Alexandre -Summa universae theologiae), la connaissance de Dieu nous vient d’une illumination par Dieu lui-même. Il ne dépend de notre âme que de s’enfoncer dans cette ‘nuit de l’âme’ qui sera chère à Saint Jean de La Croix. L’âme humaine, créée pour vivre en Lui et l’aimer, entre en contemplation de Dieu par une extase illuminative après avoir été coupée de toute perception sensible et toute formulation intellectuelle.
Le livre se subdivise en chapitre présentant les différentes étapes de la contemplation :
Dans Les Six Illuminations de Cette Vie (De Reductione Artium ad Theologiam), Bonaventure retrace le parcours des lumières qui nous éclairent jusqu’à l’illumination ultime:
Ces six illuminations sont accessibles en cette existence. Au-delà, est l’illumination de la gloire céleste.[11]
« Pour saint Bonaventure, dont l'inspiration augustinienne est manifeste, toutes les créatures sont ordonnées hiérarchiquement en fonction de leur degré de ressemblance. Plus précisément, elles participent du divin de trois manières: sous le mode éloigné et confus du vestige, sous le mode éloigné mais distinct de l'image, et enfin sous le mode proche et distinct de la similitude. Situé entre les vestiges dissemblables du sensible et la ressemblance parfaite de la communion béatifique, seul l'homme est à proprement parler image; et il ne l'est qu'en tant qu'être doté d'une âme et donc doué de mémoire, d'intelligence et de volonté, trois puissances qui se donnent comme le véritable reflet de laTrinité céleste en l'homme, et par là même comme l'unique voie d'accès à une plus parfaite ressemblance par laquelle il accomplit son humanité ... Trois types de visions: corporelles, imaginatives et intellectives, distinction reprise à Augustin qui, dans son De Genesi ad Litteram, les assimilait aux trois modes de connaissance: sensible, imaginatif
et spirituel, hiérarchiquement disposés dans le but de marquer les étapes du cheminement de l'âme vers la Vérité. [35].»
Roger Bacon nait entre 1214 et 1220, soit dans le Somerset à Ilchester (célèbre pour son fromage) soit dans le Devonshire, deux comtés du S.O. de l’Angleterre. On sait qu’il étudie à l’Université d’Oxford et qu’il obtient son doctorat de théologie à Paris en 1236. De retour à Oxford en 1247, il se consacre à des études expérimentales à l’instigation de Robert, évêque de Lincoln, dit Grosseteste (1175-1253); Lui-même philosophe, auteur de poèmes courtois, et savant travaillant alors sur l’optique et la luminosité, GrossTête considérait les mathématiques comme étant la base de toute science, reprenant en cela, comme le fera à sa suite Bacon, les travaux et les théories du savant expérimentaliste persan Alhazen (965-1039).
En cette période, Bacon reçut de manière générale l’influence des franciscains, que ce soit à Paris avec le savant Petrus Peregrinus (Pierre de Méricourt ou Maricourt[12]) ou à Oxford avec Adam Masch (Adam de Marisco ?- 1257), qui enseigna également à Paris et succéda à la tête de l’École Franciscaine d’Oxford à Grossetête dont il était l’ami comme il était l’ami de Simon de Montfort, ‘l’invincible’ de la Croisade des Albigeois. Bacon vouait une même admiration à Masch qu’à Grosseteste qu’il a fort probablement connu même si leur rencontre a été mise en doute. Grossetête meurt en 1253, Bacon est de retour à Oxford en 1247. Il doit à ces deux savants cette orientation vers les sciences et la linguistique.
La date et le lieu auxquels Bacon se fit franciscain sont incertains. Si la date 1257 et le lieu Paris sont les plus souvent avancés, l’Encyclopédie Catholique Anglaise reste plus circonspecte et avance prudemment 1250, 1251 voire 1257 à Oxford ou à Paris?
Il est en tout cas à Paris en 1257 où il tombe malade pendant deux ans. A la reprise de ses études, pèse sur lui et sur d’autres lettrés franciscains de tournure d’esprit peu convenable, la menace, faite par les autorités franciscaines, d’une censure et « de perdre le livre et le jeûne de plusieurs jours avec seulement du pain et de l’eau » à ne point écrire ce qui doit seulement l’être. La fermeté du nouveau Ministre Général, Saint Bonaventure, qui vient d’être nommé en cette même année et pour le rester jusqu’en 1273, se fait déjà sentir.
En 1265, Guy Foulque, futur pape sous le nom de Clément IV, qu’il avait connu à Oxford en tant que légat du pape Urbain IV, demande à Bacon de lui présenter ses travaux. Bacon rédige trois opus, l’Opus majus, l’Opus minus et l’Opus tertium qu’il fait remettre au Saint Père par un de ses élèves deux ans plus tard. Les deuxième et troisième ouvrages résument et complètent le premier dans lequel il reprend l’ensemble de ses propositions scientifiques qu’il accompagne dans son envoi d’instruments de son invention.
En 1279, Jérôme Ascoli ayant succédé à Bonaventure à la tête de l’ordre le fera condamner pour « innovation suspecte » qu’il décèle notamment dans ses œuvres scientifiques et particulièrement dans le Speculum Astronomiae (Miroir de l’Astronomie, 1277)[13]. Ses œuvres seront scellées et en viendront à être grignotées non par d’assidus ‘rats de bibliothèques’ mais par de vrais rongeurs. Lui-même restera enfermé pendant quelques années (la durée de sa détention n’est pas certaine).
Il est de retour à Oxford en 1280 et y meurt en 1294. Il aura entre temps écrit son testament philosophique, Compendium Studii Theologiae (Abrégé d’Études Théologiques),
Le nombre d’ouvrages de Roger Bacon que l’on pourrait estimer à quatre-vingt est en fait difficilement comptabilisable. Certaines œuvres lui sont attribuées à tort, d’autres sont des copies reprisent sous d’autres titres, et certainement les fonds des bibliothèques d’Oxford, de Paris et de l’Ordre doivent en receler quelques-unes encore inconnues.
« Toutes les sciences sont comme un rayon de l’éternelle sagesse, un reflet de la divine clarté » (Opus majus)
Avec Pierre de Méricourt qui travailla sur le magnétisme et dont il fut l’élève, le Doctor mirabilis (Docteur admirable) est un des grands scientifiques européens dans la pratique de la science telle que nous entendons de nos jours comme champ d’expérience et d’expérimentation. Ces travaux sur l’optique (lois de la vision, anatomie de l’œil), sur la lumière (réflexion-réfraction), sur l’astronomie, font date dans l’histoire de la science occidentale. Avant Léonard de Vinci et d’autres ‘visionnaires’ de la Renaissance[14], il a eu la préscience d’inventions futures. « Son opuscule de Secretis Ooperibus Artis et Naturae est plein de ces visons d’avenir: bateaux à vapeur, chemin de fer, ballons, scaphandres, télescopes… »
(G.Delorme opus cité).
Bacon a élaboré des conceptions toutes nouvelles en matière de linguistique comme celle d’une variation du sens et de la forme du discours qui ne saurait être stable, dépendant du locuteur qui peut tout aussi bien donner une acception personnelle aux mots qu’il emploie, jusqu’à leur faire perdre leur signification première (sémantique), qu’adapter la forme de son discours à son intention et sortir ainsi des formes communes (grammaire).
Les modistes ou formalisants ou formalistes (les réalistes de la Querelle des Universaux) imprégnés de logique et nourris d’Averroès pour combattre cette position tendront à théoriser le discours en cherchant des règles immuables, des invariants, alors que Bacon abordait le langage par la praxis. Mais Bacon et ces modistes seront d’accord sur un point: la relation « réelle » entre le signifiant et le signifié. Ce que rejettent les nominaux (nominalistes), appelés par la suite terministes: le mot renvoie à « sa » chose[15]. Alors que pour les terministes qui font intervenir la notion de ‘supposition’: le signe linguistique suppose la chose et non la remémore: « La notion de signification devient ainsi extentionelle, le mot ‘homme’ signifiant par exemple les individus’ qui sont des hommes puisqu’il est destiné à supposer pour eux »[16]. Cette opposition entre terministes et formalistes déborde le domaine de la linguiste car elle relève d’une question essentielle sur l’être qu’énonce Jean de Gerson (1363-1429):
« L’être considéré comme absolu, la chose elle-même diffère beaucoup de l’être représentatif dans l’intelligence selon la diversité des esprits et des objets rationnels, ces derniers n’étant pas regardés en eux-mêmes comme matériels mais comme des formes… c’est ainsi que la signification est comme la forme du langage et la manière de s’exprimer la forme de la signification ».[17]
Cette question de linguistique fondamentale qui opposa au XIIIème siècle les antiqui (modistes) et les moderni[18] (terministes) fera également l’objet de controverse au XIVème siècle entre de grands universitaires comme Jean de Gerson et Guillaume d’Ockham. Ce dernier apportant de toutes nouvelles notions linguistiques.
R. Bacon a écrit par ailleurs deux grammaires: Grammatica graeca et Grammatica hebraica.
Dans son Opus Majus adressé au Pape, Bacon mit en avant les « péchés de l’enseignement théologique » tant du point de vue de la méthode que du point de vue de la « substentia ». Il y dénonça l’importance accordée à des questions qui ne relèvent que de la philosophie comme
« les astres, l’être, la matière, les espèces, le temps, le mouvement…(laissant par trop de côté) les questions théologiques comme l’incarnation, la Trinité, les sacrements…(et son ignorés
les sciences les plus nobles et les plus utiles au théologien : les mathématiques, la chimie, la linguistique, la physique, la morale, l’expérimentation[19]. »
Il s’en prit par ailleurs violemment à Alexandre de Halès et à Albert le Grand dont il dit qu’ « ils n’ont pas connu les sciences » et d’ Albert que ses œuvres sont pleines d’erreurs. Pour Roger Bacon, la connaissance des sciences est indispensable pour le « bien de l’âme » et à la connaissance de la Vérité.
Dans la controverse qui oppose les tenants de la tradition augustinienne et les thomistes au sujet de la place et du rôle de l’Intellect (voir Une Notion Clé: l’Intellect agent), Bacon adopte une position nuancée. Étienne Gilson a dit de lui qu’il était « le type accompli de l’augustinisme avicennisant », faisant référence à la place que le maître musulman accorde à l’irradiation divine dans l’acte de connaissance, développant ainsi un subjectivisme total dans lequel aucune place n’est accordée aux objets extérieurs et aux sensations qu’ils provoquent dans l’acte d’intellection. En effet, pour le maître Ouzbek, en accord avec la doctrine augustinienne, l’agent actif qui irradie l’agent possible, potentiel en l’âme et rend l’intellection possible est extérieur à l’âme, et provient chez lui d’un ange. Il n’est pas comme pour les thomistes, cette partie intégrante de l’âme qui abstrait (intellectualise) l’objet perçu. Mais si Bacon convient avec eux que l’agent actif est bien séparé de l’âme. Il affirme que l’intelligence n’est pas unique, qu’elle est différente en chaque être humain. Il accorde à l’intellect possible, passif dans l’âme, une certaine capacité de réaction à l’objet (de connaissance) en face duquel il est mis. Passif mais pas inerte. L’agent potentiel dans l’âme participe peu ou prou à l’entendement.
John Duns Scot (1266/74- 1308) est né d’une famille de petite noblesse pour certains en Angleterre, pour d’autres en Irlande mais plus vraisemblablement en Écosse à Berwick ou Littledean. Il n’en est pas moins mort jeune, à 34 ans à Cologne. Il entre chez les franciscains en 1280. Il est ordonné prêtre en 1291 (ce qui fait attribuer 1266 comme son année de sa naissance). Il pourrait avoir fait un séjour entre 1291 et 96 à Paris où il aurait obtenu sa licence. Il poursuit au Studium Generale d’Oxford (école franciscaine) des études au cours desquelles il manifeste un intérêt sans doute plus net pour les sciences (optique, physique, mathématique) que pour la théologie. Il avait à la fois «l’esprit de géométrie et de finesse»
Après avoir donné des cours brillants qui attirent la foule des escholiers à Oxford, il arrive à Paris en 1301 (1302 ?) -il a entre 30 et 35 ans- où il obtient son doctorat en commentant le Livre des Sentences de P. Lombard. Il doit repartir l’année suivante pour s’être opposé au roi Philippe le Bel en conflit avec le ‘pape d’Anagni’, Boniface VIII[20]. Il y revient dans la capitale en1304 où il obtient son baccalauréat et devient Maître Régent (directeur des études) du studium e franciscain. Il rencontre à l’un de ses cours un auditeur négligemment vêtu qui visiblement le conteste par un balancement marqué de la tête. Alors, le jeune et brillant professeur lance à l’inconnu « Dominus qaes pars? » . L’individu qui lui répond: « Dominus non est pars, sed totum » [21] , n’est autre que le Catalan Raymond Lulle qui écrira à la suite de leurs échanges un petit traité intitulé Dominus qaes pars?
A la fin de 1307, il part précipitamment pour Cologne sur ordre express du Général de l’Ordre, Gonzalve, sans qu’on connaisse la raison de ce départ ni ce qu’il fit dans la patrie d’Agrippine. On peut supposer que ce retrait précipité fut la conséquence des attaques qu’il dut subir pour sa position sur l’immaculée conception. Il y meurt en 1308, le 8 novembre, près d’un an plus tard, d’une apoplexie (dans le sens ancien, c’est un AVC non forcément une hémorragie au niveau du pancréas.). Il est célébré comme Bienheureux depuis 1701.
Xavier Rousselot (opus cité) a dit de Duns Scot qu’il était un raisonneur. Scot est quelqu’un qui peaufine dans la dialectique, ce qui le fait surnommer doctor subtilis. Mais son ‘haché menu menu’ de la pensée tient de sa rigueur d’esprit; C’est sans doute à cette rigueur intellectuelle que s’attachèrent ses disciples qui créèrent un véritable courant scotiste. A la Renaissance, son « subtil génie « dont parle son maître et général de l’ordre, Gonzalve de Bilbao, le fit passer pour ‘un coupeur de cheveux en quatre’. A quelques philosophes près, comme Descartes qui le critiqua, il faut attendre le XXème siècle pour que le Docteur Subtil retrouve dans la pensée européenne la place majeure qu’il occupait de son temps.
Ses œuvres majeures sont ses Commentaires sur la Métaphysique et De l’Âme d’Aristote, le Tractatus de Primo Principio (1307), Lectures des Sentences (de Pierre Lombard,1100-1160) en 4 livres 1300-04, Quodlibeta (vers 1305), et Pava Logicalia (Petite Logique: Questions sur l’Introduction aux Catégories d’ Aristote -L’Isagogé de Porphyre (234-305)).
Duns Scot est un philosophe aristotélicien convaincu dans sa doctrine de la connaissance tout en étant au plan métaphysique un augustinien-néoplatonicien-réaliste tenace.
Sur les fondements de l’ancienne scolastique qui prône la liberté (volonté) de Dieu sans nécessité de créer, et dans laquelle il intégra la nouvelle donne aristotélicienne qui réserve à l’intellect la capacité à l’abstraction, indépendamment de tout illumination divine, cette étoile filante dans le ciel de la pensée médiévale a sans doute était le seul à opposer à celui de Thomas d’Aquin[22] sur lequel allait se forger la pensée moderne, un corpus doctrinal qui, de manière sous-jacente, ouvre à des questions essentielles et rationnelles sur lesquelles la philosophie n’a depuis eu cesse de s’interroger en regard d’un nominalisme triomphant.
Ses notions nouvelles d’individuation et d’haeccéité[23], d’univocité tendent toutes à élever la philosophie à une philosophie des essences et au-delà à une ‘ontothéologie’ de l’être dans la plus pure tradition plotinienne en laquelle univoque est l’unicité ; et l’unicité n’est pas l’union mais l’Un. Le philosophe Heidegger (†1976) lui consacrera sa thèse de doctorat, considérant Scot comme un des penseurs qui finalisent au Moyen-âge l’ontothéologie, c’est-à-dire la réduction de l’Être à Dieu comme l’« Étant suprême et général. »
(http://www.freres-capucins.fr/ Presentation-de-Jean-Duns-Scot-F.html)
Scot aborde aussi les thèses traditionnelles des franciscains sous un angle nouveau. Comme sa façon de traiter du rapport matière-forme, le binarium famosissimum, la pierre angulaire de la pensée médiévale. Toute substance est faite d’une matière et d’une forme. Matière et forme n’ont pas le sens que nous leur donnons de nos jours, la matière est substance, tout support tangible et intangible, la forme est ce qui vient imprimer la matière, lui donner une essence et une intelligibilité (possible). Toutes les écoles de pensée conviennent depuis Aristote de son concept d’hylémorphisme (matière-forme). Mais si pour les augustiniens au sein de cette substance les formes peuvent se révéler multiples et donc modifier la substance -avec toujours ce souci chez eux d’individualiser les âmes et leur (libre) salut- pour les thomistes, il ne peut y avoir de pluralité de formes qu’accidentelles (épiphénoménales), la première forme survenue avec la matière étant la seule propre à cette substance. Scot introduit, lui, la notion d’individuation.
Scot pose la question métaphysique par excellence du pourquoi. Pourquoi telle substance se distingue-t-elle dans la nature (dont elle prend une part de matière) par une forme particulière pour donner cet être particulier. Considérées séparément forme et matière, en tant que telles, se rapportent l’une et l’autre à d’autres êtres qui tous sont fait de la forme et de la matière. Tous les corps humains sont faits de la même matière mais ce qui les distingue, c’est leur forme. Le carré se trouve en quantité infinie dans la nature, donnant sa forme à des êtres de matières totalement différentes. Mais l’on peut aussi dire que tous les corps humains ont la même forme qui les faits corps humains. Thomas d’Aquin rapporte la singularité de chaque être, son individuation dans la quantité de matière de chaque être, quantité déterminée. Cette détermination de la matière oblige la forme à son tour à une détermination. Pour Duns Scot, il en va tout autrement: Au concept d’individuation, Scot rattache celui d’haeccéité (haecceitas) ou heccéité qui est étymologiquement une désignation, ecce signifiant voici (l’ “ecce homo“ de Judas désignant du doigt le Christ au Getshemani). Bien que toute chose « appartiennent » à cette nature commune, « natura communis », dont il parle, à cette réalité universelle que constituent les caractères universaux, cette chose est ce qu’elle est par son hecceité qui la singularise.
La notion d’individuation est une notion à laquelle la chrétienté médiévale a été particulièrement attachée.
Un autre binôme de la pensée médiévale, le couple intelligence et volonté, oppose Scot et Thomas comme elle oppose de manière générale les franciscains aux dominicains. Le maître de Scot, Gonzalvès d’Espagne (ca1255-1313) en débattra publiquement avec le maître Rhénan, Eckart von Hochheim (1260-1328) qui enseigne à Paris en 1302 et 1303. Le débat, en amont, est la primauté ou du vrai (l’intelligence) ou du bien (la volonté), mais aussi celui soit de la nécessité intrinsèque à la création soit de l’absolu liberté de Dieu Pandokrátor. Pour Thomas et les dominicains prime l’intelligence bien qu’elle soit indissociable de la volonté. C’est par l’intelligence que le monde nous est intelligible et donc accessible. Pour Scott et les franciscains, c’est à la volonté qu’ ils donnent le primat, parce que la volonté de par son intelligibilité même porte en soit la liberté de la création, la liberté divine. Tout est ou peut être changeant, les êtres, les essences, les vertus. La volonté est l’empreinte de la contingence sur la création. Mais dans ce couple intelligence-volonté, l’intelligence est l’aurige qui conduit le char de la volonté.
« Dire que l’être est univoque à Dieu et à la créature, c’est affirmer
simplement que le contenu du concept que nous leur appliquons est le même dans les deux cas » (Gilson, Espr. philos. médiév., P.60 Édit. Vrin 1932)
« Le “sujet propre“ de la métaphysique scotiste, c’est l’être, non pas “l’existence actuelle, mais l’être quidditatif, qui consiste en ce que sa notion n’est pas fausse en elle-même“. En d’autres termes, c’est “ens commune, c’est-à-dire l’être pris dans son indétermination totale, comme prédicable de tout ce qui est“.
La métaphysique est donc “la science de l’être et de ses propriétés“, parmi lesquelles il faut bien compter « l’existence actuelle
“…la métaphysique scotiste sera une métaphysique de l’être univoque et celle de saint Thomas, une métaphysique de l’analogie de l’être. »[24]
L’être de Dieu et l’être de la créature sont un, que l’un soit infini et l’autre fini. L’être du fini est celui de l’existence; il est le fruit de l’individuation. L’être de l’infini est celui de l’essence, de l’universel. Infini est fini sont des modalités de l’être Un.
« C’est avant tout un renversement métaphysique/théologie : il s’agit de trouver non plus la première cause du monde, ou
principe (tel étant en particulier, qu’il soit fini ou infini), mais ce qui est commun à toute connaissance, le concept le plus commun et doté de la plus grande universalité : le concept d’Être. Toutes les déterminations supposent ce concept d’Être, d’où l’absence de nécessité qu’elles partent d’oppositions. »
(JérémieJuraver:http://diaphora.juraver.net/article-14-lunivocite-de-l-etre)
Ramón Lull (1232-1315/16) est né dans l’ile de Majorque, prise en 1229 aux Almohades par Jacques 1er roi d’Aragon[25]. Il mène une vie « mondaine et licencieuse ». Quand, jeune homme, il commence à écrire pour sa maitresse, des poèmes courtois, lui viennent des visions du Christ en croix. Ce qui le pousse en 1264, la trentaine passée, à changer de vie. Il quitte la cour du roi de Majorque pour se rendre à Saint Jacques de Compostelle. De retour à Palma, en 1266, il vend tous ses biens. Désireux de consacrer sa vie à l’apostolat, d’apporter la ‘bonne parole’ aux musulmans (ce qui sera chez lui un souci constant), il se fait franciscain et entre d’abord au Monastère de Notre-Dame de Real. Ensuite, il se construit une cabane, achète un l’esclave musulman et pendant 9 ans va apprendre à parler et écrire en arabe et à étudier la religion musulmane. C’est pendant cette
retraite qu’il a l’illumination de son Ars Magna[26]. Il fonde un monastère où à fin d’apostolat, l’arabe sera enseigné aux moines franciscains.
Son premier écrit d’importance date de 1272, Le Livre du Gentil et des Trois Sages. Il reprend de Kuzari (défense de la religion juive), œuvre majeure du poète juif de Navarre, Juda Halevi (1075-1141), la trame des trois sages, chrétien, musulman et juif, exposant chacun sa religion à un incroyant. La même année, il rédige le Livre de La Contemplation de Dieu dans lequel pour chaque jour de l’année, il donne un thème de réflexion amenant à la louange de Dieu au travers de sa Création.
Il part voyager en Méditerranée. Se rend à Paris où il est nommé en 1286 professeur de l’Université de Paris et trouve une grande écoute dans la jeunesse. Il y sera à nouveau en 1304-1305. Il part prêcher à Tunis d’où il est chassé. Il obtient l’autorisation de prêcher dans les mosquées de Majorque. En 1302, il est à Chypre poursuivant ou tentant de poursuivre sa mission d’apostolat. Il revient en Europe, toujours à la recherche auprès du Pape et des universités, de fonds pour une nouvelle croisade à partir de son projet Rex Bellator de réunifier les ordres combattants avec à leur tête un prince guerrier.
Selon certaines sources, Lulle aurait travaillé entre 1305 et 1308 à ce qui est la fois livre et machine, son Ars Magna :
Ars Magna : compendiosa inventendi veritam (Le Grand Art : découverte concise de la vérité) [27]
Il rédige son œuvre majeure l’Arbor Scientiae dans laquelle il énonce seize branches par lesquelles on peut connaître toutes les sciences, dont entre autres l’arbre moralis (arbre de l’éthique), l’arbor végétalis (arbre de la science et de l’usage des simples). Les racines de l’Arbre des Sciences sont au nombre de dix-huit: neufs principes divins que Lull nomme les dignités (la grandeur, l’éternité, la sagesse, la bonté, la volonté, la puissance, la gloire, la vérité la vertu) et neuf relatifs, équivalents à des catégories (la différence, le fini, la contrariété, la concordance, le commencement (principium), le milieu, le fini, l’égalité, la supériorité, l’infériorité).
En 1311, il participe au Concile de Vienne qui l’année suivante proclamera la condamnation de l’Ordre du Temple que Lull aurait défendu. Il a l’autorisation d’ouvrir un collège enseignant l’arabe, l’hébreu et le chaldéen mais n’obtient toujours pas d’accord pour le financement d’une neuvième croisade (huitième et dernière croisade en 1270, mort de St Louis à Tunis)
Il passe ses toutes dernières années de sa vie à Tunis. Mais sur sa mort elle-même plusieurs scénarii sont avancés. Il serait mort en martyr, lapidé par les habitants de Bougie (Algérie), ou mort tranquillement dans son lit ou mort au cours du naufrage du navire le ramenant à Majorque, naufrage que l’on peut confondre avec celui du bateau qui le ramenait en 1307 de Tunis, et dont il fut rescapé.
La remise en cause d’un Lull alchimiste est le fait des lullistes modernes, hors mis les lullistes anglais, alors qu’il y a encore peu, il ne faisait aucun doute pour qui l’étudiait que Lulle avait été alchimiste comme R. Bacon et Arnaud de Villeneuve pour qui on ne remet pas en cause le fait qu’ils l’aient été. Chez Lulle, il s’agit de l’alchimie spirituelle dont une des étapes est l’alchimie médicale comme la pratiquait Arnaud de Villeneuve. Elle recherche la fabrication d’un élixir de longue-vie à des fins médicales de guérison mais à fin également de prolonger la vie en permettant une régénération du corps physique. L’étape ultime est la découverte de la Pierre philosophale que Lull assimile au Christ. Elle permet la régénération de l’homme au plan moral et la contemplation de « Dieu en sa splendeur ».
Dans son livre l’Alchimie Spirituelle[28] Robert Ambelain parle de celle-ci comme d’ « une technique de la voie intérieure » et cite Albert Poisson: « L’homme est l’athanor philosophique où s’accomplit l’élaboration des vertus… car l’œuvre est avec vous et chez vous…le trouvant en vous-mêmes où il est continuellement ». On peut admettre que tout en ne croyant pas à une transmutation des métaux, Lulle ait pu adhérer à une telle doctrine compte tenu de l’importance qu’il accordait à la régénération du corps en vue de sa résurrection (recréation) ; ce qui est la vraie visée alchimique selon lui, à savoir la réintégration du corps et de toute la création dans le Corps Glorieux du Christ[29]. Il a été fortement influencé par l’alchimiste arabe Jâbir ibn Hayyân (721-815) qui, médecin, pratiquait cette alchimie médicale[30]. Après Lulle et Bacon, tout un corpus d’ouvrages alchimiques se constitua parfois même en empruntant leur nom.
L’importance de Lull, qui se disait christianus arabicus, est qu’il est vraiment au confluent de la pensée chrétienne et de la pensée musulmane puisant directement dans les textes de celle-ci et non comme nombre de ses confrères universitaires par le biais de traductions plus ou moins fidèles et complètes de l’arabe en latin. Il a de la langue d’Avicenne et d’Averroès une lecture directe comme l’avaient Roger Bacon et Guillaume d’Auvergne (ou de Paris dont il a été l’évêque en 1229); Ce dernier possédait une vaste connaissance des textes arabes notamment ceux d’Avicebron.
Du courant chrétien, Lull puise l’augustinisme franciscain, du courant musulman, il puise tout à la fois chez les hellénisants qui s’inspirent d’un « aristotélisme platonisé » et dans le courant mystique traditionnel (Al Ghazil, Avicenne, etc.). De l’augustinisme, il retient la distinction néoplatonicienne du divin et de son agent, et le rôle fondamental de la grâce, la ‘nécessité’ de l’illumination divine dans la connaissance de la vérité révélée. Chez les musulmans, des hellénisants, il tire l’usage de la logique à des fins de conversion, et des ‘rationalistes’ modérés comme Al Ghâzalî, Avicenne et Ibn ‘Arabî (1165-1240), il retient la confortation de la connaissance du divin par une révélation, une ‘illumination de l’âme’.
Lulle fut un ardent adversaire d’Averroès et, de fait, du thomisme, thomisme qui devint après Saint Thomas la doctrine officielle de l’Église. Pour autant, Lull donne à la philosophie, occulte ou non, une place toute aussi importante qu’à la théologie. Il pense dans un but missionnaire, qui ne le quitta jamais, que c’est par des arguments rationnels que l’on parviendra à convertir les infidèles. Mais il s’inscrit aussi profondément dans la pensée d’un Saint Bonaventure, également ardent adversaire de St Thomas, selon laquelle ce n’est point par une quelconque preuve de son existence que l’on accède à Dieu, mais bien par une intériorisation nourrie d’un sentiment et d’une intuition qui rend l’âme disponible à la grâce.
La grande ambition, vision, de Lulle est celle d’un monde unifié
dans une même croyance en Dieu, le Dieu de la Bible commun aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans. C’est sur les bases d’une vérité philosophique raisonnée que pourra s’ériger une religion commune du Livre. Et cette base philosophique ne saurait être que cette philosophie néoplatonicienne qui après Proclus (412-485) a été une veine d’inspiration permanente aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans.
Son œuvre fut condamnée sous la pression des dominicains et par l’inquisition catalane mais chaque fois elle finit par être réhabilitée. Le doctor arabicus christianus, appelé aussi le Docteur Illuminé, fut reconnu bienheureux mais jamais canonisé.
Ce titre est emprunté à l’alchimie arabe. Ars Magna[31] est en alchimie cette démarche qui tente la transmutation de l’alchimiste lui-même (voir l’embryon d’or dans l’alchimie chinoise). Dans l’alchimie musulmane de la période de Lulle, elle signifie dans son aboutissement à la résurrection en corps glorieux.
L’Ars Magna est en effet le ‘grand œuvre’ de Lull puisque c’està la fois une combinatoire et un livre qui en donne le fonctionnement. Cette combinatoire, ce montage, met en mouvement trois cercles concentriques sur lesquelles sont inscrits les neufs même lettres correspondant chacune à un principe universel, un relatif, un sujet, une vertu, un vice et une question (quid? de quo? quando?...) A ces neuf lettres vient s’ajouter la lettre ‘T’ indiquant que la lettre qui la précède doit être entendue au plan de l’absolu et celle qui la suit au plan relatif. La mise en rotation de un ou deux ou trois cercles apportent les réponses du type CTDK, BETH etc. Soit au total 1680 combinaisons/réponses.
Une notion clé traverse l’œuvre de Lulle qu’il tient de la pensée musulmane: la notion d’intention. Il l’aborde dès sa première œuvre, dans sa traduction ou plutôt son adaptation versifiée du livre d’Al-Ghazâlî, Maqâçid al-falâsifa (el Llibre del Gatzel (logica et philosophia Algazelis)) dans laquelle apparaît déjà une « science des lettres ». Il écrira par la suite le Libre de l’intenció (ou Liber de prima et secunda intentione, 1283) consacré entièrement à cette notion d’intention.
L’intention est double; la première intention, qui est le but à atteindre, correspond chez Aristote à la notion de « cause finale ». Elle relève selon Lull de la vérité immuable sur Dieu, vérité que l’on atteint par la connaissance et par l’amour. La seconde intention est le moyen d’y parvenir par l’opinion dont le propre est d’être variable et non constante, discours sur Dieu et savoir sur les choses changeantes du monde. La « cause finale » n’est autre que le Christ (oméga), sauveur, résurrecteur, recréateur d’une Création purifiée du péché telle qu’en son origine avant le péché d’Adam, créée par le Christ (alpha), Logos créateur. Pour Lull, il n’y a pas de salut de l’âme sans la résurrection du corps en corps spiritualisé, en corps glorieux, doctrine qu’il emprunte à l’alchimiste Jâbir ibn Hayyân.
Ce que tente de faire Lull dans le but constant d’arriver à convaincre l’infidèle par une vérité raisonnée et non par l’autorité d’une parole sacrée, c’est de reporter ce savoir des choses relatives à une approche de la vérité immuable. Autrement dit, de se servir de ce que l’on peut appréhender intellectuellement du relatif pour appréhender la vérité sur Dieu. De là, il fait reposer l’Intention première d’arriver à cette vérité sur une méthode et un concept; la méthode est sa combinatoire de cercles et de carrés, l’Ars Magna en tant qu’instrument ; le concept est celui de ‘la figure pleine’, une combinaison intellectuelle de lettre associées à des principes et aux quatre éléments. Cette figure pleine est « la quadrature et la triangulature du cercle »[32].
Le cercle représente les principes divins, que Lulle nomme les dignités, que l’alchimie musulmane nomme les « dignitaires », qui sont les noms de Dieu, les idées divines (Lull adhère aux thèses néo-platoniciennes par l’intermédiaire de Saint Bonaventure d’où il tire aussi son augustinisme); A chacune de ces dignités circonscrites dans le cercle ‘A’ (essence divine) est attribuée une lettre. Un autre cercle ‘T’ circonscrit les principes relatifs globalisés sous le terme de l’Agent, le principe actif de la Création. Une distinction est établie entre ces principes, divins et relatifs, et Dieu, créateur et non créé. Dieu créateur distingué du dieu incréé, « sans nom », l’insondable[33] des néoplatoniciens et de Maître Eckart (contemporain de Lull). La création est divisée en monde céleste, parfait et harmonieux et en monde sublunaire où règne la contradiction, la disharmonie.
Le carré se rapporte au quatre éléments de la pensée grecque, eau, air, feu, terre, qui sont une combinaison, une opposition à deux, du froid, du sec, du chaud et de l’humide[34], auxquels Aristote en ajouta un cinquième, la quintessence céleste. (que l’on retrouve dans toutes les Traditions notamment du Vedanta, le cinquième élément y étant l’éther). Cette bipolarité des éléments, constituée de deux qualités, le ‘propre’ dominant et ‘l’approprié’ secondaire est à la base de la contradiction, de la contra riété du monde sublunaire. Par ces quatre éléments, les attributs divins et relatifs agissent dans et sur la Création.
Le triangle symbole du ternaire : Toute la Création est basée sur le ternaire, la trinité pour le chrétien Lulle. Ce ternaire est une triade constituée par les ‘corrélatifs’ que l’on retrouvent dans
Livre de l’Ami et de l’Aimé sous la forme de l’amour, de l’aimé et de l’ami. A l’origine, le Père, le Fils et le Saint Esprits se ‘prolongent’ en l’agent, le patient, l’opérateur; Dans l’attribut divin de la Bonté, les corrélatifs sont:
bonificativum, bonificabile et bonificare; Dans l’éléments feu : ignificativum, ignibile et ignire. Etc.
Voir Littérature/ Roman/ Roman Didactique/Raymond Lulle
NOTES
[1] De et pour en savoir plus : Paul Vincent Spade, Binarium Famosissimum, The Stanford Encyclopædia of Philosophy (automne 2008 Édition), Edward N. Zalta (éd.) : http://plato.stanford.edu/archives/fall2008/entries/binarium
[2] Sur la pluralité des formes, les intellects agent et patient voir Baudouin Decherneux in Introduction à la Philosophie de la Religion; L'Antiquité :
https://books.google.fr/books?isbn=2806602467
[3] de Wulf, opus cité p.25, en note: Hist., de la Philo. Médiévale, I, p. 319. De Wulf présente le 'Correctoriumfratris Thomae' de Guillaume de la Mare comme un véritable manifeste de la 'doctrine' augustinienne, autrement dit de l'ancienne scolastique pré-thomiste, équivalent en cela à la Summa Philosphiae' d’un auteur anonyme.
[4] Toutes les traductions de la Bible du grec ou de l’hébreu ont introduit le terme et donc la notion de péché qui n’a pas son équivalent dans la Thora. Le passage qui fait référence dans la bible pour justifier de cette notion est le psaume de David 51-7 (ou 5) : « Voici, je suis né dans l'iniquité, et ma mère m’a conçu dans le péché. » Dans ce psaume de David, en français, le mot 'péché' est employé à plusieurs reprises.(5.2). En hébreu le terme ‘het’ signifie l’erreur et non la faute, précisément une erreur de trajectoire, autrement dit, la prise d’une mauvaise direction. Saint Augustin fait du péché (de peccatum faute,), terme entièrement forgé par St Jérôme dans sa traduction de l’Ancien Testament, une faute originelle, c’est-à-dire non pas commise par l’homme mais comme une composante innée, propre à sa nature, qui lui est constitutive et que seule la grâce divine peut donc éliminer.
[5] Salomon Ibn Gabirol (Shelōmōh ben Yehudāh ibn Gěbirol 1022-1058) est un poète philosophe juif espagnol d'inspiration néoplatonicienne. Son œuvre principale, La Source de Vie (Fons Vitae) rédigée en arabe, traite de la matière et de la forme. Il est connu et apprécié des scolastiques, notamment de St Thomas, sous le nom d'Avicébon. Parfois appelé Avicébron.
[6]http://philosophie_du_moyen_age.fracademic.com/58/Alexandre_de_Halès: Analyse de la Somme par E. Bréhier in Philosophie du Moyen-Âge. 1949.
[7] Certaines sources indiquent que c'est en 1256 et le même jour que le pape accorda ces chaires aux ordres et nomma le franciscain Bonaventure et le dominicain Thomas pour représenter chacun leur ordre.
[8] En 1348, paraitront en Allemagne les Geisslerlieder et les Geisslertânze, chants et danses d'imploration de l'aide de Dieu pour les processions auxquelles se mêlait le public. Au milieu du siècle précédent, des danses et chansons avaient déjà été écrites pour les manifestations publiques des Flagellants, suscitées par les troubles permanents qui sévissait en Italie du Nord (famines, révoltes).
[9]Le "sineh zani" ('se frapper la poitrine') est une réminiscence symbolique des anciennes flagellations que pratiquaient en procession certains Chiites en commémoration du martyr de l'Imâm Hossein.
En corse, 'u catenacciu' est un vestige de ces processions de mortification, corse : le jour du Vendredi Saint, le pénitent parcours la ville la tête sous une cagoule en portant la croix. Seul le curé de la paroisse sait qui il est.
[10] Nous retrouvons là la terminologie plotinienne de la lignée augustinienne.
[11] À partir du texte des Six Illuminations de cette Vie, édité par http://jesusmarie.free.fr/bonaventure_les_six_lumieres.html
[12] Pierre de Méricourt ou de Maricourt, Pierre le Pèlerin, est un savant qui doit son importance tant à ses recherches et expérimentations sur le magnétisme et le compas magnétique, à son perfectionnement de la boussole qu'à sa méthode expérimentale rigoureuse. Son traité sur les aimants de 1269 fait date.
[13] Certaines sources en attribuent la paternité à un pseudo-Roger Bacon du XIVème siècle. On l'attribue à Bacon bien que les impressions qu'on en connaisse soit des réimpressions de 1541 à 1702 (G. Delorme in Dictionnaire de Théologie Catholique/ Roger Bacon). Hervé Delboy affirme que "On sait aujourd'hui de façon assurée qu'il pratiqua l'alchimie, même si la plupart des traités imprimés sous son nom sont apocryphes, à l'exception notable du Miroir d'Alchimie :
http://herve.delboy.perso.sfr.fr/roger_bacon.html.
[14] En cette époque de la Renaissance humaniste et scientifique, les inventeurs projetant, dessinant, concevant de nouvelles machines, de nouveaux engins étaient nombreux. Même s'il est le plus connu d'entre eux, Léonard de Vinci était loin d'être le seul à faire preuve d'inventivité et d'imagination pour de nouvelles techniques.
[15] Pour en savoir plus les questions de linguistique et de grammaire, et sur leur rapport : Irène Rosier in Grammaire, logique, sémantique, deux positions opposées au 13ème siècle: Roger Bacon et les modistes (CNRS, Paris VII, département de recherches linguistiques).
[16] Joël Biard in Logique et théorie du signe au XIVème siècle, Études de Philosophie Médiévales. Édit. J. Vrin 1989
[17] Jean Gerson cité par Xavier Rousselot in Études sur la Philosophie dans le Moyen-âge, Édit. Lib. Joubert 1842. L'auteur poursuit : « Le mot être est à deux sens… il y a deux sortes de réalité, la première consiste dans l'existence de la chose elle-même, la seconde dans la représentation qu'en forme l'intelligence, dans l'idée. »
[18] Domański Juliusz, Malewicz Malgorzata. Elisabeth Gössmann. — Antiqui und Moderni im Mittelalter. Eine geschichtliche. Slandorlsbeistimmung. Munich/Vienne, 1974. In: Cahiers de civilisation médiévale, 21e année (n°82), Avril-juin 1978. pp. 174-183.
http://www.persee.fr/doc/ccmed_00079731_1978_num_21_82_2079_t1_0174_0000_2
[19] Dictionnaire de Théologie, Ref. citée
[20] L’attentat d’Anagni au cours duquel le pape aurait été giflé pourrait bien d’être qu’une légende. « Le pape est conspué, tout le monde se dispute avec tout le monde et, selon la chronique, un Colonna [Sciarra] tente de gifler Boniface VIII. Il en est empêché par un Français (peut-être Guillaume de Nogaret ? [envoyé de Philippe le Bel]).
https://www.herodote.net/8_septembre_1303-evenement-13030908.php
[21] « De quelle partie est le Seigneur? – « Il n'est pas une partie mais le Tout. » Anecdote rapportée par X. Rousselot (opus cité) qui situe l'évènement en 1307 mais il pourrait être plus vieux de 2 ans puisque Lull quitte Paris en 1305. On peut supposer que la question volontairement ambigüe de Scot portait sur la place du Christ, la 'part' qu'il joue dans la création ou en tant qu'éveilleur. Et Lull de lui répondre, ce qui ne put que satisfaire Scot, qu'entre Dieu et son Fils, il n'y avait qu'un Seigneur (maître), qu'un être et qu'il est tout et le tout.
[22] Du moins de leur vivant ; Thiery de Freiberg sera au siècle suivant un redoutable adversaires des thèses de Thomas (voir École Rhénane)
[23] Le terme a été forgé par ses disciples.
[24] De et pour en savoir plus: Hayen André : Deux théologiens : Jean Duns Scot et Thomas d'Aquin. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 51, n°30, 1953. pp. 233-294.doi 10.3406/phlou.1953.4441
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1953_num_51_30_4441.
En cet article, A. Hayen fonde son analyse à partir de l'ouvrage d'Étienne Gilson Jean Dans Scot, Introduction à ses positions fondamentales, Études de Philosophie médiévale, t. XLII, Paris, Vrin 1952.
[25] Un partie de la population musulmane sera mise en esclavage, tandis qu’ une population hétérogène migre de Catalogne et du sud de la France pour s’y installer. La riche famille de Lull en fait partie. L’île aura présenté pour Lull le privilège d’être au confluent des trois culture musulmane, juive et chrétienne.
[26] Voir ci-dessous Ars Magna et note.
[27] Voir ci-dessous Ars Magna et note . Dans l'opus cité, Gérard Rabbat donne comme date 1274 comme première date à laquelle Lull a la révélation de son Ars Magna, et 1290 comme date à laquelle il aurait reformulé certaines parties; donc bien avant 1305, Lull aurait conçu et largement entrepris d'écrire son œuvre majeure.
[28] Édition La Diffusion Scientifique, Paris 1974
[29] L’on retrouvera cette idée chez le mystique réformé allemand Caspar Schwenckfeld (†1561)(Voir Renaissance/Réforme/La Mystique) mais qui, lui, substitue l’eucharistie à l’alchimie et appelle le Corps Glorieux du Christ, son Corps Céleste. Son Cors Spirituel étant celui qu’on incorpore au cours de la Cène pour accéder au Corps Céleste. (Cf. Mystique de la Renaissance).
[30] Jâbir ibn Hayyân (721-815), né en Iran, mort en Irak, connu dans l'Occident médiéval sous le nom de Geber, était considéré comme le premier alchimiste. Il est l'auteur de centaines de traités dont une grande partie sur la chimie, L'anglais Robert de Chester a traduit en 1144 son 'Kitab Al-kîmiâ' (Livre de la Chimie) qui donnera le mot alchimie. Il est le père de l'expérimentation.
[31] Pour cette présentation de l'Ars Magna et en savoir plus voir La Doctrine de Raymond Lulle à propos du Concept de l'Intention de Gérard Rabbat, 2012. Cercle Raymond Lulle : http://lulle.free.fr/TEXTE4/doctrine.pdf.
[32] Rabbat opus cité.
[33] Cette même distinction se retrouve dans la mystique (rhénane) de Maître Eckart son contemporain, chez les néoplatoniciens, chez les Pères de l'Église Grégoire de Palamas et Grégoire de Nysse, mais aussi dans la Tradition du Samkya qui distincte Purusha et Prakriti, et du Vedanta qui distingue le principe mâle divin de sa parèdre, sa shakti.
[34]Feu=chaud+sec.
[35] Ralph Dekoninck Sandæus théoricien de l’image symbolique et mystique Emblematic images et religious texts Studies in honor of G. Richard Dimler S.J., Philadelphie, ST Joseph’s University Press 2010 P. 171-181. Ralph Dekoninck Sandæus théoricien de l’image symbolique et mystique Emblematic images et religious texts Studies in honor of G. Richard Dimler S.J., Philadelphie, ST Joseph’s University Press 2010 P. 171-181.
Si les frères aînés franciscains avaient aussi vocation de prédication, cette prédication s’exerçait davantage dans l’itinérance de leur apostolat. Les frères prêcheurs, eux, se consacrèrent plus au prédicat en chaire et à l’étude. La recherche, l’étude, la formation est une question centrale pour cet ordre né en 1215 (16)[1]. L’ordre adopte par là une méthode de cohésion. Chaque monastère à son école. Les monastères provinciaux ont leur studia provincialia qui forment à l’enseignement dans les monastères des provinces dominicaines. Au plus haut échelon, à côté des universités se trouvent les studia generalia (ou studium generale).
L’ordre essaime à Oxford, Bologne, Cologne et dès 1217 (18 ?19 ?) à Paris, rue Saint Jacques. Les dominicains de Paris seront à partir de là appelés les jacobins[2] jusqu’à la fermeture de l’ordre en 1792 comme de toutes les autres congrégations religieuses. L’ordre sera rétabli en France en 1843 grâce à la ténacité de H.Lacordaire (1802-1862).
Comme les franciscains, les dominicains possèderont sur autorisation papale deux chaires de théologie dans les universités. Si aux chaires de théologie de Paris, Alexandre de Halès puis Saint Bonaventure furent les grands maîtres franciscains, Albert le Grand et Saint Thomas d’Aquin le furent pour les dominicains.
Le Tiers-Ordre de la Pénitence de Saint Dominique permet comme dans tout autre ordre religieux aux laïcs de s’associer à la vie des moines.
L’inquisition est l’équivalent de notre enquête moderne (cf. en anglais to inquire, se renseigner). Le Tribunal d’Inquisition (d’enquête) tiendra sa mauvaise réputation non de l’institution en elle-même mais de l’usage tortionnaire qu’en feront par la suite les juges. Cet instance juridique a d’abord été mis sous l’autorité des évêques avant d’être confiée ensuite aux Cisterciens. Les deux ordres mendiants en ‘hériteront’ pour in fine n’être plus que de la responsabilité des seuls Dominicains en 1231.
L’Inquisition Médiévale est une procédure particulière du tribunal ecclésiastique instaurée par la bulle ‘Vergentis in Senium’ du Pape Innoc. Elle donne pouvoir au juge d’entreprendre de sa propre initiative ent III la suite d’une plainte, une action judiciaire en 1199 afin de lutter contre les hérésies et non à à l’encontre de toute personne.
Dès le 3ème Concile de Latran en 1179, la lutte contre les hérésies avait été décidée. Le Tribunal d’Inquisition fut un instrument particulièrement actif et efficace dans la lutte contre l’hérésie cathare. Le Pape Grégoire IX donna en avril 1233 à l’ Inquisitio hereticae pravitatis appelée aussi Inquisition Pontificale, la mission de pourchasser et de condamner les hérétiques cathares et autres albigeois. L’inquisition Espagnole de 1478 reprendra ce modèle juridique. L’on ne retient généralement que cette phase de l’inquisition et particulièrement l’acharnement du dominicain Torquemada (1420-1498), qui nommé Grand Inquisiteur en 1483 se rendit tristement célèbre en faisant brûler des milliers de musulmans et de juifs quand il ne se satisfaisait pas de les expulser d’Espagne.
C’est en 1231 que l’Inquisition est confiée aux seuls frères prêcheurs:
« En 1231 une décision commune du Pape et de l’Empereur crée l’office d’Inquisition pour l’appliquer dès lors à l’Allemagne et à l’Italie. Ce tribunal est introduit en France du nord en 1233, et dans celle du midi au début de 1234… A partir de 1252, l’Inquisition dispose du droit de soumettre à la torture les prévenus d’hérésie, comme il était courant à l’époque en droit commun[3].»
Inquisition ne signifie pas systématiquement torture mais plus délation, accusation à charge et sans défense. Il faut savoir que l’époque ne connaissait pas la remise de peine. L’hérétique pouvait être condamné soit par le tribunal religieux à la peine effective à perpétuité soit remis aux autorités civiles et ipso facto brûlé. La fonction d’inquisiteur n’était pas sans danger. Plusieurs d’entre eux dans les pays où l’inquisition sévissait durement furent tués.
L’Ordre des Prêcheurs a longtemps pâti de son rôle dans l’inquisition albigeoise. On a même reproché à Saint Dominique d’avoir participé directement à la répression de la bataille de Muret en 1213 où aux côtés des croisés de Simon de Montfort venus délivrer la ville du siège des troupes du Comte de Toulouse, on l’aurait vu porter la statue d’un Christ criblée de flèches (visible à St Sernin, Toulouse[4]). L’historien Jules Michelet au XIXème siècle participa grandement à cette vison d’un Saint Dominique « fondateur » (sic) de l’inquisition.
Les deux plus importants théologiens dominicains du XIIIème siècle sont Albert el Grand et son disciple St Thomas d’Aquin.
Albrecht von Bollstädt ou Boellstoedt (vers1193/1205-1280), plus connu sous les noms d’Albert le Grand et de Maître Albert, tout à la fois théologien-philosophe, naturaliste, (al)chimiste, traducteur d’Aristote, initiateur de la Mystique Rhénane, a laissé une œuvre considérable, d’une importance capitale pour la pensée médiévale. Il couvre quasiment tout le XIIIème siècle.
Albert, né en Souabe (Bavière) sur les bords du Danube, est issu d’une famille noble. Son père est Comte. Il fait des études à Venise et Padoue où en 1221 (23?), il entre dans l’ordre des dominicains. Après avoir poursuivi ses études à Paris, il enseigne à Cologne en 1228 et entame son œuvre avec ses commentaires sur le néoplatonicien le Pseudo-Denis. Il enseigne dans d’autres villes d’Allemagne avant de revenir en 1241 à Paris où il enseigne au Studium Generale de l’ordre, et en devient le maître-régent (l’ancien écolâtre). Le nombre d’étudiants est tel à suivre son enseignement que faute de place, il doit ouvrir une école plus vaste à l’emplacement qui porte encore son nom, la Place Maubert (Maitre Albert)[5]. C’est en cette période qu’il approfondit sa connaissance d’Aristote et qu’il peut l’enseigner, son école dominicaine ne dépendant pas de l’Université de Paris où l’auteur de De Anima a encore très mauvaise réputation.
En 1248, il repart à Cologne pour fonder le Studium Generale, et en être le maître régent. Il amène avec lui son disciple Saint Thomas d’Aquin. Son temps est partagé entre l’enseignement, la poursuite de son œuvre et la direction de la province dominicaine d’Allemagne réunissant la Teutonie et la Saxonie dont il devient vicaire général. Le pape lui confie des missions en Pologne, le nomme maître du Sacré Palais où il enseigne la théologie, le nomme évêque de Ratisbonne pour qu’il renfloue les caisses de l’évêché; ce qu’il parviendra à faire en trois ans avant que de se démettre de sa charge, emportant avec lui la réputation d’un alchimiste « faiseur d’or ».
Le pape le charge ensuite de l’organisation en 1264 de la 8ème et dernière croisade de 1270 qui verra la mort de Saint Louis. En 1274, il participe avec quelques milliers de cardinaux, évêques et autres prélats, dont Saint Bonaventure, au Second Concile de Lyon où il est question notamment des rapprochements avec l’Église d’Orient et du financement de la dernière croisade. Saint Bonaventure mourra au cours du Concile et son condisciple, Saint Thomas en cours de route avant d’y arriver.
Lorsqu’il meurt en 1280 au couvent de la Sainte-Croix à Cologne, cet esprit encyclopédique laisse une œuvre qui comprend plus de soixante-dix ouvrages dont des traités
- sur les plantes et animaux (de Animalibus,1270) en 29 volumes,
- sur Les Propriétés des Éléments (Proprietabus Elementorum),
- son Mineralibus qui fut à l’origine de toute une veine alchimique, et d’autre écrits relatant ses expériences sur les métaux qualifiées plus tard d’alchimistes,
- des commentaires sur Aristote,l’Ancien et le Nouveau Testament
- des traités comme De Natura Boni (De la nature du bien, 1243), Summa de Mirabili Scientia Dei ( Summa theologiae, 1270) ….
Certaines des œuvres qui lui ont été attribuées sont de ses élèves à partir de notes sur ces cours. Le fameux livre de magie Le Grand Albert est une compilation commencé du temps de Maître Albert et dont la rédaction s’échelonnera sur trois siècles. Elle comprend des extraits des travaux naturalistes du maître, des textes grecs et latins d’ordre plus ou moins scientifiques sur la nature, auxquels viendront s’ajouter jusqu’au XVIIIème siècle des trucs et astuces ‘de ma grand-mère’. Le Petit Albert est du même acabit. Paru en 1668, il ne reprend de son frère aîné que l’idée de secrets magiques de la nature. Ces deux livres auxquels on adjoint parfois Le Dragon Rouge (!) sont devenus les livres de chevet des cabalistes-ésotéristes-hermétistes-sorciers-magiciens des coins de rue et roulottes.
Maître Albert est fait Docteur de l’Église en 1931. Il est généralement présenté comme l’introducteur d’Aristote dans la réflexion médiévale voire parfois le découvreur, et celui par qui aurait été mis en avant la compatibilité de la raison et de la foi ; ce qui est mettre de côté toute référence à la première période scolastique, et passer au second plan voire sous silence, pour ce qui est de l’initiateur de La Théologie Rhénane, son néoplatonisme dionysien et sa noétique de l’illumination avicennisante. Même si Albert fut le grand zélateur d’Aristote[6] et que ses commentaires philosophiques et scientifiques furent pour beaucoup dans la position d’autorité que prendra jusque dans les lycées du XVIIIème siècle, le fondateur du premier Lycée, on ne saurait faire tenir à cela et à cela seulement la place majeur qu’à tenu dans la pensée médiévale le maître de Saint Thomas d’Aquin.
Il n’a été ni le premier ni le dernier à commenter les auteurs grecs dont Aristote connu déjà au siècle précédent par Saint Anselme de Cantorbury (1033-1109) et Pierre Abélard (1079-1142) au travers des traductions qu’avait faites Boèce au VIème siècle et de celles de leurs contemporains traducteurs, Jacques de Venise ou Gérard de Crémone au XIIème siècle. Il a lui-même retraduit ces auteurs grecs et a amélioré certaines des traductions précédentes[7].
Il n’a pas été non plus le premier ni le dernier à commenter les penseurs musulmans qui ont aussi traduit ou fait traduire[8], et commenté ces mêmes philosophes grecs. En ce XIIIème siècle, les traductions des grecs et des arabes sont diffusées dans toute l’Europe. Maître Albert y accède au même titre que les autres maîtres contemporains. Ces traductions en latin du grec ou de l’arabe ont été le pivot autour duquel ont tourné théologie, philosophie et sciences (botanique, médecine, optique…) à son époque et même auparavant (cf.Traductions des Auteurs Grecs et latins).
Mais Albert se place à la jonction des trois grands courants de pensée qui ont nourri l’Orient et l’Occident de l’Antiquité grecque jusqu’à lui et auxquels il fait converger le courant judaïque.[9] Non seulement, il opère une synthèse générale des courants grecs, chrétiens et musulmans, mais encore une synthèse de ce qui en faisait scission en leur sein.
Son œuvre va à la rencontre de la pensée grecque, autant néoplatonicienne qu’aristotélicienne, chrétienne, autant augustinienne que dionysienne, musulmane, dans son approche de l’illuminisme d’Avicenne et de l’hermétisme d’Averroès, judaïque, à la fois en sa tradition mysti-que de la Kabbale au travers Ibn Gabirol[10] et du Sepher Yesîrâh (Livre de la Transformation) et en son innovation par Maimonide (Moïse ben Maïmoun) qui ouvre le judaïsme rabbinique aux trois autres courants (Le Guide des Égarés[11], en arabe 1190).
Un expérimentaliste naturaliste qui a traduit les ouvrages d’Aristote le scientifique comme les Météorologiques, qui a pratiqué des expériences sur les métaux qui lui ont donné la fausse réputation d’alchimiste (qui cherche à transmuté les métaux en or) alors qu’il tentait de percer les secrets de la nature et non de trouver la pierre philosophale mais avec des méthodes expérimentales et sur la base de conceptions des éléments aussi peu rationnelles que le sont au contraire les nôtres aujourd’hui.
Un théologien, qui, commentateur de l’Ancien et du Nouveau Testament, a hérité de la conception augustinienne selon laquelle
« le bonheur est la finalité propre, invincible, absolue de la pensée et de l’effort théologiques… la théologie est une science qui est ultimement sagesse obtenue de la Cause première elle-même. C’est une science affective qui prend le vrai comme…un savoir qui ne s’occupe que d’arriver “au bonheur parfait”… à la béatitude proposée par la révélation »[12]
Un philosophe aussi bien nourri de Proclus, de Saint Augustin et d’Avicenne que d’Averroès, rompu à Aristote. Aristote est son maître, sa référence. Il le réécrit ou recompose à sa façon dans un même nombre de traités, nous dit Xavier Rousselot[13] qui décline ainsi les préoccupations des scolastiques du temps d’Albert en indiquant qu’il les a toutes traitées:
Selon la doctrine d’Avicenne et que reprend Albert,
« l’âme est bien la forme du corps mais, elle n’en est pas son essence… l’âme est une substance intellectuelle. Les âmes ne sont pas individuées par le corps. Elles sont distinctes en elles-mêmes les unes des autres…l’âme en tant que possible est quelques chose -quod est- (puissance) que Dieu actualise en lui donnant un être -quo est-. Ce qui est (quod est) est distinct en soi-même avant d’avoir reçu l’existence (quo est), « ce par quoi » c’est (acte). L’âme est composée d’une puissance qui la distingue en elle-même comme essence pour Dieu, et d’un
acte qui la distingue, au-dehors comme être pour elle-même[14]. »
Voir Ordres Mendiants/Théologie Versus Philosophie/ Une Notion Clé l’Intellect Agent).
« L’âme a deux parties : l’intellect possible fluant de ce qui est (puissance) …et l’intellect agent fluant de ce par quoi c’est (acte). L’intellect agent est l’image même de Dieu en l’âme…’ C’est une lumière qui est en nous cause première de la connaissance universellement capable de causer l’intelligible et continuellement occupée de la causer’… l’intellect possible est cette capacité de tout devenir que l’intellect agent vient informer en y faisant passer les intelligibles de la puissance à l’acte. »
Pour Maitre Albert, à l’instar d’Averroès et à l’encontre d’Avicenne, l’intellect agent n’est pas une substance séparée de l’âme, il est une partie de l’âme au même titre que l’intellect possible. Saint Thomas reprendra et développera la thèse de son maître. Mais Albert fait intervenir le Premier Intellect qui n’est pas une partie de l’âme, qui en est séparé (on retrouve Avicenne), et par qui seul est la connaissance vraie. Il ne saurait y avoir d’intelligible sans « la lumière de l’intellect incréé qui élève notre intellect à ce qui le dépasse ».
Dans La Querelle des Universaux, Maître Albert reprendra la position intermédiaire entre Terministes et Formalistes en se rangeant au conceptualisme d’Abélard.
Voir Duns Scot/Individuation
Puissance et acte forment le binôme fondamental de la philosophie péripatéticienne, qui sera l’axe de réflexion des scolastiques au moins à partir d’Albert et de la deuxième période scolastique.
« Albert Le Grand, tout en se montrant fidèle à la morale religieuse se livre déjà à quelques recherches sur les lois de la nature humaine, sur l’origine des notions morales et du principe
des devoirs. Il rend à la conscience la place qui lui appartient… (mais il fait la distinction) entre la conscience en virtualité (en puissance) et la conscience en acte, la loi et l’application. »
[15].
Les legs théologiques et philosophiques[16] que Maître Albert va
faire siens viennent principalement :
--Du néoplatonisme :
-- Des penseurs musulmans :
Ses héritiers seront tous ceux qui, contemporains du maître ou au siècle suivant, se sont réclamés de lui et ont constitué La Théologie Rhénane, de Hugues de Ripelin et Ulrich de Strasbourg à Suso et Tauler en passant par Maître Eckart, Thierry de Freiberg ou encore Berthold de Moosburg.
Les remises en causes de la doctrine de l’illumination et de manière plus générale de l’Augustinisme n’ont pas commencé avec l’enseignement de Saint Thomas. Elles se sont faites toutes au long du XIIIème siècle avec plus ou moins de nuances sur le rôle dans le mode de connaissance de l’âme d’une Notion Clé : L’Intellect Agent, potentiel ou actif. Mais reprenant à son compte et s’appropriant les arguments philosophiques d’Averroès après son maitre Albert Le Grand, défendant donc un mode de connaissance non par révélation, intuition spirituelle , intercession divine, mais définitivement par l’intellectuel, par conceptualisation, l’auteur de la Somme Théologique (1266-1274) développe un corps doctrinal solide et d’autant plus solide qu’il fera office, sous le terme de Thomisme, de thèse officielle de l’église.
La raison, la nature prennent une place majeure et définitive dans la pensée occidentale. C’est bien souvent par rapport à son œuvre que théologiens et scolastiques du XIIIème siècle et des siècles suivants se positionnent et se positionneront.
« On s’accorde généralement à considérer la nouvelle synthèse doctrinale de Saint Thomas [comme] l’événement philosophique le plus important qui se soit produit au XIIIème siècle. S’il fallait indiquer le point critique où s’effectue la dissociation entre l’ancienne scolastique et la nouvelle, c’est sans doute la théorie de la connaissance qu’il conviendrait de choisir. Avant Saint Thomas, l’accord est à peu près unanime pour soutenir la doctrine augustinienne de l’illumination divine; Après saint Thomas, cet accord cesse d’exister. » (Étienne Gilson cité par Maurice de Wulf in L’Augustinisme « avicennisant : http://www.persee.fr/doc/phlou _00776555x_1931_num_33_29_2603)
Thomas (1224-1274) est issu d’une très ancienne famille des Comtes d’Aquin qui serait apparentée aux rois Lombards, aux empereurs du Saint Empire et même à Saint Louis. Près d’Aquin, Naples est alors une ville culturelle d’importance. L’empereur germanique Frédéric II l’a dotée d’une Étude Générale (Studium Generale, équivalent dominicains de l’Université[18]) où Thomas fait tout naturellement ses études. Il y apprend outre les humanités, la rhétorique et la philosophie, la science arabe.
Épris de calme et de solitude, porté à l’étude, face à une Italie « d’une dépravation au-delà de toute imagination [19]», il désire se faire moine. Sa famille, qui s’y oppose, le fait enlever lors de son voyage pour Paris. Il a dix-neuf ans. Grâce à l’intervention du pape, il peut néanmoins entrer dans l’Ordre Dominicain. En 1245, il repart pour Paris suivre l’enseignement de celui que l’on a désigné pour être son maître, Albert le Grand qui enseigne alors au collège dominicain de la Rue St Jacques. Il se lie d’amitié avec son adversaire théologique, l’augustinien Saint Bonaventure avec qui il aurait suivi (?) à l’Université les cours d’Alexandre de Halès mais qui meurt en 1245. Certaines sources contestent le fait que Thomas ait suivi les cours de ce maître anglais, auteur d’une Glose en Quatre livres sur les Sentences de Pierre Lombard; Thomas le qualifiera pourtant de « meilleur des maîtres ».
En 1248, Maître Albert l’amène avec lui à Cologne. Il est de retour à Paris en 1252, où il poursuit ses études et obtient le grade de bachelier (l’équivalent du maître assistant actuel); Puis devenu maître-régent (l’ancien écolâtre, directeur de l’école) bien qu’il n’ait pas encore l’âge requis de 35 ans et 8 années d’études au-delà du baccalauréat, il commence grâce à une dérogation exceptionnelle accordée par le pape à enseigner la théologie. Après une âpre lutte sur les statuts entre les docteurs universitaires et les deux ordres mendiants qui fit intervenir Saint Louis et le pape, Thomas est finalement reçu docteur en 1257 (ou 1256?) et prend la succession de son maître à l’une des deux chaires de théologie de l’École St Jacques.
En 1261, le pape Urbain IV l’appelle auprès de lui. Il doit dès lors le suivre dans ses déplacements. Ce qui l’amène à enseigner dans différentes villes d’Italie jusqu’en 1269 où il est de retour à Paris. En 1272, sous la pression du pouvoir royal, harassé par son travail intense, en butte à des contestations sur ses thèses, il est envoyé à Naples pour refonder le Studium Generale. En 1273, une expérience mystique bouleverse sa vie et lui fait relativiser l’importance de tous ses écrits. Il meurt en 1274, à l’âge de 49 ans, en se rendant au Second Concile de Lyon, alors que son ami de jeunesse, Saint Bonaventure, mourra au cours de ce même concile.
Son œuvre compte 23 volumes. Ses deux écrits majeurs sont Summa contra Gentiles (Somme contre les Gentils, 1258-1265) et surtout Summa theologiae (Somme Théologique) commencée en 1266 et restée inachevée. Elle comprend également Quodlibet[20] (1258), Questions Disputées (1256-71), de nombreux opuscules destinés à des personnes en particulier, dont De l’Être et l’Essence, Des Principes de la Nature; Aussi des Commentaires: Super Librum de Causis (Commentaire du Livre des Causes ) de Proclus (néoplatonicien du Vème siècle, voir Listes des Traductions Latines), et Super Boetium De Trinitate de Boèce (VIème siècle); Et onze commentaires d’Aristote sans pour reprendre comme l’a fait Maître Albert, l’œuvre du philosophe livre par livre.
En 1277, par les Articuli Parisienses[21], Étienne Tempier, évêque de Paris, pourfendeur de l’averroïsme, condamna plus de deux centspropositions dont une quinzaine de celles de Thomas. L’opinion selon laquelle le cardinal-archevêque de Canterbury, Robert Kilwarby, aurait fait interdire l’enseignement de certaines thèses comme thomistes est de nos jours démentie. Thomas sera canonisé en 1323.
Au XIXème siècle, le pape Léon XIII, profondément thomiste orienta l’église vers un renouveau thomiste en donnant pour mission aux théologiens d’appréhender le monde moderne à la lumière de la pensée de St Thomas. Ce courant appelé le néo-thomisme trouva dans le philosophe Jacques Maritain (1882-1973) et le médiéviste Étienne Gilson (1884-1878) ses meilleurs défenseurs.
Si Thomas est connu surtout comme le grand théologien et scolastique du XIIIème siècle, un ‘raisonneur’ à la dialectique rigoureuse, il est moins connu comme mystique. Pour autant que Thomas soit réaliste, il ne proclame pas moins la contemplation comme aboutissement, voie d’accès ultime à la Vérité. Il reprend à son compte la distinction qu’a faite le Pseudo-Denis[22] entre la ‘théologie mystique’ qui procède de la contemplation: du mystère divin ce qui nous en est révélé; et la ‘théologie spéculative’ qui procède de l’approche du Divin par notre ‘ratio naturalis’, notre raison naturelle qui à partir de la première des connaissances, celle du sensible, nous amène à la compréhension, à la connaissance de Dieu non en sa pure essence, tel qu’en lui-même éternel, mais du Créateur en son acte d’amour qui est création, Dieu tel qu’il est pour nous. Thomas écrivait après une saisissante expérience mystique qu’il eut en 1273 :
De quel secret Thomas parlait-il ? Après cette expérience, il cessa d’écrire et même ne put plus quasiment parler. Sa santé s’étiola et il mourut quelques mois plus tard.
« Réginald, mon fils, je vais vous apprendre un secret; mais je vous adjure, au nom du Dieu tout-puissant, par votre attachement à notre Ordre et l’affection que vous me portez, de ne le révéler à personne, tant que je vivrai.
Tout ce que j’ai écrit me semble fétu de paille comparé à ce que j’ai vu et ce qui m’a été révélé. »
Surnommé le Docteur Angélique, il eut une influence certaines sur les mystiques dominicains tels que Maître Eckart (1260-1328). Il était animé d’une foi ardente. Nombre de ses prières ont été transcrites.
Depuis plus d’un siècle, la philosophie avait fait son entrée avec les premiers scolastiques dans le débat universitaire sinon le cursus, quand Thomas se trouva plongé dans l’effervescente de la vie intellectuelle de son époque, dès le début de son enseignement. Qui dit philosophie, dit à l’époque Aristote et qui dit Aristote dit raison, logique. Thomas suivait les traces de son maître par la place qu’il donna à Aristote dans ses réflexions métaphysiques et logiques. Il s’attachera à l’instar de son maître à étudier Aristote mais en développant une méthode qui lui est propre.
Il affirme plus que tout autre qui l’a précédé l’importance de la raison pour soutenir, pour étayer la foi. La théologie n’a plus le monopole d’accès à la Vérité. La Philosophie par son approche conceptuelle nous apporte les fondements de notre foi.
Se référant aux grands anciens, des Pères de l’Église aux premiers scolastiques, privilégiant Aristote sans rejeter Platon dans son approche ‘idéaliste’, subliminale et sublime de Dieu, Dieu d’Amour, Thomas aborde tous les thèmes à laquelle est confrontée la pensée de son temps entre augustinisme et rationalisme averroïste, entre nominalisme et réalisme, mais il le fait de manière systématique voire systémique. Et il apporte ainsi tout le cadre et la matière à une réflexion philosophique qui se prolongera bien après lui. Et de nos jours encore, c’est par rapport à lui, à elle, que l’on situe des philosophes contemporains comme Hume et Hegel, Bergson ou Sartre, entre idéalisme et existentialisme.
Thomas part toujours du niveau le plus bas, de la chose créée, de l’homme tel qu’il est, de ce qui est manifesté, sensible, de « l’intuition sensible d’existants réels » (André Hayen, opus cité) pour progressivement en cela, ‘saisir ‘ Dieu en sa création. Là se situe son naturalisme, ce que l’on pourrait qualifier de théologie existentielle. Nulle révélation primordiale, connaître le monde, le créé, c’est ‘déjà’ connaître Dieu de manière en quelque sorte anticipée. Nous connaissons Dieu ou du moins nous l’approchons dans l’acte et l’acte le plus simple, le plus pur, est l’acte d’être. « La preuve thomiste de Dieu…consiste à découvrir la présence totale, créatrice, de Dieu dans l’univers (Gilson , pp. 388-390). « Il découvre le Créateur à la racine, à l’origine de l’être fini, dans sa “présence substantielle“ ; aux substances qui nous entourent, il découvre l’Acte pur d’exister qui tient les choses dans l’être. » (André Hayen, opus cité).
Nulle immanence, nulle présence de Dieu dans le monde. Dieu est en relation avec l’homme et le monde. Chez Thomas, rien du panthéisme qui identifie Dieu et monde. Dieu est le Créateur, la cause première, l’acte créateur qui est l’acte même d’exister. Cette place centrale donnée à la causalité, à l’acte est profondément aristotélicien.
Cette cause première qui est au sein même de l’être (existant), l’essence de la chose (créée), cet acte créateur est un acte d’amour. Thomas christianise Aristote comme l’on a dit que Saint Augustin avait christianisé Platon.
Sur sa théorie réaliste de la connaissance et ses positions averroïstes voir Ordres mendiants/Théologie Versus Philosophie/ Une Notion Clé : l’Intellect Agent.
Les philosophies de Thomas et de D. Scot (1266/74- 1308) sont inconciliables. On les confronte souvent pour mettre en évidence l’antinomie des visées dominicaines et franciscaines. Sur la question de la primauté de l’intelligence ou de la volonté, leur opposition est particulièrement révélatrice. (Voir John Duns Scot/Volonté et Liberté)
NOTES
[1] Dominique et l’évêque Foulque n’auraient été à Rome qu’en 1216.
[2] En 1789, jacobin désignera les députés installés dans le second couvent des dominicains fondé en 1611 rue St Honoré à Paris.
[3] Guy Bedouelle ,L’Inquisition, St Dominique et les Dominicains.
http://www.dominicains.ca/Documents/Articles/bedouelle1.htm
[4] Rapporté par Guy Bedouelle, opus cité.
[5] Rappelons-nous qu'au siècle précédent, Guillaume de Champeaux fit de même en fondant l'École de St Victor dans le même quartier mais au-delà de l’enceinte Philippe Auguste (actuel début de la rue Jussieu), et qu'Abélard qui s'opposa à lui dans La Querelle des Universaux alla fonder son école sur la Montagne St Geneviève.
[6] Il est à noter qu'il ne connut que tardivement les traductions directes du grec faites à partir de 1265 et terminées en 1285 par Guillaume de Moerbeke sur ordre du pape Urbain IV.
[7] Certaines sources attribuent à Maitre Albert une parfaite connaissance de la langue du Stagirite, d'autres la lui dénient complètement comme L'abbé dominicain Joachim Sighart in Albert Le Grand, sa vie et sa science, Édit Libr. Mme Veuve Poussielgue-Russand Paris 1862; Pag. 480
[8] Les penseurs musulmans n’avaient pas tous une connaissance approfondie du grec et travaillaient souvent sur des traductions faites par d’autres ; traductions qui n’étaient pas toujours de la meilleure qualité.
[9] Sur Albert Le Grand, ses sources, son héritage voir Alain de Libera La mystique rhénane, Édit; Seuil-Sagesse, 1964,
[10] Salomon Ibn Gabirol (Shelōmōh ben Yehudāh ibn Gěbirol 1022-1058) est un poète philosophe juif espagnol d'inspiration néoplatonicienne. Son œuvre principale, La source de Vie (Fons Vitae) rédigée en arabe traite de la matière et de la forme. Il est connu et apprécié des scolastiques, notamment de St Thomas, sous le nom d'Avicébon.
[11] Écrit par Moïse Maïmonide (1135-1204), le Guides des Égarés (ou des Perplexes) s'adresse aux juifs partagés entre la tradition rabbinique et les courants novateurs comme l'aristotélisme, véhiculés par les penseurs de l''âge d'or' musulman. Maimonide recommande une diffusion confidentielle, parcimonieuse de son ouvrage dont il jugeait qu'il pouvait heurter certaine sensibilité traditionnaliste. Cet ouvrage est non seulement une référence majeure de la pensée juive du Moyen-âge et au-delà, mais encore est considéré comme un ouvrage majeur de l'expression de la philosophie spirituelle.
[12] Alain de Libera Opus cité Pag.42
[13] Opus cité Vol.2
[14] Alain de Libera Opus cité
[15] Rousselot Opus cité Vol. Pag. 282-83.
[16] Sur la base d’Alain de Libera, opus cité.
[17] Abdurrahman Badawi La Transmission de la Philosophie Grecque au Monde Arabe , Édit J.Vrin 1987 Pg 63-63,72.
[18] Certaines sources indiquent la fondation de ce Studium en 1269, Thomas aurait été chargé de l'organiser lors de son séjour en 1272.
[19] Xavier Rousselot, Études de la Philosophie du Moyen-âge, Vol. 2
[20] Du latin "ce qui plait", "librement", voire "aléatoire", impromptu". Les quodlibet ou disputationes quodlibetariae, courantes au Moyen-âge étaient, au contraire des disputationes ordinariae (Questions Disputées) portant sur les cours, des disputations libres, improvisées, laissées à l'initiative des étudiants, sur de grands thèmes théologiques. Par sa racine, le terme peut prendre le sens de plaisanterie (qui plait) et par extension raillerie qui aurait donné l'usage de quolibet comme plaisanterie méchante, injurieuse. Être sous les quolibets de la foule, être la risée, sous les hourvaris de l'assistance.
[21] « Le développement prodigieux des études sur Aristote au XIIIème siècle a inquiété les autorités ecclésiastiques qui craignaient que la philosophie florissante ne dévore la théologie. En d'autres termes, les milieux ecclésiastiques affirmèrent de manière décisive que les vérités reconnues au moyen du raisonnement de l'intellect (revelabilia) sont subordonnées aux vérités révélées (revelata). St Thomas était persuadé que l'homme était capable de connaître certaines vérités concernant la réalité de Dieu et l'immortalité de l'âme sans l'aide de la révélation. » (Stefan Swiezawski, Histoire de la Philosophie Européenne au 15ème s.-Pg.114; Édit. Beauchesne 1990)
[22] Voir Aristote le Retour 12ème siècle : Le rayonnement du Pseudo-Denys au travers de ce que l'on a appelé le corpus dionysiacum, première véritable somme théologique avant celle de Saint Thomas d'Aquin, fut considérable tout au long du Bas Moyen-âge. Il n'est sans doute pas exagéré de dire que les fondamentaux de sa doctrine sont ceux-là mêmes de la mystique médiévale.
Marie d'Oignie - Hadewijch d'Anvers - Marguerite Porète
Les premières communautés de femmes dont certaines prononcent les vœux d’autres pas[1], remontent au dernier quart du XIIème siècle. (voir A l’0rigine du Béguinage). Le terme de béguine viendrait de Lambert le Bègue (1131-1177) qui fut le premier à grouper autour de lui une communauté de femmes à qui il prônait une vie communautaire, de chasteté et de service aux pauvres et aux malades. D’autres spécialistes du béguinage trouvent soit comme le R.P. Mens son origine dans la tenue en laine grège, de couleur beige dont se vêtaient les ascètes errants ou les cathares du Nord, soit comme H.Grundman dans le terme d’albigeois (albigenses) avec lesquels on confondait à leur début les béguines, notamment avec les Amauriciens bien implantés dans le Nord. Leurs positions étaient communes vis-à-vis du clergé: même condamnation de ses mœurs, même rejet de l’intercession de l’Église dans le salut …
En français moderne, ‘béguine’ désigne la coiffe de dévotes séculières et a pris en argot le sens ‘d’être entiché’, ‘d’avoir le béguin’, venant de l’expression ‘être coiffé de quelqu’un’ qui pourrait venir elle-même d’une expression plus ancienne ‘être embéguiné’ ou ‘embéguiner quelqu’un’, désignant un état d’ivresse grossière et par extension extatique[2]…
Les Béguines apparaissent dans le Nord de l’Europe (Nord de la France, Belgique, Rhénanie, Bavière) dès le dernier quart du XIIème siècle, créant un mouvement qui trouvera toute son ampleur au siècle suivant. Le premier béguinage connu serait celui de Liège créé en 1173 dans la mouvance d’Albert le Bègue. Certains auteurs font commencer le mouvement après 1220 (par celui d’Alost, 1226), quand il a déjà pris sans doute une certaine ampleur. Initié par des femmes, le mouvement rassemblera une minorité d’hommes, les bégards. Ils, elles s’appelaient entre eux fraticelles[3] (petits frères) ou bizoques.
Les béguines apportent un nouveau modèle de vie, à la fois séculier, elles ne prononcent pas leur vœux, et religieux suivant une règle de vie monacale sinon monastique. Elles constituent dans les villes une communauté vivant dans un quartier isolé bien que souvent au centre de la ville, le béguinage. Elles consacrent leur temps pour partie au travail: aide, soins aux pauvres, aux lépreux. Elles ne se déplacent pas; On vient à elles; Et pour partie à la dévotion au Christ de la Passion dans la compassion et le partage de ses souffrances. La charge émotionnelle qui accompagne leur vie de piété faite souvent de lamentations, de gémissements, de souffrance intérieure dans une assimilation aux souffrances de Jésus, de stigmates, de ravissements, de « randonnées extatiques » porte à la vie intérieure. Une vie intérieure que certaines d’entre elles pénétreront jusqu’à son plus profond.
Ces initiatrices d’une spiritualité nouvelle de l’unicité de l’âme et de Dieu et non de sa seule union, un des fondements de l’École Rhénane du XIVème siècle, furent souvent inquiétées puis persécutées comme hérétiques. Adelys de Cambrai condamnée par Robert le Bougre en 1236 et Marguerite Porète en 1310 furent brulées vives[4]. Mais certaines d’entre elles furent tolérées qui se réclamaient d’une mystique plus orthodoxe.
Un apport essentiel des béguines, outre la valeur de leur mysticisme, est leur contribution à la formation et à l’affirmation de leur langue vernaculaire, flamande, allemande et française, qu’il s’agisse d’Hadewijch d’Anvers, de Mechtilde de Magdebourg et de Marguerite Porète. Contribution apportée non seulement au plan syntaxique mais également au plan de la sémantique, car elles furent amenées à forger leur propre terminologie. Les maîtres rhénans et jusqu’à la Mystique du Nord au XIVème siècle l’adopteront.
La mystique des béguines trouve sa source dans des mouvements apparus dès le milieu du XIIème siècle que l’anonyme Dreifaltigkeitslied, poème en musique à la gloire de la « Trinité bénie » écrit dans la seconde moitié XIIIème siècle, m’est au jour[5]. Il s’inscrirait par ses visions selon le Fr. J,-B.P. dans une tradition ancienne qui remonte aux saintes du Haut-Moyen-âge et qu’une Hildegarde de Bingen aurait perpétuée.
Les béguines vont donner à cette mystique une ampleur et une originalité inégalées. Elle allie avec plus ou moins d’importance chez les unes que chez les autres, la mystique nuptiale, la Brautmystik (All.) ou Minnemystiek (Flamd.), mystique affective, à la mystique spéculative, Wesensmystik, mystique de l’essence.
Se référant à la Lettre XII d’Hadewijch, Fr.J.-B. P. écrit :
« l’amour actif conduit à la connaissance de Dieu avec modes, raisons et notions distinctes, tandis que l’amour contemplatif,
par le dépouillement et la nudité mène à l’union sans intermédiaire dans le pur Silence. » (Op.Cit.).
La mystique sponsale, que revalorisa St Bernard († 1153) par le culte à Marie a des origines très anciennes qui remontent aux saintes mérovingiennes, et que l’on retrouve dans les écrits de Guillaume de St Thierry, chez les chanoines de l’École de St Victor comme réminiscence de St augustin. Cette mystique prend les aspects de la passion profane mais le bien-aimé est le Christ. Son livre de référence est Le Cantique des Cantiques sur lequel le cistercien Bernard de Clairvaux fit maints sermons dans lesquels il développait toute une dialectique de l’âme et du Verbe. Les béguines, du moins à leur début, furent étroitement liées au mouvement cistercien.
La mystique spéculative ou mystique de l’Essence (divine) de laquelle se réclama aussi bien Maitre Eckart (1260-1328) que Ruybroeck l’Admirable (1293-1381) est une mystique contemplative qui vise à l’Unité de l’Être par l’exemplarisme. L’examplarisme, développé par St augustin, est une doctrine qui recourt à l’Idée platonicienne pour fonder la vérité de toute choses créées, inférieures et supérieures. Une chose est vraie quand elle est conforme à son modèle, son exemplaire, que Dieu a d’abord conçu avant de la créée[6]. Pour cette mystique du ‘Sein’, de l’Être, il s’agit de réintégrer ce que l’on a toujours été dans l’Idée de Dieu, le Verbe. Au-delà ce cette identification à notre véritable nature, notre vérité, il s’agit de se perde dans « l’Abîme essentiel », dans la pure simplicité de l’essence, « au-delà des noms et des formes » (Ruysbroeck). Au de-là de la vie active des puissances de l’âme, des fonctions intellectives, au-delà même de la vie contemplative contemplant les Personnes divines, les Trois hypostases, l’âme entre au cœur même de la nature divine. Cette identification de l’âme à la divinité, au-delà de Dieu, thème que développera l’École Rhénane, fut condamnée comme hérétique par l’Église car dans sa théologie « il ne peut être question réellement de « dépasser la sphère des distinctions personnelles”. » (F.J.-B. P. Op. Cit.)
Cette mystique de l’être qui trouve sa plus profonde origine dans l’apophatisme néoplatonicien n’aura jamais autant été exprimée avec force chez les disciples de Plotin. Totalement révolutionnaire pour le monde chrétien, elle trouve son extension et une formulation accomplie chez les docteurs de l’École Rhénane, que prolongeront pour leurs temps l’Allemand Tauler et l’Italien Suse. Elle restera sans écho chez les mystiques des XVème et XVIème siècles même chez les plus connues d’entre eux.
Le Miroir des Simples Âmes et Anéanties de Marie Porète comme les poèmes de Hadewijch d’Anvers II, illustrent parfaitement cette mystique dont la terminologie se retrouve dans les écrits eckartiens. Tandis que les poèmes de Hadewich I tendent plus à illustrer la mystique nuptiale.
Marie d’Oignie (1178-1213) fut la première des béguines à faire comme l’on dit parler d’elle. C’est Jacques de Vitry, qui avant de devenir cardinal à Rome vint vivre près d’elle et qui, en écrivant sa biographie, la fit passer à la postérité. Cet ouvrage connut un fort retentissement. Mais sa réputation était déjà grande et nombreux étaient ceux qui venaient la visiter.
Issue d’une riche famille de commerçants de Namur (Brabant), elle est très tôt mariée et contre son gré. Elle obtient de son époux que leur union devant Dieu ne soit pas consommée, qu’il fasse don de tous ses biens aux pauvres et qu’il consacre comme elle sa vie aux lépreux pour lesquels ils fondent une léproserie. Plusieurs femmes portées par le même esprit de détachement et de piété la suivent formant ainsi un des premiers béguinages. Elle se retirera ensuite au prieuré d’Oignie, près de Namur, où elle mourut.
Marie mena une vie de sacrifices, de mortifications qui n’affectaient en rien sa nature joyeuse mais la portaient à des visions extatiques. Elle meurt à l’âge de 36 ans dans un état d’affaiblissement extrême dû à ses privations. De Vitry laisse le portrait d’une femme poignante animée d’un mysticisme intense.
Hadewijch d’Anvers nous est plus connue comme poétesse mystique au travers de son œuvre poétique et autobiographique, ses visions, sa correspondance, que comme une de ces ‘grandes demoiselles’ qui dirigeait un béguinage. Elle en aurait dirigé un près de Nivelles, ville natale de Marie d’Oignie (voir Âge d’Or de la Mystique). Mais rien ne semble devoir vraiment l’attester.
Rien de vraiment probant pour attester quoique ce soit sur la vie d’Hadewijch. Elle serait née à Anvers d’une grande famille bourgeoise du Brabant[7], voire pour certains d’origine aristocratique par le fait qu’elle développe une poésie inspirée de la poésie courtoise ; rapprochement qui laisse fort sceptique des spécialistes comme Mme Ancelet-Hustache.
« L’étude de ses textes montre qu’elle possédait une vaste culture, profane et théologique : elle pouvait s’exprimer indifféremment en moyen-néerlandais — langue vulgaire de sa région, appelée aussi le thiois —, en latin et en français; elle maîtrisait parfaitement les règles de prosodie et de rhétorique, et ses connaissances scripturaires étaient grandes. [8] »
Elle serait morte au plus tard en 1260. Les faits et évènements qu’elle évoque dans ses écrits portent à penser que ceux-ci s’étalent sur une dizaine d’années:1235-1245.
La mystique d’Hadewijch dite d’Anvers participe des deux mystiques des béguines, affective et contemplative, de la mystique nuptiale et de la mystique de l’essence. La place prépondérante qu’elle accorde à l’exemplarisme fait que les maîtres spéculatifs de l’École Rhénane (Voir 1200/Âge d’Or de la Scolastique) puiseront chez elle, plus que chez tout autre béguine mystique, pour forger leur doctrine de la déité. C’est elle, avant Maître Eckart, qui use de l’image de « la pure étincelle » (XIème Poème Nouveau), la fameuse syndérèse qui, au-delà des facultés , fait entrer l’âme où seule la déité pénètre: « Car dans l’étincelle supérieure où nous recevons la clarté divine, il n’y a jamais séparation de Dieu, ni intermédiaire aucun ». (M.Eckart. Sermon XVII)
Elle a inspirée Ruysbroeck l’Admirable qui a porté un fort intérêt à la spiritualité des béguines. Dans son Livre des Douze Béguines, il fera tout à la fois parler les béguines sur le mode affectif des Poèmes Spirituels et en termes propres à la mystique spéculative d’une Hadewijch II.
Maître Eckart a incontestablement été influencé par la profonde originalité de cette spiritualité, au cœur de la mystique d’Hadewijch et de Marie Poète, l’anéantissement de l’âme en Dieu, sa déification et non sa ‘simple’ union.
Hadewijch est la première et sans doute la seule à pousser au-delà
de la vie active des puissances de l’âme et des distinctions des personnes divines, aussi loin son avancée jusqu’à ce silence où « Dieu seul jouit de lui-même. » R.P. van Mierlo parle d’un « ravissement en esprit hors des impressions sensibles » et prolongé par une chute « hors de l’esprit…où elle est unie à l’Amour ». Elle sera la première à admettre comme possible cette totale identification de l’âme à la divinité en cette vie ici-bas. R.P. Reypens fait d’elle l’initiatrice de « la tradition mystique brabançonne, professée par l’école de Ruusbroec, concernant la vision immédiate de Dieu ici-bas ».
Avant les Saintes d’Helfta et les écrits de Mechtilde de Magdebourg, avant Marie Porète et le Miroir des Âmes Simples Anéanties, elle trace cette voie de l’exemplarisme, résurgence de la mystique platonico-augustinienne apparue peu avant elle, sinon contemporaine dans les milieux populaires flamands, et qu’empruntera la mystique rhénane. Albert le Grand l’évoquera, Maître Eckart y fera maintes références et formulera dialectiquement ce que poétiquement elle exprima. Ruysbroeck se placera directement dans sa lignée.
Avec ses quatorze Visions, Hadewijch s’inscrit dans une tradition littéraire qui remonte au Haut Moyen-âge (Sur la poétique de Hadewijch, voir Littérature/Écrits Mystique.) Au XIIème siècle sous l’influence, selon FR J.-B. P., des légendes islandaises, ce genre se développe sous la forme de voyage dans l’au-delà. Des mystiques comme Hildegarde de Bingen (1098-1179) et son amie Élisabeth de Schönau (1129-1164), Marie d’Oignies (1177-1213), Mechtilde de Magdebourg (1207-1283), Béatrice de Nazareth (1200-1268) ont fait appel à la vision littéraire.
Ces écrits dits visionnaires ne sont pas tous, et loin s’en faut, la transcription d’états extatiques. Il peut s’agir comme le suggère Mme Ancelet-Hustache de la faculté de pensée en images. Et ce d’autant que le genre aborde des questions profanes d’ordre moral (critiques des mœurs vertus), des sujets sur la politique de l’Église, des points de théologie. Tandis que le type de vision extatique révèle les états de la visionnaire, ses visions de Jésus, de sa Passion, du Paradis et de l’Enfer, des saints ou de la hiérarchie angélique, vision aussi des vices et des vertus personnifiés.
Les visions d’Hadewijch appartiennent à ce second type et se rattache à la Minnemystieck. L’Amour en est le thème central avec ses affres, ses béatitudes et les états intérieurs paroxystiques qu’il provoque dans sa quête et dans sa fruition. Il s’agit d’épouser Dieu non seulement dans sa divinité mais aussi dans son humanité. Hadewijch parle avec la force poétique qui est la sienne de son union à Jésus, de son cheminement par lui vers son Père. La voie a emprunter pour atteindre à l’union « sans différence », selon ses mots, est une voie de purification, d’abandon de l’amour même et tout plaisirs terrestres, voie de pauvreté et de privations. Mais ses visions participent également de la mystique contemplative comme peuvent le révéler ces paroles de la quatrième vision :« Je jouis de Lui comme je ferai dans l’éternité » où dans le dépassement de toutes distinctions de personnes, elle plonge dans le « tourbillon de l’Essence divine ». Mot et image qu’emploie Ruysbroeck pour désigner l’union suprême (cf. FR.J.-B.P.).
On lui a reproché une certaine incohérence qui rendrait ses visions peu incompréhensibles ou difficilement accessibles comme on lui a reproché une fatuité certaine dans le rôle qu’elle s’attribue dans ses visions comme d’avoir sortie de l’Enfer quatre âmes damnées, ou en se parant de telles vertus que son humilité n’a pu qu’en souffrir.
A la différence de Catherine de Sienne sujette aux ravissements et aux lévitations, de la carmélite Marie-Madeleine de Pazzi (1566-1607), submergée d’extases, qui reçut les stigmates et fut marquée de la couronne d’épines, à la différence encore de Catherine de Gênes (1447-1510) sous l’emprise de convulsions hystériques, l’ardente ferveur de Hadewijch s’élève en cantique spirituel.
Elle a inspiré Ruysbroeck l’Admirable (1293-1381) qui a porté un fort intérêt à la spiritualité des béguines comme le montre son Livre des XII des Béguines, éloquemment sous-titré De Vera Contemplatione. Maître Eckart a incontestablement été influencé par la profonde originalité de cette spiritualité, au cœur de la mystique d’Hadewijch et de Marie Poète, l’anéantissement de l’âme en Dieu, sa déification et non sa seule union.
Hadewijch sortira de son long purgatoire pour être enfin reconnue comme poétesse et mystique à la fin du XIXème siècle, entre autres par les traductions de l’écrivain gantois, prix Nobel, Maurice Maeterlinck (1862-1949) qui traduisit aussi Ruysbroek.
Marguerite Porète ou Poirette ou Porette (1250/60?-1310), native du Hainaut (Wallonie), a marqué du sacrifice de sa vie,l’histoire des béguines. Elle appartient à cette dernière période du béguinage qui disparaitra dans les premières décennies du XIVème siècle sous la persécution d’inquisiteur comme Guillaume Humbert (de Paris)[9] .
Leur indépendance vis-à-vis de l’autorité religieuse, le fait même qu’elles se dispensent de toute intercession de l’Église et de ses prêtres, qu’elles imprègnent de leur « doctrine » de l’unicité de l’âme et de Dieu tout le courant de la théologie rhénane a amené sur les béguines l’inéluctable réaction de l’autorité ecclésiastique. La Porète est la dernière grande figure …flamboyante de ce mouvement qui sans prétention mais par l’exemple aura laissé traces dans la spiritualité du Moyen-âge, dans sa littérature et dans l’histoire de la femme.
C’est son livre ‘Miroir des Âmes Simples’ (Le Mirouer des simples âmes anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour) qui fut l’objet de sa condamnation. Déjà en 1300, l’évêque de Cambrai avait fait brûler l’ouvrage en place public et lui avait ordonné de cesser de le diffuser. Elle outrepassa l’injonction. En 1307, année de l’arrestation des Templiers, c’est cette fois-ci l’archevêque de Chalon qui la dénonça à l’Inquisiteur Guillaume Humbert (de Paris). Comme elle refusa de se renier, il la condamna comme hérétique et relapse (rechute dans l’hérésie); Le 1er juin de 1310, elle monte digne et sereine, impressionnant la foule par sa dignité et sa sérénité au bûcher, son livre sur sa poitrine, en Place de Grève ou en Place des Pourceaux (à la jonction des rue de la Ferronnerie et des Déchargeurs) (?).
En 1311-12, au Concile de Vienne (Isère), convoqué par le pape Clément V pour traiter de la question de l’ordre détruit des Templiers[10], il fut rédigé un décret contre les béguines et bégards, qui puisait des extraits du Miroir pour justifier de leur hérésie.
Erreurs dénoncées comme hérétiques au Concile de Vienne:
« 1° que l'homme peut acquérir en cette vie un tel degré de perfection, qu'il devienne impeccable et hors d'état de croître en grâce ;
2° que ceux qui sont parvenus à cette perfection ne doivent plus jeûner ni prier, parce qu'en cet état les sens sont tellement assujettis à l'esprit et à la raison, que l'homme peut librement accorder à son corps tout ce qu'il lui plaît ;
3° que ceux qui sont parvenus à cet esprit de liberté ne sont plus sujets à obéir, ni tenus de pratiquer les préceptes de l'Église
4° que l'homme peut parvenir à la béatitude finale en cette vie, et obtenir le même degré de perfection qu'il aura dans l'autre
5° que toute créature intellectuelle est naturellement bienheureuse, et que l'âme n'a pas besoin de la lumière de gloire pour s'élever à la vision et à la jouissance de Dieu ;
6° que la pratique de la vertu est pour les hommes imparfaits, mais que l'âme parfaite se dispense de les pratiquer ;
7° que le simple baiser d'une femme est un péché mortel, mais que l'action de la chair avec elle n'est pas un péché ;
8° que, pendant l'élévation du corps de Jésus-Christ, il n'est pas nécessaire aux parfaits de se lever, ni de lui rendre aucun respect, parce que ce serait une imperfection pour eux de descendre de la pureté et de la hauteur de leur contemplation pour penser au sacrement de l'eucharistie ou à la passion de Jésus-Christ[11].»
Les Miroir des Âmes Simples et Anéanties, dont une copie en ancien français (langue d'oïl) a été retrouvée dans un manuscrit du XVème siècle, a fait référence dans le Mouvement du Libre-Esprit (voir Amaury de Bène & Le Libre –Esprit). Il se présente sous la forme du dialogue, plutôt traditionnelle à l’époque.
Suite de dialogues entre l’âme et Dieu qui retrace en sept stations le non moins traditionnel cheminement de l’amante vers l’Aimé.
C’est le cheminement de l’âme vers son propre anéantissement, submergée, immergée par le flux d’amour, qui la mène à une absolue inconnaissance. Dans le Miroir , Marguerite Porète développe une pensée inévitablement paradoxale pour appréhender l’autre de l’Un, la mort qui est révélation, l’éloignement qui est proximité, bref tout le paradoxe d’une voie directe qui s’affirme et se nie en même temps dans un constant « ni ceci ni cela » apophatique.
Dans le Miroir, Marguerite use d’une terminologie qui la rattache directement à la Wesensmystik. Les notions du dépouillement de l’âme, du flux de l’âme, de l’unicité de l’âme et de Dieu, la néantisation de l’une en l’autre, la voie apophatique d’une théologie négative (non pas négatrice) se retrouvent de manière contemporaine tout aussi bien dans la démarche spirituelle des béguines flamandes, chez notamment Marie d’Oignie, et Hadewijch d’Anvers que chez les métaphysiciens de l’École Rhénane notamment chez Maître Eckart.
Selon les sources[12], les unes auraient influencé les autres ou inversement. Selon Jeanne Ancelet-Hustache, les béguines et beghards lors de leur répression au XIVème siècle en Allemagne auraient invoqué pour leur défense les écrits de Maître Eckart. Que celui-ci ait trouvé la confirmation dans le mouvement béguinal d’une pratique spirituelle qui mène à l’Un est plus que probable, et qu’Hadewijch autant que Béa trice de Nazareth aient directement orienté sa conception centrale de l’être, cela est certain, mais l’identité qu’établit le Prieur d’Erfurt entre L’Être et l’Un, fondement d’un monisme chrétien, prend sa source (aussi) dans le legs albertien et plus en amont dans l’héritage plotinien, et l’apophatisme d’un Pseudo-Denis.
[1] « L’Ordre des Carmélites n’apparaît qu’au milieu du XVe siècle, donc deux siècles et demi après celui des Carmes. Le Bienheureux Jean Soreth qui était alors Prieur Général de l’Ordre désirait ardemment qu’il y eût une branche féminine du Carmel » http://www.carmel.asso.fr/Au-16e-siecles-en-Espagne.html). Pour autant rien ne semble attester qu’il ait trouvé ses ‘recrues’ dans les béguinages. Mais il est fort probable que bien avant, des béguines aient souhaité entrer dans un ordre, notamment le tiers-ordre sans que les vœux soient prononcés. Fr.J.B.P nous dit que tel était leur souhait de rentrer dans les monastères cisterciens ou prémontés mais que malgré leur effort, à quelques rares exceptions, elles se seraient vu refuser la vie conventuelle de crainte « qu’elle ne trouble paix », à l’appui de quoi il cite le révérend père Axters : “si les béguines savaient souvent se procurer l’avantage de directeurs spirituels distingués…le sens hiérarchique ne fut pas leur caractère le plus saillant”.
[2] Cf. Fr.J.B.P in Écrits Mystiques de Béguines, Édit. Seuil 1954.
[3] Les moines franciscains de strictes observance, séduit par le Mouvement du Libre-Esprit et par le mouvement initié par les béguines, adopteront la même appellation. Les Fraticellis constituent avec les Spirituels dont ils émanent, un même courant soucieux de maintenir l'enseignement originel de St François en opposition aux Conventuels plus soucieux d'intégrer l'ordre dans le siècle. (Voir G.D'Occam,)
[4] Brulées vives comme Jeanne d’Arc, c’est-à-dire sans avoir été préalablement étranglées
[5]Les travaux de V. Grundmann, cités par Fr. J,-B.P tendraient à montrer que « la mystique allemande n’est pas sortie d’un développement théorique poussé à l’extrême par des théologiens trop épris de dialectique mais d’un effort pour intégrer dans la théologie les expériences spirituelles dans les milieux populaires, en particulièrement des milieux féminins … des propositions relevées dans ce milieu dès 1270 par Albert le Grand semblent caractéristique aujourd’hui de la mystique de Maîtres Eckart »
[6] Pour en savoir plus Cf. M Wulf : Revue néo-scolastique Année 1894 Volume 1 Numéro 1 pp. 53-75
[7] Joseph Van Mierlo, De visioenen van Hadewijch, Louvain, 1924-1925.
Ses écrits sont en dialecte brabant ou du moins les copies qui ont été conservées car plus un seul original ne subsiste.
[8]pkremer.over-blog.com/article-la-fureur-d-aimer-d-hadewijch-d-anvers-54694224.html. (Paul Mommaers, Hadewijch d'Anvers, trad. du néerlandais par Camille Jordens, éd. du Cerf, 1994)
[9] Pour en savoir plus: Irène Leicht, Marguerite Porète — eine fromme Intellektuelle und die Inquisition. Herder (Freiburger Theologische Studien), Freiburg i. B., 1999. Et
[10] Guillaume de Paris sera chargé de l’organisation du procès de l’Ordre du Temple qui fut soutenu dans sa fondation en 1129 par Saint Bernard. Raymond Lull qui participera à ce procès défendra l’Ordre.
[11] Chanoine Adolphe –Charles Peltier, Dictionnaire Universel et Complet des Conciles, 1847: http/::www.salve-regina.com:salve:Concile_de_Vienne_1312
8° : Remise en cause de la valeur de l’eucharistie par les hérétiques préfigurant la place centrale qu’occupera au XVIème siècle dans la Réforme, la Sainte Cène. Selon la valeur qui lui sera accordée, des dissensions profondes apparaitront entre les réformés ,et entre réformés et catholiques. Voir Renaissance/Réforme.
[12] La question est débattue de qui aurait influencé les unes et les autres, des béguines et des Rhénans. Indépendamment que tous vivent dans le même bain culturel qui va de la Rhénanie aux Pays-Bas, dans cette langue du moyen Allemand, tous aussi puissent à une tradition ancienne dans laquelle converge l’apophatisme ‘intellectuel’ des maîtres et la dévotion populaire d’un accès direct et innommable à Dieu. Si les Béguines ont influencé la réflexion et inspiré les expérience intérieurs des métaphysiciens rhénans, en retour, ceux-ci comme Maitre Eckart par leur sermons ont nourri la vie spirituelle dans les béguinages. Nombres de sermons d’Eckart en langue vernaculaire étaient adressés à des béguines qui les ont transcrits.
Introduction - Les Saintes d'Helfta
Ce très important mouvement que l’on désigne sous le terme de Mystique Rhénane ou Mystique Allemande (Deutschmystik) s’étend, pour fixer les idées de 1250 à 1350, autrement dit de la naissance de Mechtilde Hackerborn (1251) aux décès de Tauler (†1361) et Suso (†1366). En son sein, deux courants se dessinent: Celui de la mystique proprement dite en tant qu’elle ne fait pas appel à une approche spécu- lative, représenté par les cisterciennes d’Helfta, et le courant des théo logiens (ou scolastiques) regroupés dans l’École Rhénane des disciples d’Albert Le Grand.
L’École Rhénane se distingue de la Mystique Rhénane cistercienne de par sa démarche spéculative et non sensible, de par une mystique qui est plus une métaphysique qu’une mystiquedévotionnelle. Une mystique de l’essence (et de l’être), Wesensmystik, une ontothéologie, et non une mystique sponsale, une Minnemystik, un mariage de l’âme et de Dieu auquel aspiraient les moniales d’Helfta, inspirées par le Cantique des Cantiques
Si les métaphysiciens rhénans tendent à ce « fond secret de l’âme » dont parle St Augustin, à cet Ungrund dont parle Maître Eckart, les mystiques rhénanes appellent à l’union des cœurs des époux, à cette ultime échange des cœurs qui n’en font plus qu’un. Union mais non identité du cœur de la sainte et du Cœur du Sauveur, union mais non cette unicité, cette déification de l’âme commune aux métaphysiciens et aux béguines pour qui l’exemplarité de la vie de Jésus guide l’exemplarité de leur vie jusqu’à la néantisation dans cette « ténèbre de l’inconnaissance » dont parle le Pseudo-Denis.
Dans la lignée visionnaire d’Hildegarde de Bingen (1098-1179), et dans la veine de la Minnemystik, quatre sœurs bénédictines marqueront la vie spirituelle de leur siècle : Mechtilde de Magdeburg, les deux sœurs Gertrude et Mechtilde de Hackborn et Gertrude la Grande.
Mechtilde de Magdeburg (1207?-1283), native de la région d’Helfta (Saxe-Anhalt) est la plupart du temps présentée comme béguine. Rien dans ce qui est connu de sa vie ne permet de l’attester. Elle fut par contre une tertiaire dominicaine appartenant donc à une ‘fraternité’ de tertiaires qui ne vivaient pas dans un béguinage. En 1250, elle reçoit la vision du Cœur du Christ. À un âge avancé, alors qu’elle a toujours été de santé fragile, elle se retire au monastère de Sainte Marie d’Helfta où elle vivra une dizaine d’années en compagnie de Gertrude de Hackerborn (1232-1291), fondatrice de ce monastère d’obédience cistercienne, avec la sœur de celle-ci, Mechtilde de Hackerborn (1241-1299) et avec Gertrude la Grande (1256-1302).
Ses écrits, à l’origine en un dialecte bas-allemand[1] (linguistiquement Allemagne du Nord, Pays-Bas-Belgique) sont réunis en six volumes par son confesseur, le dominicain Henri de Halle, et traduits en latin avant sa mort. Un septième et dernier échappera à cette traduction remaniée. L’ensemble est réuni sous le titre Das fließende Licht der Gottheit (La Lumière Fluente de la Divinité) par. L’ouvrage sera retrouvé et traduit en haut-allemand au XIVème siècle avant de disparaître à nouveau et d’être retrouvé au XIXème siècle. Mechtilde est, aux côtés de Hadewijch d’Anvers, de ces écrivains mystiques qui participèrent par leurs écrits en langue vernaculaire à ce que celle-ci atteigne à sa maturité, notamment en les dotant d’une terminologie qui, propre à traduire leurs états, continuera à être utilisée, notamment par les maîtres rhénans.
« Marquée par la poésie courtoise et des chants populaires, Mechtilde transcrit l’enseignement religieux qu’elle reçoit, essentiellement des dominicains, dans un langage vernaculaire chatoy-
ant, en créant des métaphores d’une grande fraîcheur, avec des associations nouvelles et inhabituelles.C’est le premier écrit en langue allemande témoignant d’expériences spirituelles personnelles[2]. Elle forge ainsi tout un vocabulaire pour la mystique allemande postérieure. » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Mathilde_de_Magdebourg)
Avec ses sœurs d’Helfta, Mathilde participe de la dévotion au Cœur (sacré) de Jésus On retrouve dans cette adoration du corps du Christ, souffrant, ensanglanté, sacrifié pour le salut de nos âmes, la démarche des béguines mais non plus dans une vision dramatique et foudroyante mais dans une vision triomphante qui ramène moins à la souffrance du corps de la dévote en imitation, qu’elle ne porte de manière sublimée à l’exaltation amoureuse[3].. On pourrait déceler dans cette différence une différence culturelle et sociale entre béguines et moniales
« O corps sacré, mis à mort pour moi, bien-aimé Jésus-Christ! Je vous prie de faire que mes cinq sens se réjouissent inlassablement de la lance sanglante et des blessures de votre doux Cœur ».
Si le Cœur et le Corps, par lesquels Il s’est donné en humanité et à l’humanité, sont le symbole définitif de son Amour Christique, c’est à l’exemple de son sacrifice, dans une souffrance qui devient la nôtre, que nous devons abandonner toute chose de ce monde comme marque de cet Amour que nous lui rendons, en lequel nous nous abîmons.
(Voir aussi Littérature/Les Écrits Mystiques)
Issue d’une famille de barons de Thuringe, Gertrude von Hachkerborn (1232-1291) entre jeune au couvent de Rodersdorf dont elle devient abbesse en 1251,à l’âge de19 ans. En 1253, avec l’aide de ses frères, Albert et Louis, elle fonde le couvent d’Heldersleben mais pour des questions d’approvisionnement en eau, le couvent est transféré en 1258 à Helfta où sa sœur, Mechtilde, la suit. Elle fera de ce couvent[4] un des hauts lieux de la mystique rhénane, et le berceau du Sacré Coeur[5] par les sœurs qu’elle y accueillera dont Gertrude la Grande, alors qu’elle n’a que cinq ans et Mechtilde de Magdeburg.
Elle fera enseigner les arts libéraux: le trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) et le quadrivium (arithmétique et musique qui en dépend, géométrie et astronomie).
La vie spirituelle à Helfta est centrée sur la figure de Jésus, l’époux mystique, dont le Cœur est la représentation symbolique de l’Amour rayonnant. La règle cistercienne favorise la référence au Cantique des Cantiques à partir duquel Saint Bernard ouvrit la voie du mariage mystique entre l’amante et l’Aimé, qui se prolongera jusqu’à Sainte Thérèse d’Avila. L’approche sensible, la sensibilité mais l’on pourrait presque dire la ‘sensitivité’ aussi tant les limites s’estompent entre sensitivité de la chair et sensibilité de l’âme, supplée à toute forme d’enseignement spéculatif, bien que la lecture, l’écriture, la transcription des états intérieurs ne soient pas étrangers à ces sœurs cultivées et pour la plupart issues de la noblesse.
La vie contemplative prend pour support les visions intérieures, les images, entre autres du Cœur du Christ. De manière sans doute un peu hardie pourrait-on peut- être rapprocher cette visualisation de celle des divinités dans le bouddhisme tantrique, la pratique se faisant ici sur un seul rayonnement d’énergie, le flux d’amour émanant de la personne christique. L’âme aime de l’amour qui lui est offert… « jusqu’à ce que seul l’amour demeure ».
Mechtilde de Hackerborn (1241-1299) a toujours suivi sa sœur
aînée Gertrude dès l’âge de sept ans au monastère de Rodersdorf (ou Redaresdorff) à celui de Helfta. Elle y écoula sa vie entre visions et souffrances: « Elle souffrait presque toujours de la tête, ou des douleurs de la pierre, ou d’une inflammation du foie » (Livre des Grâces Spéciales). Elle enseignait le chant en tant que Dame Chantre. Elle se consacrait également à l’alumnat, ce premier enseignement donné aux nouvelles arrivantes ou/et aux enfants recueillis. Ainsi, il lui fut- confié, alors qu’elle avait vingt ans, une jeune enfant de cinq ans, qui deviendra son amie la plus proche, qui recueillit ses révélations et qui porta à son plus haut la renommée d’Helfta, Gertrude la Grande.
Entre la fin 1290 et le printemps 1291, alors que Mechtilde est alitée, elle livre les récits « en lambeaux, souvent entrecoupés, à voix basse » (Livre des Grâce), les récits de « grâces et révélations divines », qu’elle gardait par devers elle depuis toujours, et que Gertrude note avec une autre sœur. Toujours alitée, elle ne pourra être aux côtés de sa sœur, l’Abbesse Gertrude, lorsque celle-ci meurt d’apoplexie, cette même année 91. Mechtilde meurt huit ans plus tard sans jamais avoir recouvré la santé.
Les opinions divergent sur l’identité de la Mechtilde évoquée par Dante dans le Purgatoire et qu’il appelle Matelda. Elle peut être tout aussi bien Hackerborn que von Hamburg. Le Livre des Grâces Spéciales ayant été plus diffusé que La Lumière Fluente de la Divinité, il se pourrait bien que le Florentin parle plutôt de la première que de la seconde.
Gertrude la Grande (1256-1301), de parents inconnus, passa sa vie au monastère cistercien de Helfta. Une date marque un avant et un après dans cette vie monacale, sa première révélation à l’âge de 25 ans. Elle délaisse alors l’étude et l’écriture vers lesquelles elle se sentait portée pour se consacrer à une vie moins divertissante et plus méditative.
Gertrude et Mechtilde Hackerborn sont proches autant par l’amitié que dans l’approche spirituelle; ce sont deux âmes sœurs. Une même vision les unit à ce Sauveur
« petit, pauvre, humble, souffrant, qui l’a cloué à la croix et l’a marqué des plaies désormais glorieuses qu’il présente sans cesse à son Père afin de l’incliner vers ceux qu’il a acquis par son sang. » (Livre des Grâces).
Toutes deux ont initié la dévotion au Sacré Cœur avec Mechtilde de Magdebourg entrée au monastère en 1272 et qui quelque vingt ans plus tôt avait eu la vision du Cœur du Christ.
L’ouvrage majeur, en cinq livres, de Gertrude est Le Héraut de l’Amour Divin. Elle fit vérifier ses écrits par des théologiens aussi bien franciscains que dominicains, qui donnèrent leur aval. Les livres furent traduits et diffusés. Mais l’œuvre ne trouva sa véritable portée qu’à partir de la première édition de 1536 par les Chartreux de Cologne.
Révélation progressive de l’Amour du Sacré-Cœur qui mène « à l’échange des cœurs ». Tout d’abord lui est révélé « combien son Cœur immaculé de Médiateur est inséparablement uni à celui de sa Mère, médiatrice elle aussi». (Livre II cité par Paulette Leblanc : http://voiemystique.free.fr/theologie_du_coeur_de_jesus_08.htm).
Nous trouvons là la parfaite filiation de la cistercienne avec Bernard de Clairvaux (1090-1153). Le rôle de la Vierge Mère, créature qui a reçu le Créateur, qu’initie Saint Bernard dans la spiritualité chrétienne est à l’origine de la mariologie médiévale et du culte particulier que lui vouent les cisterciens.
Mechtilde reçue de nombreuses grâces que Pascal définit ainsi :
« Nous appelons grâce actuelle une inspiration de Dieu par laquelle il nous fait connaître sa volonté et par laquelle il nous excite à la vouloir accomplir. »
Jusqu’au jour où le cœur de Mechtilde fut échangé contre celui de Jésus:
« Au moment précis où l’homme revient, le cœur brisé, Jésus peut offrir au Père ce qu’Il a, tout le jour, opéré pour nous. Il supplée à nos manquements. » (cité par Paulette Leblanc).
On peut lire dans le Hérault, le rôle des visions et images:
« Les choses spirituelles et invisibles ne peuvent être exprimées à l’entendement humain que par des figures empruntées au monde sensible. Voilà pourquoi nul ne doit mépriser ce qui lui est révélé par le symbole de réalités matérielles, mais plutôt chacun doit-il faire effort pour mériter de percevoir et de goûter, par le truchement des images matérielles, la saveur des délices spirituelles. »
Mechetilde a vision du Cœur du Christ comme
« une cithare touchée avec un art merveilleux et résonnant avec douceur » ;
« une lampe ardente qui dissipe toutes nos obscurités et
nos tristesses débilitantes » ;
« un encensoir d’or” d’où monte vers le Père la prière embrasée du Sauveur du monde. »
Pour enfin voir Jésus
« offrant à Dieu son Père le cœur de Gertrude, uni à son divin Cœur, à la manière d’un calice dont une cire joindrait les deux parties. »
Sceau de l’union mystique, le regard:
« Ce regard de ma bien-aimée par lequel elle transperce mon Cœur, c’est l’inébranlable confiance qui la rend certaine de Moi, de mon pouvoir, de ma capacité et de ma volonté de l’assister fidè- lement en toutes choses; cette confiance a sur mon Amour tant de force qu’Il m’est impossible de l’abandonner en quoi que ce soit. »
NOTES
[1] Le monastère d’Helfta se trouvait au nord de l’Allemagne, près de Eisleben, à l’ouest de la capital d’Erfurt, au nord de la province de la Thuringe qui fut annexée à la Saxe-Halt de l’Allemagne. Le parler de Mechtilde était donc fort probablement un des diaclectes que regroupait le bas allemand parlé dans le Nord etauquel se rattachait le néerlandais parlé par Hadewijch d’Anvers. Certaines sources comme data.bnf.fr indiquent ses écrits comme étant en moyen haut allemand, le moyen haut allemand étant lui aussi un groupement de dialectes, il était parlé entre autres dans le sud de la Thuringe et la Bavière. Quoiqu’il en soit, on ne peut dire que ses écrits ont étaient rédigés en allemand comme s’il s’agissait à l’époque d’une langue unifiée. Son confesseur, Henri de Halle, peut-être élève d’Albert le Grand qui a recueilli les paroles de la sainte, les auraient-ils écrits en sa propre langue ?
[2] Il est quand même à faire remarquer que les écrits de Hadewijch se situent entre 1240 et 62
[3] Le monastère a été saccagé en 1284 par les frères d’une sœur. Pillé en 1393, il le sera de nouveau et de façon irréparable en 1525 Catholic Encyclopedia. Gertrude Hackerborn.
[4] Le Sacré Cœur deviendra une solennité au XVIIème siècle à l'instigation de sœur Marie-Marguerite Alacoque. Elle lui fut demandée par le Christ dans une vision en 1675
Introduction- Thierry de Freiberg - Maitre Eckart
Dès ses débuts, l’Ordre Dominicain, Ordre des Frères Prêcheurs, a eu vocation de prédicat et d’enseignement à la différence de l’Ordre de Frères Mineurs de St François à vocation plus apostolique. Le Studio Generalis dominicain de Cologne est l’épicentre de la théologie rhénane. Albert le Grand y a enseigné de 1228 à 1241 avec pour disciple Thomas d’Aquin qui conservera de son maître le versant aristotélicien de son enseignement tandis que ses disciples rhénans, les Freiberg, Eckart, Moosburg retiendront ses sources néoplatoniciennes (Proclus et Saint augustin).
L’École Rhénane constitue une école aussi bien par sa spécificité doctrinale, en tant que ‘mystique spéculative’ que par son implantationsur un territoire qui s’étend de l’Alsace à l’ouest à la Saxe à l’est avec la
Teutonie en son centre; territoire constituant la province de l’ouest de l’Europe de l’ordre, l’Allemagne, comme il existait les provinces dominicaines de Provence, Lombardie, Toulouse, Rome…
Cette mystique spéculative, qu’Albert Le Grand a apporté à la pensée
chrétienne, trouve sa source dans le néoplatonisme de Proclus et celui christianisé d’Augustin et de Boèce qui se sépare deux branches distinctes: celui de St Augustin introduisant en théologie la notion d’essence (ousia) que développeront après lui les Augustiniens du Moyen-âge, et celui de Boèce privilégiant la notion de l’Un, notion centrale aux Rhénans. Alain de Libera présente ces deux courants du « christianisme néoplatonisant », l’un augustinien, l’autre dionysien (Boécien) comme irréductibles et comme « une donnée réellement fondamentale de l’histoire de la théologie médiévale ».[1]
Outre le néoplatonisme que véhicule Maître Albert, la théologie rhénane héritera de ce qu’il a lui-même reçu des penseurs musulmans: les platonisants comme Avicenne chez lequel il note que « l’âme est une substance intellectuelle » (cf. De l’âme et de ses différents aspects), et les aristotéliciens comme Averroès duquel il retient, et à l’encontre d’Avicenne, que « l’intellect agent n’est pas une substance séparée de l’âme ». (cf. Des Facultés de l’Âme)
Thierry ou Théodoric de Freiberg ou Dietrich de Saxe (Théodoricus Teutonicus de Vriberg), né en Saxe vers 1250 (peu après 1240?), mort vers 1318-20, est un des théologiens des plus représentatifs sinon le plus représentatif de l’École Rhénane de par la portée de son œuvre aussi bien, pour reprendre St Paul, en largeur qu’en profondeur .
Théologien et philosophe, scientifique, il assuma la plus brillante des carrières, tant à l’université que dans son ordre des dominicains. Il occupa les postes les plus importants dans ses deux activités comme Provincial de Allemagne (Alsace, Teutonie et Saxonie) de 1293 à 1296, et Maître de Théologie (1296-1297) et Maître Régent de l’Université de Paris.
L’on sait qu’il a auparavant étudié à Paris (1274) mais l’on ne connaît pas ses maîtres si ce n’est qu’il a pu suivre à Paris l’enseignement du platonicien Henri de Gand (1217-1293). Il est peu probable qu’il ait connu Maître Albert. De retour à Freiberg en 1277, il est lecteur avant de l’être à Trèves (1280).
Il revient à Paris où il commente le Livre des Sentences de Pierre Lombard (1100-1160) à l’école dominicaine de la rue St Jacques. Il est ensuite nommé prieur du monastère de Würzburg. A nouveau à Paris en 1296, il est nommé Magister Théologiae. En 1300, son nom disparaît des registres universitaires mais on le trouve dans les registres des chapitres de Coblence en 1303 et Toulouse en 1304. Il est provisoirement nommé Vicaire Provincial d’Allemagne en 1310 en attente d’un remplaçant. On ne sait rien des dernières années de sa vie ni la date de sa mort, 1310, 1318, 20 ?
Son œuvre est de l’ampleur de celle de Maître Albert; Comme lui, il aborde tous les domaines de la philosophie: théorie de l’intellect, Être et Essence, des quiddités des êtres, des habitudes; de la théologie: vision béatifique, nature du corps du Christ, sur les substances spirituelles, sur la rédemption; scientifiques: traités de la lumière et de ses origines, des éléments naturels, de l’arc-en-ciel…
Une notion est centrale dans la pensée de Thierry, le concept de l’Être (Ens) qui fonde sa métaphysique. L’être permet de distinguer toute chose du néant. A la différence de Thomas, il affirme « qu’il n’y a aucune distinction réelle entre l’existence (esse) et essence (essentia). L’existence d’une chose exprime son essence et vice versa[2] ». Une des thèses importantes de Thomas (†1274) était la distinction qu’il faisait entre l’essence et l’existence affirmant qu’une chose peut être comprise sans pour autant que l’on sache qu’elle existe, son essence ne dépend pas de son existence. Thierry affirme le contraire, l’essence d’une chose ne peut être ce qu’elle est sans l’existence de la chose, sans son être, être qui est à la fois la chose en sa particularité (ens) et la chose en son abstraction, en tant qu’entité (entitas). « D’une boule blanche (on peut dire que) son ens (étant) est (qu’elle est) blanche, son entitas (entité) est blancheur et son essence est ce à travers quoi elle est blanche et participe à la blancheur ». Dietrich pousse l’analyse plus avant en faisant appel à la notion de quiddité, ce qui fait que la chose puisse être.
Un autre point d’achoppement entre Thierry et Thomas se situe au plan noétique, le rapport de connaissance entre ce qui connaît et ce qui est connu, le rapport d’intelligibilité entre l’intellect et l’intelligible. Entre ce qui pense et ce qui est pensé. Pour Thomas, il y a d’un côté l’objet, (l’être naturel) et de l’autre l’être rationnel, l’intelligible, l’abstraction, le concept. Pour Platon, les Idées sont les intelligibles. Thierry prend en compte le sujet connaissant qui est aussi connu et qu’il nomme « l’être conceptionnel », à la fois « acte de pensée et contenu de pensée »[3]. En tant que connaisseur connaissant le contenu de ‘sa ‘ pensée, « l’être conceptionnel » ne se connaît que comme étant en train de connaître ce qu’il connaît, de penser ce qu’il pense. La pensée n’est connue que parce que le sujet connaissant se sait connaître. Il y a le sujet, l’objet, entre ce savoir-connaître. Comme le précise A. de Libera:
« l’intellect de l’homme connaît son objet comme l’acte même de connaître… Cet entrelacement de l’être et du connaître est caractéristique de la pensée rhénane. »
« La modernité décelée dans la pensée de Dietrich (par K. Flasch) dans le rapport entre le sujet connaissant et l’objet connu ne doit pas être comprise comme un idéalisme transcendantal avant l’heure, mais plutôt en filiation avec la théorie augustinienne de l’essence de l’âme, la conscience de soi et la présence à soi dans la réflexivité sur
ses opérations »[4]
L’originalité de Théodoric au sein de l’École Rhénane tient à la solidité de son augustinisme qui l’éloigne de Maître Albert comme de Maître Eckart et lui fait dépasser l’opposition séculaire des dominicains et des franciscains.
« La conception théodoricienne du dynamisme de la pensée et de la spontanéité de l’intellect, se fonde en définitive sur l’argument augustinien selon lequel l’intellect est supérieur aux réali tés matérielles, ce qui interdit qu’il puisse les recevoir passivement selon le schème abstractif aristotélicien et thomiste affirmant qu’« intelligere est quoddam pati [5] » (opus cit.)
Encore que pour Thomas, l’intelligence ou plus exactement l’intellection, relèverait d’une passivité tant qu’un objet sensible ne se présente à l’intellect passif que l’intellect actif- l’un comme l’autre parties intégrantes de l’âme- illumine, irradie afin de le rendre réceptif à la chose sensible comme aux choses intelligibles. Quant à Thierry, sa noétique illuminative est dans le droit fil de celle de l’évêque d’Hippone mais pour autant l’Intellect a un rôle de part lui-même déterminant dans le processus de connaissance puisque c’est lui qui détermine les notions, que l’on appelait les catégories (le temps, l’espace ou le lieu). C’est ce pouvoir de création qui lui permet d’aller aux choses sensibles et de les rendre intelligibles et de leur « donner » leur quiddité : Qu’est-ce? C’est ceci. Ce rôle de détermination de l’intellect ne va pas sans faire penser à buddhi, fonction de détermination du corps subtil (organe interne), dans la doctrine védantique.
Dans une conception toute augustinienne, Thierry accorde à l’lntellect (agent, actif) un pouvoir de causalité. Il est cause de l’âme en ce qu’il en est l’essence. Il est ce « fond secret de l’âme » capable de Dieu car Imago dei alors que l’intellect possible est seulement, lui, à la ressemblance de Dieu. Il émane de Dieu. Non pas dans l’ordre de la création (par le verbe) comme toute chose est créée, mais en émanation, dans une procession qui le mène à l’être par effusion, flux divin, par la seule efficience divine, écoulement d’essence à essence. Ce mode d’accès à l’être qui se fait non par création, non par production mais en émanation évoque la procession des Sephirot. In fine,
« l’intellect agent est « le fond qui fonde l’essence de l’âme dans l’âme » elle-même… c’est le fond secret d’où elle déborde… l’activité de l’intellect agent ne se produit pas dans l’âme mais dans le fond de l’âme, elle (l’activité) est ce fond lui-même…elle se manifeste ensuite dans l’âme par la pensée extérieure… en elle-même l’activité de l’intellect agent reste tournée vers son unique Principe: Dieu. » (A.L.)
L’ontologie de Thierry[6] est d’autant plus originale qu’elle dénonce la dérive aristotélicienne de Thomas pour revenir avec l’appui d’Averroès (!) a une interprétation plus stricte du Stagirite. Il reproche à Thomas d’intégrer des principes de foi dans sa philosophie.
Le 4ème Concile de Latran (1215) avait établi le dogme de l’eucharistie établissant par transsubstantiation la présence réelle du Corps et le Sang du Christ dans le pain et le vin. La transsubstantiation étant le changement d’une substance en une autre[7]. Ce réalisme posa problème aux aristotéliciens en ce qu’une substance (ou essence) pouvait se métamorphoser en une autre tout en maintenant ses caractéristiques physiques (ses accidents, couleur, goût etc.). Et cela possiblement par une intervention surnaturelle divine, un miracle. La transsubstantiation dissocie l’essence de ses accidents (ses particularités) et fait exister ceux-ci de manière indépendante (de la substance), ce qui tend à rejoindre la conception platonicienne. Or, Aristote dans les Catégories, s’oppose à son maître et affirme que les accidents, êtres incorporels, ne peuvent exister en dehors d’une substance. Ils lui sont inhérents (l’Inhérence est une notion créée par Empédocle, Vème s. av.J.C.).
Non seulement Thomas s’écarte de la thèse aristotélicienne mais encore affirme qu’un accident peut être inhérent, dépendre non plus d’une substance mais d’un autre accident comme la quantité.
Thierry va se référer à l’Aristote des Seconds Analytiques et ne va plus mettre substance et accidents en rapport d’inhérence mais dans leur rapport à l’être : La substance étant par elle-même, l’accident n’étant que par la substance.
« L’accident a lui aussi une essence, mais uniquement par dépendance de la substance, et uniquement de la substance qui est le véritable être. “Ce qui a son essence par soi et selon soi-même, en raison de sa quidité, est en effet plus essencié, a une raison et une perfection d’étant supérieure, et par conséquent,est plus distant du néant que ce qui est quidifié et reçoit son essence par un autre ou selon un autre. A la première de ces classes appartient la substance, à la seconde, l’accident ».
« L’accident est un être par dérivation en raison de sa dépendance envers la substance, il est une manifestation, une disposition de la substance. Il ne possède pas d’être par soi, il est l’être d’un étant… Il s’agit en fait d’une réinterprétation d’Aristote selon Averroès, l’expression utilisée par Dietrich, accidens est
dispositioentis (l’accident est un état d’être) ou accidens est dispositio substantiae (l’accident est une disposition de la substance), provenant du Commentaire au livre IV de la Métaphysique d’Averroès. » (A.S. Robin, article cité).
Depuis une trentaine d’années, Thierry fait l’objet d’une attention particulière de la part des médiévistes. Des philosophes et traducteurs comme Alain de Libera, Kurt Flasch, Rudolf Imbach, Andrea Colli pour ne citer qu’eux, ont redécouvert son œuvre et avec elle toute l’importance que sa pensée tient dans l’histoire de la scolastique médiévale. Plus sans doute qu’aucun autre en cette période médiévale philosophiquement et théologiquement intense, ce dominicain averroïste et augustinien peut ‘faire le poids’ face au maître à penser attitré de la chrétien, Thomas d’Aquin.
Eckart de Hochheim (ca.1260-1327) est issu d’une famille de petite noblesse de la Thuringe (Centre Allemagne). Compte tenu du nombre d’années d’études qu’il y passera, on peut considérer qu’il entre comme novice au couvent d’Erfurt avant 1275. Il y suit le cursus traditionnel de l’enseignement dominicain à savoir huit ans d’études dont cinq ans de philosophie et trois de théologie, précédés de deux ans d’étude de l’ordre, du latin et de la rhétorique. Si l’élève en montre les dispositions, il entre ensuite pour des études supérieures (universitaires) au Studium Generale de Cologne fondé par Maître Albert en 1248. Eckart y arrive lorsqu’il a une vingtaine d’année, après 1280 et y résidera jusqu’à ce qu’il soit lecteur à Paris en 1293 et 94.
Entre 1294 et 1298, nommé par Thierry de Freiberg, il assume la charge de Vicaire de Thuringe et prieur d’Erfurt. Il obtient le titre de maître en théologie en 1302 à Paris où il s’est rendu à pied. Paris est alors le centre intellectuel et universitaire le plus important d’Europe. Ville très peuplée pour l’époque, elle compte un peu plus de 50000 habitants. Il a alors 42 ans. Il faut compter sept ans d’enseignement après le titre de bachelier pour obtenir celui de maître, en commençant par enseigner les Écritures Le Livre des Sentences de Pierre Lombard (1100-1160), commentaires sur les sentences des Pères de l’Église étudiés par les étudiants pendant leurs années d’étude de philosophie avant l’entrée à l’université. L’enseignement diffusé par les maîtres inclus alors des disputes oratoires, les quodlibet, controverses faites à l’initiative et d’un thème soit choisi par le maître, soit à l’initiative de l’auditoire (voir St Thomas>L’ŒuvreNote )
Nombre de ces questionnes disputae sont conservées dans les bibliothèques. L’une d’entre elles entre autres est restée célèbre, celle opposant justement Maître Eckart au Maître de Duns Scot (1268/74-1308) Gonzalvès de Vallebona (ou d’Espagne, ca1255-1313) avec lequel il débattit en 1302 de deux notions essentielles à la pensée médiévale, le couple intelligence et volonté, qui oppose alors D. Scot et Thomas comme elle oppose de manière générale les franciscains aux dominicains. (voir D.Scot/ Volonté et Liberté).
En 1303, Eckart retourne en Allemagne pour occuper jusqu’en 1311, le poste nouveau et important de Provincial de Saxe, du fait de la séparation de la province dominicaine d’Allemagne entre Saxonie et Teutonie. Quatre ans plus tard, il est nommé aussi Vicaire Général de Bohème. Le territoire sur lequel s’étend son autorité est immense outre l’Allemagne du Nord, il comprend les Pays-bas et descend jusqu’à Prague.
En 1311, il est de retour à Paris où il occupe la chaire dominicaine de théologie avec le titre prestigieux et rare de magister actu regens (professeur extraordinaire) que portait avant lui St Thomas. De cette période date les Questions Parisiennes.
Après un passage à Strasbourg, où Vicaire Général, il a commencé ses prédications en allemand, il enseigne en 1314 au Studium Generale de Cologne où il a pour élève celui qui deviendra un de ses plus proches disciples, Henri Suso[8]. Il sera nommé directeur du studium, poste de consécration de sa carrière comme enseignant et comme responsable de l’ordre.
Maître Eckart va pâtir de la situation conflictuelle entre l’Empereur Louis de Bavière et le pape en Avignon Jean XXII qui a excommunié ce dernier pour avoir usurpé, selon lui, le trône d ‘empereur de Germanie. Le pontife pour des raisons politiques autant que doctrinale nomme deux visiteurs dominicains chargés de « faire le ménage » dans la ‘bien pensance’ chrétienne. La-dessus, vient se mêler Henri II de Virneburg, archevêque de Cologne de 1325 à 1332; En 1326, il a lancé la répression contre les beghards. La même année, non satisfait d’un des visiteurs, Nicolas de Strasbourg, qu’il ne trouve pas assez ferme envers les dominicains qu’il abhorre, il nomme deux commissaires franciscains qui ne vont pas tarder à trouver 49 propositions suspectes dans les écrits d’Eckart.
Bien que ne reconnaissant pas l’habilitation de la commission, Eckart, toujours en charge de ses hautes fonctions au sein de l’ordre, et au Studium Generale, accepte néanmoins de comparaitre devant la commission à laquelle il déclare: « Je puis en effet me tromper, je ne puis pas être hérétique, car l’erreur est affaire d’intelligence, l’hérésie dépend de volonté [9]». Il affirme que nombre de ces propositions ont été déformées et que ses accusateurs traitent d’hérésie tout ce que leur intelligence ne leur permet pas de comprendre. Ceux-ci ne se découragent pas et lui présentent de nouvelles propositions ‘suspectes’. Eckart a beau se défendre, collusion, intrigue, jeu d’influence et de protection font que l’affaire prend une telle ampleur, qu’il doit faire en 1327 une déclaration d’orthodoxie sur le parvis de la cathédrale de Cologne, déclaration de plusieurs articles notariés et signés d’une douzaine de témoins.
Par la suite, ce vieillard que toute la chrétienté vénère comme grand maître et saint homme, se rendra malgré le rejet de son appel au pape, en Avignon pour se faire entendre de la curie pontificale[10]. A ce même moment, se trouve dans la ville pontificale, un adversaire de taille, le franciscain Guillaume d’Ockham (1245-1347) qui, lui-même alors accusé d’hérésie, devra s’enfuir de la ville. Retour en Allemagne, Eckart ne pourra savoir qu’une quinzaine de ses propositions ont été frappées d’hérésie, la promulgation de la condamnation n’intervenant qu’après sa mort en 1329 et diffusée sur le seul diocèse de Cologne, sans doute pour la seule satisfaction de l’archevêque.
La date de la mort d’Eckart reste d’ailleurs incertaine, entre 1327 et 1329. Selon A. de Libera, avant le 30 avril 1328, date d’une lettre du pape à l’archevêque Henri II qui laisse entendre que Maître Eckart n’est plus de ce monde.
La ‘Réalisation’ de Maître Eckart, entendue au sens hindou du terme d’éveil à sa nature véritable, de parfaite réintégration en le principe ultime, semble de son vivant indiscutable à lire le seul poème qu’il a écrit, intitulé Grain de Sénevé:
« Ce point est la montagne qu’il faut gravir sans agir. Comprenne qui le peut ! Ainsi la voie te conduit-elle à l’admirable désert qui se déploie sans limite au large comme au loin, hors de l’espace et du temps. Il se génère en Lui-même dans la perfection de Son seul Être. Ce désert est le Bien par aucun pied foulé, le sens créé jamais n’y est allé : Cela est ; mais personne ne sait quoi. C’est ici et c’est là, C’est loin et c’est près, C’est profond et c’est haut, C’est donc ainsi que ce n’est ça ni ci. » (stroph. 4 & 5)
Si son œuvre en latin constitue le corps de sa doctrine, c’est en langue allemande qu’Eckart fait le plus montre de hardiesse dans l’expression avec un sens de la formule qui veut frapper les esprits. Rigueur en latin, fougue en haut moyen allemand (allemand du sud dans la période moyenâgeuse).
Le grand œuvre en latin, devait être l’Opus Tripartitum dont la seule première partie inachevée qui nous en soit parvenue, Opus Propositinum, laisse entrevoir l’immensité de la tâche car à elle seule, cette première partie devait comprendre 14 traités basés sur le modèle de la thèse anti-thèse: bien-mal, essence-existence, Dieu-néant etc. Le mode de développement est emprunté à un ouvrage du néoplatonicien grec Proclus (412-485). La seconde partie, Opus Qoestionum, devait suivre le même plan que la Somme de Thomas. Quant à la troisième partie, Opus expositionum, commentaires des Testaments, elle devait se décomposer en deux parties: La première devait développer ses thèses sur l’être, Dieu, l’âme, la grâce, en prenant pour modèle cette fois-ci le Saint Augustin du Livre Des Quatre-Vingt –Trois Questions. La seconde, Opus sermonum, devait comme il l’avait fait dans ses précédents sermons, exposer ses commentaires sur d’autres passages bibliques.
L’œuvre en langue vernaculaire, haut moyen allemand, comprend
les Instructions Spirituelles, des sermons, des traités parmi lesquels le Livre de la Consolation et de l’Homme Noble. En ce qui concerne les sermons, leurs textes définitifs sont difficiles à établir vu le nombre de copies qui ont circulé. Les références qu’il y fait dans ses défenses à ses accusations et les accusations elles-mêmes peuvent servir de critères de leur authenticité.
« Maitre Eckart ne mit probablement jamais ses sermons par écrit. Ils sont consignés en une masse énorme et informe plus ou moins fidèles, prises par les auditeurs et le plus souvent par les auditrices (car il ensei-
gnait beaucoup dans les béguinages aussi bien que dans les communautés régulières de femme[11]. »
Ses ouvrages fourmillent de citations, de renvois aux auteurs anciens et contemporains, aux grecs, aux arabes et aux juifs. Ses auteurs de prédilection étant « Saint Augustin, Albert le Grand et Saint Thomas » (J. Ancelet-Hustache, opus cité).
Son œuvre que l’on continue de rechercher dans les fonds de bibliothèques de Paris, d’Allemagne, du Vatican comprend également des commentaires sur différents textes bibliques, les Questions dont il a débattu tout au long de sa carrière d’enseignant, et bien sûr tous ses écrits pour répondre à l’accusation d’hérésie.
Eckart a toujours proclamé son attachement à l’Église, tout autant à ses rites qu’à sa doctrine. Mais son enseignement, qui se veut dans le droit fil de la tradition chrétienne, ne serait-ce que par ces nombreuses et constantes références à St Augustin, aux sentences des Pères de l’Église et à Saint Thomas mais aussi au Pseudo-Denis met en lumière des aspects de cette tradition des moins évidents, des aspects comme l’apophatisme ou la déification de l’âme que la hiérarchie ecclésiastique voudrait plutôt garder en arrière-boutique. Si l’on ajoute que cet enseignement, qui s’adressait souvent à un auditoire restreint et averti, usait de formules fortes, de paradoxes, l’on comprend qu’il a pu inquiéter sa hiérarchie, quelle que fut la renommée du Provincial de Saxe.
« Il semble que depuis les travaux de Grundmann, de van Mierlo et de Mens, la mystique allemande en général et celle de Maître
Eckart en particulier n’est pas l’originalité qu’on leur attribuait naguère[12].Elles doivent une bonne partie de leur thèses et de leur vocabulaire soit à la mystique pré-eckartienne des Pays-bas, dont Hadewijch d’Anvers est un précieux témoin, soit à d’autres courants spéculatifs en langue vulgaire, dont les traces ont étaient retrouvés…. V.Grundmann fait remarquer que la mystique allemande n’est pas sortie d’un développement théorique poussé par des théologiens trop épris de dialectique, mais d’un effort pour intégrer dans la théologie les expériences spirituelles des milieux populaires, en particulier des milieux féminins »(FR.J-B. P. Op. Cit.).
Dans la ligne de pensée du Pseudo- Denis et de Jean Scot Érigène (810.-876), pour Eckart, Dieu ne peut être nommé ni compris. Parler de Dieu et chercher à le nommer n’est jamais que parler de soi. Dieu ne peut être désigné que par ce qu’il n’est pas. Le « ni ceci ni cela » de la Tradition vedantine. Il est cette « inconnaissance absolue » dont a parlé le maître adwaïtin, Nisargadatta Maharaj. La théologie apophatique n’est pas négative mais négatrice. Elle n’est pas négative en ce qu’elle ne nie ni Dieu ni ses puissances, mais négatrice en éliminant tout postulat à partir duquel la divinité en son essence pourrait être approchée ; elle dénie à la faculté mentale de pouvoir la nommer. Elle oblige l’intellect à ne pas vouloir saisir ce qui est au-delà de lui, de son entendement. Par l’apophatisme, l’intellect s’épure, se vide.
Paradoxalement, toute chose est en Dieu et distincte de Dieu comme Dieu est toute chose distincte de Lui et Lui-même sans distinction. « De même que Dieu n’est pas distinct du lion et en est absolument distinct, l’homme n’est pas distinct du lion en Dieu et en est absolument distinct » (Sermon latin IV).
Deux grands courants majeurs traversent la pensée occidentale depuis Platon et Aristote, l’un ayant initié l’hénologie ou théorie de l’Un (hens =un), l’autre l’ontologie ou théorie de l’Être.
Pour Platon et les néoplatoniciens « au-delà de l’être ou de l’essence », il est un principe ultime que Eckart désigne par déité et que le Pseudo-Denys qualifie de « pur néant ». Pour Aristote, « l’être est un« pollachôs legomenon » (πολλαχῶς λεγόμενον), c’est dire qu’il se dit selon une pluralité de sens[13]. » Il échappe à toute univocité.
L’Un platonicien est immuable en son unicité, l’être aristotélicien est tout à la fois en puissance et en acte: il peut être potentiel (possible) ou en acte. C’est en acte que l’être atteint sa plénitude. Ce passage à l’acte est le mouvement et l’entrée dans le devenir. L’acte premier d’où découle tous les actes à venir, la cause première est ce Dieu immobile, pure pensée de lui-même. Tandis que l’Un au-delà de l’être n’est pas une cause première.
Il est même au-delà de sa propre unicité. Il n’est pas la monade aristotélicienne. La doctrine (apophathique) de l’Un peut être rapprochée du monisme de la non-dualité de Śaṅkarācārya (VIII siècle.). L’Un est un et unique. Il n’y a pas deux. C’est son unicité qui fonde son unité. Mais au-delà du nom et de la forme, il est « ni ceci ni cela »
Pour Eckart comme pour Saint Thomas, tout ce qui est est en Dieu. Toute chose créée est Dieu. «Tout ce qui n’est pas dans l’être, mais à côté ou en dehors de l’être, n’est pas» (Sermon IV).
Le dominicain Berthold de Moosburg[14] (XIVème siècle) dans son important ouvrage sur Proclus, Expositio super Elementationem theologicam Procli, a été le premier à mettre en évidence la divergence fondamentale entre Platon et Aristote. Pour le Stagirite, l’origine de la distinction entre l’un et le multiple se trouve dans l’opposition entre être et non-être. Soit l’un excluant les notions d’être et de non être : l’un est comme sans distinction de lui-même, et comme l’un qui se compose à un autre un; Soit en intégrant la notion d’être et de non-être : l’un étant par ce qui n’est pas l’autre. Chaque être se définissant comme son propre être et non être de l’autre. Pour le fondateur de l’Académie, la distinction entre l’un et le multiple s’origine à partir du rapport au binaire acte-puissance. La multiplicité est une variation des rapports entre acte et puissance, alors que l’Un s’exclut de ce rapport. Pour Aristote, l’un et le multiple sont des propriétés de l’être, l’être n’étant en tant qu’être qu’un concept qui ne se manifeste jamais en dehors de l’âme, et de fait un et multiple sont eux-mêmes des concepts, des ‘transcendantaux’. « L’un ajoute à l’être l’idée d’indivision, l’autre (le multiple) lui ajoute celle de division ou de distinction ». Pour Platon, « l’Un est supérieur à l’être et au non-être. Il ne dérive pas de l’être mais il est placé au-dessus. »
L’Un est le Principe Premier d’où découlent les principes (principiés) qui se distinguent du Principe, des autres principes (principiés) et des choses dont le principié est le principe. Cette procession s’origine du degré de réalité ou d’actualité du principe et du principié: « (le principié) choit dans une potentialité plus ou moins grande selon qu’il s’éloigne plus ou moins du Principe Premier absolu qui est purement Un ».
« Maitre Eckart hérite de deux traditions, la tradition chrétienne qui donne à Dieu le premier des noms: “Je suis ” (“Je suis celui
qui est”) et de la Tradition néoplatonicienne pour qui le Nom de Dieu est au-dessus de tous les noms (parce qu’il est sans nom)… L’Être ne s’identifie plus au Créateur mais aux créatures, il est “la première des choses créées ” comme l’affirme le Liber
des Causis … Saint Thomas (qui hérite aussi de cette double tradition) fait la jonction entre l’Un dionysien et l’Esse divin situé au-delà de tous les étants qui sont et ne sont pas l’Être. Le Thuringeois infléchit sa pensée dans le sens de celle de Denis l’Aréopagite [ce qui le] conduira à identifier Dieu et l’Intellect et à oublier l’Être auquel Saint Thomas a identifié Dieu. »[15]
« Dieu et la déité sont aussi différents l’un de l’autre que le ciel et la terre…Dieu opère, la déité n’opère pas. Dieu et la déité opèrent par l’agir et le non-agir » (Sermon Nolite timere).
Comment concevoir que l’Un donne l’être et l’être donne le multiple? Les Upanishad disent « l’un donne deux, deux donne les dix milles êtres ». L’hénologie relève d’une pensée paradoxale, aporétique[16]. L’un est en tant qu’être et n’est pas. Eckart dit « qu’il n’est pas un être et est au-dessus de l’être ». Il ne lui conteste pas son être mais « lui donne un être plus élevé ».
L’Abgrund, le « tréfonds de l’âme », innommable, insondable, immuable, sans nom comme le Tao, est « Dieu créateur par qui toutes créatures sont par qui Dieu est. Par les créatures, la déité devient Dieu » (J.A-H, opus cité). Mais cette déité n’est pas créatrice au sens où l’entend la chrétienté de son époque. Rejoignant ou s’inspirant de la mystique béguinale, pour Eckart, cette création est une émanation, le fruit du flux continu qui rayonne du Fils engendré par le Père. Dieu est Dieu pour les créatures.
Eckart utilise les termes ‘deus’ et ‘divinitas’ en latin et ‘Got’ et ‘Gotheit’ en allemand pour signifier cette paradoxale dualité non dualité de la divinité et de Dieu. Dieu est par les créatures qu’Il crée et qui sont résorbées dans sa divinité. Cette distinction purement sémantique indispensable à notre mode de pensée occidental fondée sur le binaire exclusif aristotélicien du oui ou non[17] avait déjà été établie par Gilbert de la Porrée au XIIème siècle.
L’École Rhénane a développé une voie plus métaphysique que mystique, si l’on veut entendre par là qu’elle a tracé à partir de Maître Albert une voie de la connaissance plus qu’une voie de l’amour, bien que celui-ci ne soit pas exclu mais n’y tienne qu’une place de soutien, de confortation.
« Dieu est un intellect qui vit dans la connaissance de lui seul, demeurant seul en lui-même ».
« Il ne me semble plus maintenant que c’est parce que Dieu est qu’il connaît mais c’est parce qu’il connaît qu’il est » [18]
Cet intellect est doté de puissances:
« La première est “détachement d’ici et de maintenant”, la deuxième “est qu’elle n’a aucune ressemblance avec rien” ; la troisième est “qu’elle est pure et sans mélange” ; la quatrième est
“qu’elle opère ou cherche en elle-même” ; la cinquième est “ qu’elle est une image”…(A. de Libera)
Eckart est là fidèle à la pensée de Thierry de Freiberg : « l’âme actualise son être intellectuel en connaissant son objet en elle-même par la « conscience » de son Principe » (A Libera Opus cité p.261). Cet intellect prend parfois chez Eckart le sens de syndérèse, partie la plus haute de l’âme, son essence, sens qu’il peut reprendre de la scolastique rhénane d’« étincelle de l’âme » mais déjà présente aussi chez Hadewijch II d’Anvers qui meurt peu avant que naisse Maître Ecarkt.
« Car dans l’étincelle supérieure où nous recevons la clarté divine, il n’y a jamais séparation de Dieu ni d’intermédiaire aucun. » (Sermon XVII)
La pensée d’Eckart évoluera et ce qu’il a nommé intellect, il le nommera l’Un ou « ce quelque chose au-dessus de ceci et de cela » d’où fluent les puissances de l’âme, l’intellect et la volonté[19].
Dégagée de toutes images étrangères, détachée de toute volonté et aspiration, de toute intention, l’âme ainsi ouverte à la tranquillité et à la sérénité (Gelassenheit[20]), reçoit le Fils, le Verbe qui réside dans le « Château-fort », l’Abgrund. Ce « tréfonds de l’âme » est cette étincelle qui jaillit en elle. Véritable (re)naissance qui est une révélation de l’âme d’elle-même à elle-même. C’est un flux divin, source des puissances de l’âme qui s’écoule en cette part de l’âme inaffectée par le péché.
Cette présence du Christ, qui est grâce, transcende mon humanité et la fait de même nature que Lui. « C’est par grâce que je suis dans l’être personnel du Christ un avec lui ». Mais il est un en substance avec Dieu. Cette identification au Christ est essentielle chez Eckart, elle relie néoplatonisme et chrétienté.
« Celui qui ressent violemment une grande soif peut bien faire autre chose que de boire et avoir aussi d’autres pensées, mais qu’il fasse n’importe quoi…l’image de la boisson ne le quitte pas tout le temps que dure sa soif. »
Ainsi l’âme tend, sans opérer, en elle-même, vers « quelque chose qui n’est ni ceci ni cela », vers là « où Dieu lui-même ne pénètrera
jamais un instant, ne l’a encore jamais pénétré de son regard selon qu’il possède les modes et les propriétés de ses Personnes… Il faut qu’il les abandonne toutes pour que son regard y pénètre. Il faut qu’il soit l’Un dans sa simplicité… ».
Là dans ce lieu sans lieu, lieu d’éternité, sans commencement ni sans fin, l’âme est fondue, unie à l’Un sans nom. Mais comme le précise A. de Libera, l’Un dans l’hénologie du ‘dernier’ Eckart « indique le lieu de l’unité incirconscriptible et inassignable de Dieu et de l’âme. » (Voir Sermon 52 p.146, Édit Seuil 1978) :
« Or nous disons que Dieu en tant qu’il est « Dieu » n’est pas la fin suprême de la créature, car tout autant qu’elle est en Dieu la moindre créature a la même richesse que Lui. »
[1] A. de Libera La Mystique Rhénane, Édit. Seuil-points 1994
[2] Pour en savoir plus : Markus Führer Stanford Encyclopedia of Philosophy/ Dietrich de Frieberg Copyright © 2015
[3] Alain de Libera Opus cité P. 166
[4]Véronique Decaix in Dietrich de Freiberg sur les traces d'Augustin, Comptes rendus des travaux Andrea Colli. https://methodos.revues.org/2926
[5] Qui pourrait se traduire non pas selon le latin "moderne" par "comprendre est une sorte de passion" mais par "Comprendre est douloureux à quiconque ", autrement dit comprendre demande un effort qui d'une certaine manière fait pâtir (l'intellect); de patior (verbe passif) souffrance, qui a donné passion, la Passion. Pour l'intellect comprendre (les choses matérielles) n'est pas une chose qui va de soi. Cela lui demande un effort de volonté, la volonté étant une action qui s'oppose à la passivité de la passion. L'intellect est actant et non passif.
[6] Citations et pour en savoir plus: Présentation par Anne-Sophie Robin de la traduction de Substances, quiddités et accidents de Udolph Imbach, Édit. Vrin 2008 http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article85
[7] Pourtant depuis XIème siècle, la présence du christ dans le pain et le vin était entendue comme symbolique…
[8] J.Tauler est encore trop jeune pour recevoir directement l’enseignement d’Eckart.
[9] Cité par J. Ancelet-Hustache in Maître Eckart (Édit. Seuil, 1956) qui a servi de base à cette biographie.
[10] Selon certaine source, sa trace se serait perdue après son départ de Cologne. J. Ancelet-Hustache apporte à l'appui de sa venue en Avignon le manuscrit édité en 1935 par le Père Pelster par lequel nous aurions là « le procès-verbal des séances où Eckart était présent ». (Opus cité P.130)
[11] Aline Mayrisch Saint-Hubert in Introduction et traduction de “telle était Sœur Katrei”, Édit. Cahier du Sud, 1954. L'œuvre de M. Eckart n'a été connue et son importance reconnue qu'à partir du XIXème siècle après quatre siècles de purgatoire: 1498 plusieurs de ses sermons sont inclus dans une édition des œuvres de Tauler;1816 : F. von Baader exhume les textes en latin d'Eckart et permet de le fait connaître aux grands philosophes allemands de son temps (Hegel, Schopenhauer…): 1857: grande édition de Pfeiffer des œuvres allemandes.
[12] A. Koyré considère dans son étude sur V.Weigel, qu’Eckart fait bien plus preuve d’originalité quand il écrit en allemand que quand il écrit en latin, notamment dans ses sermons. (A. Koyré, Spirituels du XVIème siècle, Édit. Gallimard-Idées, 1971)
[13]http://philitt.fr/2012/10/09/aristote-le-probleme-de-letre-dans-le-livre-y-de-la-metaphysique.
[14] Pour ce passage et en savoir plus voir Alain de Libera, opus cité page 384 et suivantes.
[15] Hervé Pasqua in Revue Philosophique de Louvain, An;93, Vol. 91, N°92, P. 536 et suivantes : L'Oubli de l'Être et l'Avènement de l'Intellect. Pour Liber des Causis Voir Index & Tableau /Traductions Latines des Auteurs Grecs
[16] L'aporie est plus qu'une contradiction interne à un raisonnement, telle que généralement définit. Elle tient du paradoxe (volontaire) qui confronte deux propositions ou deux notions en apparence inconciliables mais dont la confrontation voulue porte l'intellect à leur résolution par un nécessaire niveau d'entendement supérieur.
[17] La logique orientale, notamment bouddhiste, intègre le oui ou non, le oui et non, le non-oui oui-non.
[18] Eckart cité par Hervé Pasqua (opus cité)
[19] Auxquelles Jeanne Ancelet-Hustache ajoute l'irascibilis, puissances subordonnées ainsi: la connaissance à la foi, l'irascibilis à l'espérance et la volonté à l'amour (in Présentation du Sermon 32, Sermons, Édit Seuil 1978, P13)
[20] Dans la terminologie eckartienne, A. de Libera le traduit par "délaissement", Lacan par "laisser-être". Il pourrait sans doute être traduit par abandon et correspondre au lâcher-prise de la méditation Vipassana. En allemand, Gelassenheit se traduit couramment et selon le contexte par repos (Ruhe), calme, sérénité. Gelassenheit pourrait être ainsi le moyen et la fin d'une première stase dans le recueillement.
Trois évènements majeurs marquent le XIVème siècle (Voir Événements Majeurs du Bas Moyen-Âge) :
Au plan économique, le XIVème siècle s’ouvre sur une période climatique particulièrement défavorable pour la production agricole : Sécheresse et pluies abondantes se succèdent entrainant une pénurie alimentaire allant jusqu’à provoquer la famine. Le temps des grands défrichements des terres environnantes qui accompagnaient immanquablement les très nombreuses fondations de monastères est révolu. Bien que l’accroissement démographique dans la première moitié du siècle ne soit pas avéré, bien qu’une régression le soit pour la seconde moitié, la production agricole qui atteint son maximum de rendement, ne peut pas pleinement répondre aux besoins d’une population de plus en plus urbanisée, particulièrement en Angleterre après la Grande Peste du milieu du siècle. La mortalité reste forte; Une des causes autre que la mal nutrition est les attaques des loups dans les villes.
Au plan politique, en France, au Concile de Vienne en1311, Philippe le Bel (1285-1314) impose au pape Clément V la condamnation de l’Ordre du Temple. C’est le signe d’une avancée décisive du pouvoir royal qui commence à devenir un modèle de pouvoir centralisé et fort, au détriment du régime féodal. Clément V, lui, est soucieux d’échapper à la guerre qui oppose les papistes Guelfes et les pro-germaniques Gibelins dans la succession au Saint Empire. Après une longue pérégrination en France et dans le Comtat Venaissin, propriété de l’Église, il finit par installer, en 1308, le Saint Siège en Avignon, au bord du Rhône, axe de communication très important entre Nord et Sud. En 1336, dans la nouvelle ville papale est édifié le Palais Vieux, qui sera démoli en 1347 pour qu’en 1351 le Palais Neuf soit terminé et prenne sa place. En 1348, le Saint-Siège achète la ville d’Avignon à la reine de Naples.
À la mort de Louis X le Hutin, en 1316, la France va connaitre en une génération trois moments importants de son histoire: l’application pour la première fois de la loi salique, l’accession des Valois au trône de France, le début de la Guerre de Cents. Depuis la fondation de la dynastie capétienne par Hugues (†996), la seule qui depuis trois siècles règne sur la France, le roi meurt sans héritier mâle. L’enfant qui lui survit est mineure, Jeanne II de Navarre. Pour justifier de l’intronisation du frère du roi, Philippe de Poitiers, les juristes interprètent une clause de article du code datant de Clovis, essentiellement jusqu’alors à usage pénal, qui interdit l’accès des femmes au pouvoir royal. Exit Jeanne. Cette loi sera désormais connue sous le nom de ‘loi salique’. Philippe gouverne seulement six ans sous le nom de Philippe V. À sa mort en 1322, la loi s’applique à nouveau, son frère Charles IV monte sur le trône. Mais lorsqu’il meurt en 1328, il laisse le trône vacant d’héritier direct. Edouard III Plantagenêt, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabelle, mariée au roi d’Angleterre Edouard II, va prétendre au trône. Ce sera la principale cause de la Guerre de Cents. Elle commence en 1337. Charles a désigné par testament un capétien par filiation paternelle, son cousin, également petit-fils de Philippe le Bel par son père Charles de Valois et frère de Louis X le Hutin. Charles, sous le nom de Philippe VI, monte sur le trône de France en 1328. Il inaugure la dynastie des Valois, maison cadette de la lignée des capétiens.Les Valois vont alors rester sur le trône jusqu’à l’arrivée des Bourbons avec Henri IV de Navarre, Bourbon par son père. Edouard III Plantagenêt, Roi d’Angleterre et Duc de Guyenne, lui aussi petit-fils Philippe le Bel par sa mère Isabelle de France prétend à la couronne de France. Au cours de cette guerre de succession e Français et Anglais coaliseront autour d’eux le reste de l’Europe.
En 1358, le prévôt des marchands, Étienne Marcel (1316-1358) représentant de la riche bourgeoisie soulève le peuple de Paris pour s’opposer au pouvoir royal. Pendant qu’il défend la capitale assiégée par les troupes royales, il tente des alliances qui ne font que le discréditer. Il finit par être assassiné par un partisan du Dauphin, le futur roi Charles V.
Au plan artistique, le Gothique se prolonge dans son style rayonnant jusqu’au milieu du siècle. Bâtisseurs et sculpteurs sont au sommet de leur art dans une totale maîtrise architectonique. Vitraux, grandes rosaces, remplages, piliers fasciculés allègent toujours plus la structure. Au milieu du siècle, l’art des bâtisseurs aura produit toutes les innovations qu’il pouvait produire en architecture et en sculpture, aura actualisé toutes ses prouesses techniques. En sa phase terminale, Flamboyante, ce style devient plus décoratif qu’artistique, se complait dans une prolifération de jeux de courbes et de contrecourbes, de liernes et de tiercerons aux voûtes, de pendentifs aux clés des voûte, et autres éléments ornementaux. Ce maniérisme se traduit en peinture sous le nom de Gothique International qui se plait dans l’élégance, le raffinement, la magnificence du décor et du vêtement. Il est la première manifestation d’un goût européen unifié.
Au plan musical, Philippe de Vitry (1291-1361), évêque de Meaux, diplomate et humaniste, écrit en 1320 un traité intitulé Ars Nova dans lequel il prône une nouvelle façon d’écrire la musique ainsi que de nouvelles formes rythmiques. Cet art, cette science musicale nouvelle, marque alors une rupture avec l’écriture ancienne que les musiciens d’alors désignent comme un Ars Antiqua. En Italie, en 1321 (26?), paraît le traité Pomerium artis musicae mensurabilis de Marchettus de Padoue qui servira de référence dans une nouvelle notation musicale.
Au plan littéraire, en Italie, c’est le siècle des trois grands : Dante (†1321), Pétrarque (1304-1374), Boccace (1313-1375). En France, c’est celui de Christine de Pisan et de Guillaume de Machaut qui fut aussi un grand poète lyrique; Fêtes et Mystères sont reléguées sur le parvis des églises. En Espagne, le poète Juan Ruiz domine son siècle. En Angleterre, Geoffrey Chaucer fait entrer la littérature anglaise dans son histoire internationale avec Les Contes de Canterbury.
Au plan scientifique, Jean Buridan (v.1300 – v. 1358) rénove la théorie de l’impetus[2], Nicole Oresme (v. 1325-1382) tend à démontrer que la terre n’est pas immobile s’opposant au géocentrisme d’Aristote, et Ptolémée avance l’hypothèse d’une terre en mouvement pour expliquer la trajectoire solaire. Mais ils doivent se ranger à la thèse officielle, celle de l’Église, en reconnaissant que la terre est immobile et que le ciel et les planètes tournent autour d’elle.
Au plan théologique et philosophique, Suso, J. Tauler et Berthold de Moosburg seront les éminents et derniers représentants de l’École Rhénane. Le franciscain Guillaume d’Ockham, fervent défenseur du nominalisme, sera la grande figure scolastique du siècle avec Jean Charlier de Gerson qui jouera un rôle tout aussi important comme recteur de l’université de Paris que comme homme d’église. La mystique rayonne avec Catherine de Sienne, Sainte Brigitte et Ruysbroeck l’Admirable. Gérard Groote inspire la Devotio Moderna. L’Imitation de Jésus-Christ, généralement attribué à Thomas a Kempis, est l’ouvrage le plus représentatif de ce mouvement annonciateur de la Réforme. Il sera le plus lu après la Bible. L’église anglaise trouve un grand réformateur en la personne de John Wyclif. Dans les premières décennies du siècle, la persécution par des inquisiteurs comme Guillaume Humbert (ou de Paris) finit par faire disparaître définitivement le béguinage dont les origines remontaient au XIIème siècle.
Dans le monde
A l’entrée du siècle, fondation de l’Empire Ottoman, les tribus turques s’unissent sous l’autorité d’Osman 1er (†1324) après sa conquête de la ville turque de Mocadène près de la Mer de Marmara. En 1354, il conquièrent le territoire des Balkans et montent jusqu’à la frontière polonaise. Les Turcs reculent ainsi les limites de l’ancien Empire Byzantin jusqu’à ce que celui-ci s’effondre en 1452 à la prise de Constantinople.
Les Aztèques fondent en 1325 Tenochtitlan future Mexico.
En 1364, la dynastie chinoise des Ming prend le pouvoir chassant les Mongols. Tamerlan, crée un empire immense d’Ankara à Dehli.
Au Sud de l’Espagne, les rois de la dynastie nasride, fondée en 1237, agrandissent l’Alhambra, commencé lui au VIIIème siècle, par un vaste palais qui comprend notamment la fameuse Cour des Lions au décor finement ciselé dans le stuc, et la Cour des Myrtes. Mais le florissant Royaume de Grenade (l’actuelle Andalousie), devenu vassal des Rois Catholiques, est tout ce qui survit de l’ancienne Al-Andalus, royaume musulman qui, à son apogée, couvrait toute la péninsule ibérique sauf le Nord. Le renoncement de l’ émir nasride en 1492 marque la fin de la Reconquista.
NOTES
[1] En1348, Boccace (1313-1375) avec quelques amis quitte Florence pour fuir la peste et s'installe dans la campagne toscane où il écrira son chef-d'œuvre Le Décaméron. En cette même année, l'inspiratrice de Pétrarque (1304-1374), Laure de Nove meurt touchée par l'épidémie qui a gagné le Sud de la France. Les sources divergent sur le nombre de morts, certaines donnent 30%, d'autres 50% de la population européenne.
[2] À partir de la théorie d’Aristote sur les objets en mouvement et la cause de leur mouvement, les penseurs arabes et européens ont forgé au Moyen-âge la notion d’impetus. C’est l’impulsion donné à un objet qui le met en mouvement et prolonge se mouvement en tant que force s’opposant à la résistance de l’air jusqu’à ce que cette force diminuant, la résistance de l’air est plus forte faisant que l’objet est à nouveau soumis à la gravitation. Jusqu’alors en sommeil, Buridan donna une nouvelle jeunesse à cette théorie lui accordant une place de premier plan. Elle sera intégrée par les scientifiques modernes. Par ailleurs, scolastique, recteur de l’université de Paris, ardent nominaliste, Buridan ne s’opposa pas moins à son maître Occkham sur la question épistémologique de la désignation de l’universel et du particulier. Cf.
Francis Ruello https://www.universalis.fr/encyclopedie/jean-buridan/#i_0 et Jack Zupko John Buridan, https://plato.stanford.edu/entries/buridan/ Standford Encyclopedia.
Initiée par Albert La Grand, l’École Rhénane a eu parmi ses plus illustres représentants au siècle précédent Thiery de Frieberg († vers 1318) et Maitre Eckart qui meurt dix ans plus tard. Johann Tauler, Suso et Berthold de Moosburg prolongeront cette veine de la mystique apophatique, du dépouillement intérieur, de l’unification de l’âme au Divin.
Berthold de Moosburg (1316?-†1361) fut maître au Studium Generalis de Cologne où avaient enseigné avant lui Maître Albert et Maître Eckart. Dans la lignée de l’École Rhénane, il soutient un néoplatonisme qui chez lui se fait plus radical face au thomisme et de manière plus générale face au péripatétisme. Il s’oppose aussi aux musulmans Avicenne et Averroès. Dans son œuvre majeure, Expositio super Elementtionem theologicam Procli, il analyse plus et mieux qu’aucun ne l’avait fait avant lui la doctrine proculisienne.
Il est le premier à mettre en évidence l’opposition fondamentale entre Platon et Aristote sur les notions de l’Un et du multiple (Voir Maître Eckart/ Un et Être).
Très fidèle dans ses commentaires à l’esprit et à la lettre du disciple de Plutarque d’Athènes (350-432), il ne fait pas moins montre d’originalité en développant une théorie de la lumière qui dans sa procession descendante et sa (re)conversion montante, dans sa diffusion ou dans sa rétraction déploie le multiple ou le ramène à l’Un, que A. de Libera décrit comme « mouvement de l’Un vers l’Un ».
Johann Tauler (ca.1297-1361) est né et mort à Strasbourg. C’est dans cette ville que dès la fin du premier niveau d’études (correspondant à notre enseignement secondaire) au couvent dominicain, il commence en 1323 sa prédication. Sa santé qui est, et restera toujours fragile, peut expliquer qu’il ne les ait pas poursuivies au Studium de Cologne pour devenir maître en théologie. Il n’en sera pas moins appelé le « docteur illuminé ». [1]
Disciple de Maître Eckart, il était trop jeune pour l’avoir rencontré quand celui-ci, entre 1311 et 1314, occupait à Strasbourg les fonctions de Vicaire Général de l’Ordre. Et le voyage à Cologne avant la mort du maître n’est pas attesté. Ce voyage à la capitale rhénane de l’ordre se fera de manière obligée quand les dominicains seront chassés de Strasbourg en 1339 pour avoir soutenu le pape dans le conflit qui opposait le Saint Père à l’Empereur dans la succession impériale. En 1348, Tauler sera de retour dans la ville franche pour ne plus la quitter.
S’il n’a pas rencontré son maître, Tauler a en tous les cas pu avoir un accès direct à ses ouvrages au couvent de la ville épiscopale rhénane qui compte à cette époque.
« un peu plus de 15 000 habitants pour sept couvents de dominicaines (dont celui de Saint-Nicolas in Undis, où réside la sœur de Jean Tauler). À ces couvents s’ajoutaient les couvents des Ordres
franciscains, les monastères de l’Ordre de Saint-Benoît, les Ordres militaires, les couvents pour les « dames repentantes », hors de l’enceinte de la ville, et les paroisses. Les membres des clergés, séculier et régulier, regroupent 10 % de la population. »
Pour préparer ses sermons, Tauler traduit les maîtres rhénans en moyen-haut allemand afin de les rendre accessibles à son auditoire.
Sans doute, est-ce dû à la fragilité de sa santé, que Tauler n’a pas pratiqué d’ascèse corporelle et de fait n’a pas préconisé ni jeune ni privation et encore moins de pénitence extérieure, la mortification. Chez Tauler, la pénitence est intérieure qui est à la fois repentir par reconnaissance de ses péchés, regret de les avoir commis, et contrition par rejet du péché et des fautes morales. Cette première étape dans la conversion intérieure nous même au détachement des biens de ce monde et de ses plaisirs, et nous tourne vers le détachement de toutes images et représentations intérieures pour accéder à une simplicité du cœur, un vide de l’âme en lequel peut naître le Fils de Dieu, véritable déification de l’âme avant qu’elle s’immerge dans l’absolue divinité, au-delà de l’être.
Peut-on parler de voie progressive chez Tauler, que l’on opposerait à la voie directe empruntée par Maître Eckart? Changer de voie, c’est changer de maître, s’éloigner du vivant de son enseignement. Le cheminement de l’âme tel que l’enseigne Tauler ne s’écarte de, ni ne s’oppose à une maturation, une conversion en terme chrétien, de l’intellect dans sa « percée » vers son origine, « là où Dieu n’a pas de nom », (A. de Libera Opus cité P. 269). Il s’agit plutôt de deux approches pédagogiques inverses. Parler de voie progressive au sujet de l’enseignement de Tauler reviendrait à le placer dans un cheminement pouvant ouvrir à une Connaissance autre que celle à laquelle mène le monisme eckartien. La puissante personnalité d’Eckart, son mental ferme, place d’emblée le disciple dans la seule et unique optique possible, réelle, celle de l’absolu. La personnalité du Strasbourgeois le mène à plus de compassion et à mettre pédagogiquement son enseignement à un niveau plus humain comme soutenant le chercheur de vérité dans sa démarche. Tandis que le Maître d’Erfurt l’appelle, l’exhorte par des formules saisissantes, par une parole vivante, à briser toutes formes de liens et d’indentification, l’ Ami de Dieu le suit dans son avancée. Mais pour l’un comme pour l’autre, rien ne se ‘fait’ sans la grâce. Tauler savait que son maître, selon ses propres mots, « parlait depuis l’éternité », ce qui, quel qu’ait été le degré de ses béatitudes, ne fut pas son cas.
Le Livre aux Amis de Dieu ou Les Institutions Divines est une œuvre commune de l’entourage de Tauler, les membres de la Chartreuse de Cologne constituant le groupe des Amis de Dieu. Dans cet ouvrage, véritable condensé de la mystique rhénane auquel a bien évidemment participé Tauler, l’on trouve en autres des textes de Maître Eckart; Ce qui permit de faire redécouvrir celui-ci au milieu du XIXème siècle. Il eut une grande influence sur les mystique des XVIème et XVIIIème siècles: Thérèse d’Avila et Jean de la Croix en Espagne, Angelus Silesius en Allemagne, les Jansénistes de Port-Royal et Pierre de Bérulle en France.
Les Amis de Dieu[2] ont emprunté leur nom aux ouvrages du Strasbourgeois Rulman Merswin (1307-1382) dans lesquels celui-ci parle de et fait référence à l’Ami de Dieu de l’Oberland dont les écrits ne sont connus qu’à travers ceux de Merswin lui-même. Merswin semble avoir entretenu là une figure légendaire de la mystique rhénane bien qu’il retrace sa vie comme ayant été bien réelle, et en fasse son ami. Merswin fonda en 1364 à partir de l’enseignement de l’Ami de Dieu une communauté dans le monastère abandonné de l’Ile Verte dont la communauté tire son nom.
Riche banquier, Merswin mena un temps la vie d’un tertiaire avant de fonder cette communauté. Il passa les deux dernières années de sa vie dans une totale réclusion. Si ce n’est son œuvre majeure, le Livre des Neuf Rochers le plus connu de ses écrits qui restent peu voire pas connus du public du fait qu’ils n’ont pas été traduits du moyen haut-allemand.
Henrich von Berg (1296-1366) naît sur la rive allemande du Lac de Constance dans le Bade-Wutenberg, au sein d’une famille de riches drapiers. Il choisit de porter le nom de famille de sa mère Seuse ou Suso. Alors qu’il suivait des études chez les dominicains de Constance, il est saisi à 18 ans d’une vision qui l’engage dans une vie d’austérité, de fortes pénitences extérieures avec mortifications et lacérations. A 28 ans, il se rend à Cologne pour suivre au Studium Generale l’enseignement d’un Maître Eckart dans les dernières et tragiques années de sa vie. Après être revenu mener une vie retirée à Constance, il prendra la défense de son maître contre les accusations d’hérésie qui ont été portées contre lui, en écrivant le Petit Livre de la Vérité. Ce qui lui attirera quelques démêlés avec sa hiérarchie.
A l’âge de 40 ans, une autre vision transforme cette mortification qu’il poussait à l’extrême en la pénitence intérieure. L’Ordre le charge de visiter les couvents des moniales. Rayonnant autour du lac, en Allemagne et en Suisse, Suso acquiert rapidement une réputation de directeur de conscience, de maître spirituel comme nous dirions aujourd’hui. Refusant d’obéir aux autorités de la ville qui veulent obliger les dominicains à continuer de servir la messe malgré l’interdit papal, Suso doit quitter Constance et se réfugier dans la ville Suisse de Diessenhoven. De retour à Constance, sept ans plus tard, il est muté à Ulm, à cause de l’engouement qu’il susciterait auprès des moniales dont il a la charge spirituelle.
Comme Tauler, Suso s’éloigne de la rigueur intellectuelle de leur maître, revenant sur les souffrances du Christ avec qui il entretient une intense relation amoureuse au point que, dit-on, il aurait inscrit au couteau son nom sur sa poitrine et se serait comporté parfois comme si le Fils était à ses côtés. De la Passion, Suso projette une vision tragique de l’existence dans laquelle l’âme erre à la recherche de sa vraie demeure.
Comme Tauler aussi, il enseigne dans la lignée de leur maître, la Gelassenheit, le détachement, l’apophatisme qui seuls dans le dénuement total disposent l’âme à être le réceptacle du flux divin.
Comme Tauler qui reprochait aux scolastiques de lire davantagedans les livres que dans leur propre conscience, il est réticent envers trop d’intellectualisme.
Il meurt à l’âge de 70 ans. Il est le seul théologien du courant rhénan à avoir été reconnu Bienheureux.
Il est l’auteur du Livre de l’éternelle Sagesse ou Horloge de la Sagesse dont les publications dépassèrent celle de l’Imitation selon Jésus-Christ. L’ouvrage Vie n’est pas de sa main mais serait constitué à partir de notes biographiques et de sentences relevées par un proche.
« Dieu est néant. Tout ce qui lui est attribué est faux et la négation en est vraie. C’est pourquoi on pourrait le nommé un néant
éternel » (Suso, Livret de la Vérité) « L’esprit est ravi au-dessus de son pouvoir naturel dans la nudité de ce néant qui est vide des modes de toutes les créatures » (Suso, Vie Citées par Lilian Silburn in Vijñana Bhairava, traduction-commentaires: Apophatisme de la Voie de Shiva P. 54).
NOTES
[1] Base biographique et citation: Dr Jean Devriendt
http://maitre.eckhart.free.fr/initium/ite.html.
[2] Pour en savoir plus : http://www.arfuyen.fr/merswin.html Texte © Editions Arfuyen
Guillaume d'Ockham - Jean de Gerson
Guillaume d’Ockham ou d’Occam (ca 1285 - ca1347) est natif du village du Surrey d’où il tire son nom. Très tôt remarqué par les franciscains, il fait ses études (secondaires) à Oxford et les termine à l’Université de Paris où il suit l’enseignement de l’Écossais John Duns Scot[1] dont il ne cessera de combattre tout au long de sa vie la doctrine réaliste.
Il enseigne en Angleterre et devient le Provincial d’Angleterre. Il accompagne son Supérieur de l’Ordre Franciscain dans une mission diplomatique à l’instigation du pape Jean XXII pour faire renoncer à toute prétention à la couronne royale de France le Comte de Flandres marié à Marguerite de France, fille de Philippe V (voir Introduction/ Les Valois).
Intervenant politiquement, il s’oppose aux positions prises par les deux papes, Boniface VIII (1235-1294-1303) et Jean XXII (1244-1316-1334) qu’il rencontrera en Avignon. Dans sa jeunesse, contre Boniface VIII, qui se voulait César[2],il prend position en faveur de
Philippe Le Bel qui réclamait des taxes importantes au clergé pour soutenir sa guerre contre le roi d’Angleterre, Édouard 1er Plantagenêt, petit-fils de Jean-Sans-Terre. Le pape, en réaction à la volonté du roi de France, réplique par la menace de la plus grave des sanctions, l’excommunication.
Dans le conflit qui oppose Jean XXII à l’empereur Louis IV de Bavière sur la succession du trône impérial, il prend à nouveau posi-tion en faveur du politique. En amont, toujours en opposition au Saint Siège, d’Occam a pris parti pour les Fraticelles ou Spirituels[3].
Partisans de la pauvreté originelle de l’ordre franciscain, le pape voulait les faire entrer dans le rang et soumettre à l’autorité de l’autre branche de l’ordre, les Conventuels, qui, grâce à la dispense papale, s’évitaient de faire vœu de pauvreté. Jean XXII, pape en 1316, finira par condamner les spirituels dans leur ensemble en 1322 et 23, rejetant toute forme de pauvreté volontaire comme contraire à l’enseignement des évangiles... ite missa est !
En soutenant, lui aussi, la cause des Fraticelles, Louis de Bavière trouve là l’occasion de se rattacher des contestataires à l’autorité de Rome. D’Ockham va d’ailleurs écrire dans les années 1330 plusieurs pamphlets qui tiendront une place de choix dans la contestation de l’autocratie du Saint Siège. De manière plus générale, d’Occam s’élèvera contre une autorité papale hégémonique pour prôner des Églises nationales.
En 1324 (ou 25?), il se trouve en Avignon pour se défendre devant la curie pontificale de l’accusation d’hérésie. Il devrait y avoir croisé Maître Eckart (voir Eckart, Procès) arrivé probablement, selon certaines sources, dans la ville pour se défendre de la même accusation d’hérésie portée à l’encontre de certaines de ses propositions. En 1328 (ou 27?), il s’enfuit avec le spirituel (fraticelle) Michel de Césène, Général de l’Ordre, arrivé lui dans la ville pontificale en 1327 pour défendre auprès du pape Jean XXII la cause des fraticelles. Ils rejoignent l’empereur Louis IV à Munich ( ou à Pise?).
En 1342, d’Occam devient Général de l’Ordre, prenant la succession de Michel de Césène dont il avait soutenu, depuis sa mission en Flandres en 1318, les positions, notamment dans l’affaire des Fraticelles.
Au vu du combat permanent que le Docteur Invincible a mené toute sa vie durant contre Rome, il est peu envisageable qu’au soir de sa vie dont on ne connait que fort peu de chose, il se soit réconcilié avec la Curie romaine; Mais il n’est pas impensable par contre, qu’il soit comme Michel de Césène mort excommunié. Il n’est pas impossible non plus que Guillaume d’Ockham soit mort de la Grande Peste qui ravagea l’Europe de 1347 à 1352 s’il se trouvait à cette époque toujours à Pise et non à Munich ou à Frankfort. L’épidémie ayant démarré dans l’Italie du Nord, elle n’atteint l’Allemagne, le Nord de la France et l’Angleterre qu’en 1348. Il sera pourtant enterré au couvent des Cordeliers de Francfort aux côtés de son ami Michel de Césène.
Les positions de d’Occam ont été radicales. Il souhaitait une rupture nette entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Il ne reconnaissait au pape aucune autorité en matière politique et notamment dans la nomination des rois et empereurs, mais encore, il lui déniait une autorité en matière d’enseignement, non seulement dans le domaine philosophique (scolastique) mais encore sur ce qui touche à la théologie, estimant que c’était à l’Université, autrement dit aux intellectuels, de trancher des questions de la connaissance et de Dieu et de la Nature.
Guillaume d’Ockham est le dernier des grands nominalistes du Moyen-âge. Jean de Gerson sera plus modéré, et son disciple Jean Buridan s’opposera à lui sur la question épistémologique qui le mènera à un certain scepticisme quant à la possibilité d’une formulation de la vérité. Le terme nominaliste est apparu seulement au XVème siècle ; jusqu’alors, c’est le terme de ‘terminaliste’ ou ‘déterministe’ qui étaient employés en opposition à celui de ‘réaliste’ (voir Renaissance Culturelle/Querelle des Universaux).
Le ‘nominalisme’ « affirme que seul le particulier est objet de connaissance, que les idées générales ou universaux n’ont pas de réalité hors de l’esprit qui les conçoit » (J. Ancelet-Hustache opus cité). La question des Universaux pose la question de l’existence ou non d’une substance commune à tous les êtres. Si une école, le réalisme, y répond par l’affirmative : il y a un universel métaphysique commun à tous les êtres; l’autre école, le terminalisme, ou nominalisme, y répond par la négative: Non, l’universel n’est pas une chose hors de l’âme; D’ Ockham le définit comme une intention de l’âme (intentio animae) et affirme:
« Cet universel est une conception ou un mot commun à plusieurs individus semblables, et que l’esprit a formé après la production de plusieurs faits particuliers. » (Commentaires du Maître des Sentences liv. 1er)
Il est à noter que d’Ockham emploie le terme de concept qu’avait
introduit Abélard avec sa notion de conceptualisme. Guillaume de Champeaux, au XIIème siècle s’était opposé au termininalisme de son maître Roscelin, qui en était le fondateur, en soutenant le réalisme. Pierre Abélard s’opposera à son tour à son maître Guillaume de Champeaux pour défendre le terminalisme mais en trouvant un moyen terme (le conceptualisme). D’Ockham opposera son terminalisme au réalisme de son maître D. Scot.
Ockham va pousser le rationalisme du nominalisme dans toutes ses conséquences. De même qu’il sépare le spirituel du temporel dans la vie de la société humaine, Ockham sépare de manière radicale théologie et philosophie. Avec lui, en quelque sorte, la philosophie acquiert ses lettres de noblesse, le philosophe usant de sa raison ne se doit plus d’être aussi théologien en questionnant ce qui touche à la connaissance du divin.
D’un point de vue théologique, il distingue les trois Personnes
divines. Le Père précède le Fils et lui donne l’être. S’en est fini des trois personnes en une, de toute substance absolue. Il détache définitivement la philosophie de la théologie. Pour lui, la théologie naturelle qui fait appel à la raison pour la compréhension des choses divines est impraticable. Seule la foi fonde la théologie, la théologie révélée. La raison n’est plus là pour affermir la foi. La philosophie n’a plus à être au service de la théologie. L’on peut bien croire et affirmer ce que l’on veut sur Dieu, ce n’est pas par aspiration intérieure, un « besoin d’absolu » que l’on va à Dieu. Mais, c’est à partir de notre connaissance sensible des choses du monde que l’on peut se convaincre de son existence. Quant aux attributs divins, nous les attribuons à Dieu, les faisant divins de notre propre affirmation sans qu’Il ne nous prouve ni leur existence et ni la Sienne.
Ce nominalisme extrême est déjà la marque d’un scepticisme que ne cesseront d’amplifier les humanistes du siècle suivant. Cette démarche inductive qui va du particulier au général, du relatif à l’absolu, de l’expérience sensible à l’intelligence des choses annonce l’empirisme d’un Locke au XVIIème siècle.
En bon logicien, d’Ockham interroge l’instrument premier de la pensée, le langage, autrement dit les termes dont il use pour désigner et définir l’objet de sa connaissance : le langage peut être écrit, parlé mais il est d’abord pensé. Le mot est ce qui formule le concept, l’idée que l’on se fait de. Le langage en tant que support de la pensée relève de l’arbitraire mais d’un arbitraire conventionnel. Sans convention de langage pas de communication. Ces termes, ces noms ne sont pas des intelligibles au sens platonicien. Ils n’ont pas de réalité dans un « monde des Idées » comme le pensent les réalistes ou formalisants ou encore modistes, qui admettent comme réel ce monde des idées, des intelligibles.
Comme exemple de la force du langage et à l’appui de son nominalisme, Ockham écrit au Chapitre 17 de ses Quodlibeta:
« Il faut concéder que le nom “universel” n’est pas de l’essence de quelque substance car tout mot est l’indice d’une intention de l’âme ou un signe de la volonté, mais il n’est pas d’une essence
substantielle pas plus que le genre, que l’espèce…Il est impossible qu’aucun universaux soit la substance d’une chose bien qu’il énonce la substance de la chose…( les) universaux énoncent, expriment, expliquent, annoncent les substances: homme, animal… ces noms énoncent des choses individuelles… l’on
est forcé de concéder que ce nom homme indique tous les hommes individuellement. »
L’universel est un nom commun à plusieurs choses qu’il désigne individuellement. Un arbre est un arbre parce qu’il est vu de la même façon par tous les individus. Il ne tient son universalité que du caractère commun que lui donnent les hommes qui selon la faculté d’une intelligence commune lui attribuent un signe, un nom conventionnel « nécessaire et arbitraire ».
Le Rasoir d’Ockham est plus un principe de raisonnement qu’un mode de raisonnement. Ce principe est d’autant plus simple qu’il se fonde sur la simplicité comme garante d’une plus grande justesse dans le raisonnement que ne l’est la complication par multiplication des prémisses qui pour être inutiles en vue de la conclusion ne peuvent que détourner d’un fondement légitime. Autrement dit, « évitons de couper les cheveux en quatre ». On pourrait l’agrémenter de la maxime de Boileau: « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Soyons simple et évitons d’être abscons. En toute simplicité, ce principe s’appelle aussi ‘Principe de Simplicité’.
Ce principe est mis en pratique tant par les philosophes que par les scientifiques en sciences humaines et appliquées, qui n’usent qu’avec parcimonie des hypothèses de départ. Ce principe est appelé aussi ‘Principe de Parcimonie’.
Historiquement, on peut le faire remonter au maître logicien Aristote: « Il vaut mieux prendre des principes moins nombreux et de nombre limité, comme fait Empédocle » (Physique).
Ce principe porte le nom de rasoir d’Ockham depuis sa phrase: « la multiplicité ne devrait pas être postulée sans nécessité. » Il le pratiqua dans tous les domaines où ses raisonnements l’amenaient. S’il ne l’applique pas aux trois hypostases de la Trinité, son nominalisme pour autant le dispense de s’embarrasser d’un hypothétique royaume des Idées (Eidos).
Les écrits d’Ockham sont de trois ordres, théologique, philosophique et politique dans lesquels il aborde tous les sujets. Aussi bien, il traite des rapports de la théologie et de la logique, des modes de connaissance des anges supérieurs et des anges inférieurs, qu’il conteste les décisions du pape. Ockham a bien évidemment commenté le Livres des Sentences de Pierre Lombard (ca.1100-1160) comme tous ses prédécesseurs de renom. Il a écrit sa somme, Summa Logicae, et une petite somme sur la philosophie naturelle, Summula philosophiae naturalis, ainsi que des quodlibeta (voir Saint Thomas d’Aquin/ l’œuvre/ note), diverses expositions sur la Physique d’Aristote, sur les prédicables de Porphyre (Voir Universaux), différents traités sur la prédestination, sur le Corps du Christ, contre Jean XXII et Benoit XII, papes.
Jean Charlier de Gerson (1363-1429) est né dans une famille de paysans modestes et pieux, en Champagne-Ardenne, à une quarantaine de kilomètre au nord de Reims, dans l’arrondissement de Rethel. Le village, à l’origine un hameau, s’appelait Charlier, puis prit le nom de Gerson et porte actuellement le nom de Barby.
La vie de Gerson se déroulera dans une période particulièrement conflictuelle et dramatique pour l’Europe au plan politique, éconmique et démographique. Période au cours de laquelle se trouvent conjugués les trois grands évènements qui marqueront la fin du Moyen-âge: De la Grande Peste Noire qui a sévi de 1347 à 1352, il en connaitra les embrasements intermittents qui s’étaleront tout au long de la seconde moitié du siècle; De la Guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre, il en connaitra les épisodes sanglants, l’instabilité générale des royaumes, l’affrontement politico-économique des Armagnacs et des Bourguignons, les uns soutenant le roi et le modèle agricole français, les autres soutenant la Flandre-Bourguignonne et les anglais dont l’élevage ovins fournit les drapiers flamands ; Du Grand Schisme (1378-1417) qui voit un antipape en Avignon et un autre à Rome, il en sera partie prenante.
Dans une période économiquement difficile pour le Royaume de France, à l’inverse prospère pour les Flandres et pour l’Angleterre qui a refondu son économie au sortir de la Peste (Voir Évènements Majeurs du Bas Moyen), son rôle politique fut tout aussi important que celui du théologien-philosophe.
Gerson fait ses études au Collège de Navarre d’abord comme escholier jusqu’à sa licence es art-libéraux, ensuite comme bachelier jusqu’à sa licence en théologie en 1392. Le Collège de Navarre dans le Quartier Latin à Paris, logé dans un hôtel légué par Jeanne de Navarre, recevait tous les étudiants sans distinction de rang et de fortune. Il aura pour maître le nominaliste Pierre d’Ailly (1351-1420), théologien prolifique dont on n’a pas fini d’explorer tout l’œuvre, homme politique d’importance par son rôle dans le Grand schisme, astrologue, qui ne faisait pas de cet art sacré un déterminisme; Cosmographe, il fut aussi un vulgarisateur scientifique. Gerson devint son ami et lui succéda à la charge de Chancelier de l’Université de Paris en 1395 après avoir reçu l’année précédente sa maîtrise de théologie.
Gerson fait partie de cette génération de la fin du XIVème siècle, de la fin du Moyen-âge, qui voit dans l’épuisement du système féodal, la montée en puissance d’une classe aisée et cultivée : Dans une société déclinante qui ne peut se passer de ses meilleures ressources intellectuelles, s’installent dans les rouages politiques, administratifs et les milieux universitaires, les roturiers, pas nécessairement riches voire issus de condition modeste.
A la tête de l’Université de Paris, Gerson eut une double action: sur la réforme de l’Église et sur le Grand Schisme auquel il s’efforça de mettre un terme.
Dans son souci de moraliser d’abord la vie de l’Université et ensuite l’Église, Gerson se révéla d’une intégrité sans concession.
Il interdit les fêtes et toutes sortes d’amusements dissolus et autres paillardises dans la veine des Goliards, (Voir Littérature) auxquels se livraient les étudiants. Au plan ecclésiologique, il s’opposa au pouvoir hégémonique du pape, considérant les décisions du Concile Général comme supérieure (conciliarisme). Il dénonça tout pouvoir temporel que pouvait exercer le Saint Siège, fidèle en cela à l’indépendance de l’église gallicane. De fait, il prenait parti pour Charles VI et les Armagnacs contre les Bourguignons.
Philippe II de Bourgogne dit le « Hardi » (1342-1404) , frère de Charles V (à ne pas confondre avec Philippe III le Hardi, roi de France un siècle plus tôt) l’avait nommé Doyen de l’Église de Bruges afin que des revenus décents lui soient assurés. Lui succédant en 1407 à la tête du duché de Bourgogne-Flandre, Jean-Sans-Peur, son fils, fait assassiner son propre cousin, le Duc Louis 1er d’Orléans, frère de Charles VI et chef des Armagnacs. Bien que très populaire à Paris et à l’Université, le chef des Bourguignons voit le discrédit jeté sur lui après que Gerson soit parvenu à faire condamner la doctrine de Jean Petit qui s’était chargé de faire l’apologie de cet assassinat dont le Duc s’était vanté.
Gerson parvient également à ce que soit fait rappel de cette condamnation pendant le Concile de Constance. Charles VI finira par faire preuve de clémence à l’égard de Jean Sans Peur[4], et Gerson à l’issu du concile se voit poussé à un exil de deux ans à l’Abbaye de Moelck, en Bavière où il aurait selon certains écrit l’Imitation selon Jésus-Christ. Quand il revient en France, c’est pour se retirer dans un monastère à Lyon et consacrer ses dernières années à l’enseignement des enfants et à la rédaction de ses principales œuvres mystiques. Le doctor christianissimus (très chrétien) meurt en 1429.
On retrouve dans ses positions en faveur d’une église « nationale », l’exigence d’une subordination du pape au Concile (Conciliarisme[5]) et le refus de lui accorder un quelconque pouvoir temporel; Positions identiques à celles de son contemporain G. d’Ockhham.
Intervenant dans le Grand Schisme d’Occident (1378-1417) qui se déroule sur fond de Guerre de Cent Ans (voir Evênements Majeurs du B. M-A), il s’efforce de résoudre le conflit entre les deux papes, celui d’Avignon et celui de Rome en exprimant sa position dès 1396 dans son ouvrage Du Schisme et de la Papauté. Il favorise toutes formes de conciliation avant de se résoudre à convenir de la nécessité d’un concile face à la ferme position du roi Charles VI (1368-1380-1422) qui, en opposition à Boniface IX, pape de 1389 à 1404 (et non à Benoit VIII mort en 1320), soutient les antipapes d’Avignon, Clément VII (pape de 1378 à 1394), puis Benoît XIII, pape de 1394 à 1417, et soustrait son peuple à l’obédience papale. En réaction, le pape excommunie le souverain. Charles V, son père, s’était déjà opposé à Urbain VI, pape de 1377 à 1389, soutenu par les Anglais.
Le schisme qui a duré quelque quarante années, trouve sa résolution par le Concile de Constance en 1417 auquel Gerson participe intensément. Les évêques usant du droit conciliaire, y proclament l’autorité du concile supérieure à celle des papes, évincent ceux en place et élisent un seul et nouveau pape, Martin V. Au cours de ce concile qui s’étale en plusieurs cessions sur quatre années, de 1414 à 1417, sont déclarés hérétiques, et entre autres de par l’action de Gerson, toujours prompt à combattre l’hérétique [6] les réformateurs avant l’heure, l’anglais J. Wyclif (1331-1384) et le tchèque Jan Huss qui sera amené au bucher au cours du concile en 1415. Gerson proposa sans succès que soit condamnée la mystique Sainte Brigitte de Suède (1302-1373), fondatrice de l’Ordre du Saint Sauveur.
Au sortir ressort du concile le décret Frequens qui instituait une assemblée périodique de contrôle et non un organe permanent de gouvernement préservait tant soit peu l’autorité du pape. Mais ce mouvement conciliaire prendra de l’ampleur. Le Concile de Bâle (1431-1449, voir Renaissance/Réformes) usant de son pouvoir conciliaire alla jusqu’à nommer en 1439 un antipape Félix V. La réaction énergique d’Eugène IV isola Bâle. Les participants au synode admirent progressivement l’autorité de Rome. En 1449, le schisme était consommé. Le nouveau pape Nicolas V se montra conciliant. L’antipape Félix V qui avait abdiqué et reconnu le pape de Rome, fut nommé Cardinal. L’empereur germanique Frédéric IV d’Habsbourg et le roi de France Charles VII ne furent pas étrangers à ce retour des « bâlois » dans le giron romain. Un siècle plus tard, toujours réticent à convoquer un concile, les papes tarderont le plus longtemps possible la convocation du Concile de Trente (1545-1563) d’où sortit la Réforme Tritendine plus connue sous le nom de Contre-Réforme.
Plusieurs veines alimentent la théologie gersonienne: la mystique contemplative d’un Saint Bonaventure, l’apophatisme d’un Pseudo-Denis; le nominalisme dont G. D’Ockham, son contemporain, est avec lui le dernier grand représentant mais de manière plus intransigeante.
Ce syncrétisme n’est pas une synthèse qui ouvrirait sur une doctrine originale et particulièrement profonde pouvant faire lignée. Elle relève d’une période qui n’a plus le souffle, l’inspiration, la profondeur d’expérience des grands scolastiques. Dans la prévalence que donne Gerson à l’Amour, Xavier Rousselot (opus cité) à l’appui de Victor Cousin y voit une « insuffisance de la philosophie ».
S’il est porté vers une mystique contemplative, Gerson, utilisant vocabulaire, concepts et thèmes de ceux qui l’ont précédé, tente en quelque sorte une voie médiane. Il théorise sa voie contemplative, la rationalise dans son exposition, lui enlève toute sensibilité émotionnelle, la désincarne, rejette ces états de béatitude ‘féminins’ des béguines, d’une Sainte Brigitte et ceux à venir d’une Sainte Thérèse d’Avila telle qu’en extase ou pamoison Le Bernin l’a sculptée (1650).
A l’exemple d’un ouvrage d’un de ses maîtres, L’Itinéraire de l’Esprit vers Dieu de Saint Bonaventure (†1259), Gerson expose dans son ouvrage La Montagne de la Contemplation (1397), le cheminement de l’âme vers Dieu. S’il sait que ce n’est pas par la raison que l’on atteint à la contemplation, c’est néanmoins en s’appuyant sur elle que dans un besoin de systématiser, de théoriser, il en trace le parcours. La voie indiquée est traditionnelle qui va de la purification par un certain ascétisme, sans qu’il soit excessif, et par des observances morales à la vie unitive en passant par la contemplation. L’on retrouve là les trois étapes de la voie dionysienne : purgative, illuminative et unitive.
Adversaire résolu du panthéisme de David de Dinant proclamant que Dieu est le créateur et la créature tout à la fois, il dénie toute déification de l’âme, toute possibilité à l’âme d’une entrée en unité avec la divinité, voie sur laquelle s’étaient avancées les béguines et la Mystique Rhénane; un chemin « d’unité d’essence avec Dieu » sur lequel s’est engagé aussi, quoique tous n’en conviennent pas, Ruysbroeck l’admirable en bon disciple d’Eckart, chemin auquel, en tout cas, il porta un intérêt certain. Alors que Gerson s’en tient à « une unité donnée par l’Amour », Ruysbroeck, son contemporain, affirme que « non seulement l’âme contemplative voit Dieu par une clarté qui est la divine essence, mais encore que l’âme même est cette clarté divine ». [7]
Si la théologie négative du Pseudo-Denis a une influence certaine sur sa pensée, il n’en est pas pour autant néoplatonicien. Il ne veut pas identifier le Dieu Chrétien au Bien platonicien, mais non plus ne veut pas donner le primat à l’intelligence sur la volonté comme l’avait fait Thomas contre D. Scot. C’est la volonté de Dieu qui est garante de la liberté de la création et de sa Bonté, de son Amour. C’est à cette Volonté suprême que nous devons nous rendre. En quelque sorte par totale submission.
Nominaliste, Gerson tente une conciliation avec les réalistes comme l’avait tenté au XIIème siècle Pierre Abélar avec son Conceptualisme. Son nominalisme le pousse comme Ockham dans un souci d’économie intellectuelle à ce que ne soit pas inutilement multipliées les essences sous peine de faire de Dieu un concept, et de par trop intellectualiser son approche qui doit rester sur le chemin de l’amour. Il n’en conçoit pas moins une substance absolue le rattachant aux réalistes.
Son souci de conciliation le mène plus loin, jusqu’à admettre l’existence de deux réalités. La question posée dans la querelle entre les réalistes ou formalisants et les nominalistes ou terministes n’est autre que la question de ‘qu’est-ce que la réalité ?’, ‘qu’elle est la réalité de l’être ?’ ‘Que saisit-on de la réalité d’une chose à la nommer ?’ . Sa nomination relève-t-elle de l’être comme le pensent les réalistes lui attribuant réalité et formalisant ainsi tous les modes d’être ou n’est-elle, cette nomination, ce vocable, ce terme qu’une représentation intellectuelle, l’idée que s’en fait tout individu, particulier et distinct, que seule une raison, une forme d’intelligence commune en donne une signification commune dont l’expression (de cette signification) reste particulière ?
S’il y a d’un côté l’être de la chose, ce qu’elle est en elle-même et de l’autre son intelligibilité, ce qu’elle « devient » dans la compréhension, la préhension que nous en avons chacun de nous, Gerson en conclut que l’être est double, qu’il y a deux réalités. La réalité de la chose est pour nous ce que nous en connaissons à partir de notre « état d’intelligence ». Ce que reproche Gerson aux formalisants est de fonder une métaphysique sur les modes de l’être comme étant réels (d’où leur noms aussi de modistes) « comme si l’on pouvait connaître sans l’intelligence, raisonner sans la raison » (de Concordia Metaphysicae cum Logica). Ces modifications et les rapports que nous établissons entre les choses réelles (les universaux) sont des formes représentatives. Cette abstraction appartient à l’intelligence non à la chose.
Dans son nominalisme modéré, Gerson reconnaît la « réalité objective » selon l’expression d’Ockham de la chose, son être dans sa transcendance comme éternellement en Dieu, Idée de dieu, un intelligible qui peut être créé, mais cet être n’a pas d’ « existence ». Pour Gerson reconnaître cette existence serait tomber dans ce qu’il combat d’abord et avant tout, dans cette « folie » qu’est Le Panthéisme d’un David de Dînant et d’un Amaury de Chartres identifiant le créateur à la créature et subvaluant ainsi le créateur et la créature à « l’unité de la substance », à l’Être Un (lignée: néoplatonisme, panthéisme, mystique rhénane, béguines). Telle était bien la crainte des réalistes tout au long de la scolastique de tomber dans cette « hérésie ».
« Toutes distinctions se résument en une seule, savoir, que l’étude d’un objet en tant que réel appartient à la métaphysique, en tant que signe et surtout dans l’âme n’appartient qu’à la grammaire ou la logique » (opus cité).
Les textes de Gerson ont souffert dans leurs publications de mauvaises traductions, de traductions de traductions, du latin au français, du français au latin, souffert de publications incomplètes et complétées par des textes non authentiques.
L’œuvre de Gerson comprend non seulement des œuvres magistrales et des sermons mais également une correspondance et des œuvres poétiques[8].
Outre le De Concordia Metaphysica cum Logica (1426), Du Schisme et de la Papauté (1396), La Montagne de Contemplation (1397) déjà cités, les Sermons de Doctrine (1404-1413), De Mystica Theologia Tractatus Primus Speculativus ( de la Théologie Mystique, 1408), Consolatio Theologiae (1414-1419) sont particulièrement à retenir avec ses écrits à la fin de sa vie, période lyonnaise, comme Artem bene vivendi et moriendi bene.
Plusieurs historiens, dont Jean Mabillon (1632-1707), fondateur de la diplomatique (critique historique des œuvres), et Xavier Rousselot (opus cité p.328) ont attribué à Gerson L’Imitation selon Jésus-Christ plus généralement attribuée à Thomas a Kempis.
Le Dictionaire Uni versel d’Histoire et de Géographie de Bouillet et Chasssang de 1878 référence cette œuvre sous les titre De imitatione Cristi / Joannis Gerson cancelarii parisiensis (Chancelier de Paris)(1486) et De imitatione Cristi et contemptu mundi /magistri Johannis Gerson (1496-97).
NOTES
[1] Selon certaines sources, il pourrait ne pas avoir suivi l'enseignement de D.Scot.
[2] Xavier Rousselot rapporte qu'au cours des fêtes du grand jubilé qui ouvrit le XIVème siècle, le pape se montrait dans Rome précédé des insignes impériaux, le sceptre, le globe et l'épée, faisant crier au héraut qui le précédait qu'ici « il y a deux épées » (spirituelle et temporelle) (Opus cité Vol. 3 P.207). 1300 fut la première des années jubilaires chrétiennes. Une année jubilaire est une année consacrée à la rémission des péchés, de consécration à la foi, à la réconciliation. Elle se répète en principe tous les 50 ans.
[3] Une distinction est néanmoins à faire entre' Spirituels' et 'Fraticelles'. Si ces deux courants s'opposent aux 'Conventuels' qui, selon eux, s'éloignent de l'enseignement évangéliques du fondateur de l'ordre, les Fraticelles, de stricte observance franciscaine, en demeurent les ardents défenseurs. Séduit par le Mouvement du Libre-Esprit, ils sont proches des béguines et bégards au point de leur emprunter le nom qu'ils se donnaient entre eux.
[4] Il sera quand même assassiné en septembre 1419 par l'entourage du futur Charles VII lors d'une rencontre de conciliation entre le duc et le dauphin.
[5] Conrad de Gelnhausen (ca.1320-1390), théologien spécialiste du droit canon avait fondé vers 1380 le Mouvement Conciliaire, et avait exposé ses théories dans Epistola Brevis et Concordiae Epistola. Le conciliarisme considère que l'Église ne relève pas d'un pouvoir concentré sur la personne du pape mais d'un pouvoir collégial, celui des évêques. En 1870, le Concile Vatican I promulgua l'infaillibilité papale annihilant toute prétention du synode épiscopal.
[6] Contrairement à ce qu’avancent certaines sources, Torquemada, ne put s'opposer à Gerson car né en 1420,
[7] Cité par les Bénédictins de l'Abbaye de St Paul de Wisques in Présentation des Œuvres de Ruysbroeck, Édit. Vromant & C°, Bruxelles 1921
[8] Se référer au compte rendu de Pierre Mesnard : Revue d'histoire de l'Église de France Année 1962 Volume 48 Numéro 145 pp. 127-128 : http://www.persee.fr/doc/rhef_03009505_1962_num_48_145_3291_t1_0127_0000_1
et à l’édition des Œuvres Complètes. Introduction, texte et notes par Mgr Palémon Glorieux, Paris, Desclée, 1960-1973, 10 t. en 11 vol.
LES PRÉMICES DE LA RÉFORME
John Wyclif (ou Wycliffe 1331-1382/84) obtint au Merton Collège (Oxford University) le grade de Bachelier des Arts (libéraux) en 1356 et celui de Maître ès Arts quatre années plus tard. Il est fait Maître de Théologie (doctor of divinity) en 1372. Avant cela, si sa date de naissance est vraisemblablement entre 1330 et 33, le lieu reste in connu, ce qui ne permet pas de connaître ses origines familiales[1].
La Grande Peste qui sévit en Europe de 1347 à 1352 marqua profondément Wyclif. Comme ses contemporains, il y vit un signe de Dieu appelant à la contrition, à la piété et à une concentration vers le salut. Il implora Dieu qui lui révéla le salut par la grâce[2]. Wyclif sera un réaliste croyant en la vérité révélée de l’intérieur et non à la connaissance par les sens
Il passe la majeure partie de sa vie à Oxford où il finit par enseigner la théologie. Il vivra de la dotation de différentes cures et un moment, toujours à Oxford, du titre de Doyen du Collège de Canterbury. Dans les dernières années de sa vie, son enseignement et ses écrits suscitant par trop de polémique, il se retire comme recteur dans le Leicestershire où il prolonge de manière intensive le développement de ses théories révolutionnaires sur la grâce, l’autorité spirituelle de l’Église, la prédestination, la pauvreté originelle apostolique et bien sûr, scandale des scandales, sur la remise en cause de la transsubstantiation.
Le clergé tente bien de faire condamner sa doctrine considérée comme hérétique, mais les appuis politiques et populaires de Wyclif sont plus puissants. Dans les pas de G. d’Ockham, dans sa contestation de l’autorité papale, il conforte le Parlement à ne pas verser les taxes exigées par le clergé, prend parti en faveur du Duc de Lancastre, Jean de Gand, qui s’oppose à la levée d’impôts par les évêques, et soutient le pouvoir royal de Richard II. Le peuple de Londres qui voyait en lui le libérateur du joug clérical le défend particulièrement et personnellement.
La situation en Angleterre est alors insurrectionnelle. Toujours sur fond de la Guerre de Cent ans qui voit d’un côté Philippe II le Hardi, Duc de Bourgogne, se confronter à Charles VI de France, et d’un autre Jean de Gand, qui deviendra en 1390 Duc d’Aquitaine, se confronter à Richard II. La population anglaise, paysans, bourgeois et nobles se réunissent, derrière les prêches revendicatifs des Lollards qui fomentent en 1381une révolte que Richard II réprime avec violence.
C’est au cours de cette période troublée que paraissent les ouvrages subversifs de Wyclif. En 1376, est diffusé le premier de ses ouvrages, De Dominio Divino, dans lequel il rejette toute autorité du pape, non seulement temporelle mais aussi spirituelle.
En 1378 paraît De veritate sacrae scripturae dans lequel il affirme que le seul détenteur de l’autorité spirituelle est Dieu, et la Bible est la seule source de vérité et d’autorité. Il écarte de la Tradition les Sentences des Pères de l’Église et tous textes sur toutes décisions conciliaires sur les dogmes et les sacrements. Exit le clergé et la liturgie. Le fidèle n’a pas besoin de tels intercesseurs. Il peut, guidé par les Saintes Écritures, trouver seul la voie de son salut. Pour cela il doit pouvoir les lires. Une traduction en langue vernaculaire paraît en 1388 mais l’on ne sait si Wyclif y a participé. On peut au moins supposer qu’il n’a pu ni ignorer une telle entreprise interdite ni ne pas donner son aval.
Face aux accusations de l’Université et du clergé, il prendra lui-même sa défense par écrit en langue vernaculaire, posant ainsi les bases écrites de la langue anglaise. N’oublions pas que le discours d’ouverture de la session du parlement en 1363 marque la naissance officielle de la langue anglaise, le parler de Londres. A partir de ce moment, les délibérations se feront en anglais et non plus en français[3].
Dans le contexte de sa contestation de l’autorité papale, il est à noter également qu’avant lui, certains évêques anglais s’étaient élevés contre le pouvoir prééminent de Rome. L’évêque de Lincoln, l’augustinien avicennisant Robert Grosse-Teste au XIIIème siècle, qui joua un rôle important dans la Renaissance Moyenâgeuse tant comme un des tous premiers commentateurs d’Aristote mais aussi comme scientifique (travaux sur la lumière) plaçait l’autorité des Saintes Écritures au-dessus de celle du pape.
Wyclif a eu par ailleurs connaissance des positions de Thomas Bradwardine (1290-1349) qui, lui aussi, avait fait ses études au Merton College d’Oxford. Imminent mathématicien, Bradwardine fut nommé en 1349 évêque de Canterbury. Il donnait une place primordiale à la grâce, croyait en la prédestination et non au libre-arbitre, et dans son œuvre majeure, De causa Dei contra Pelagium et de virtute ermites ad suos Mertonenses (1344), il plaçait au second plan les œuvres et les sacrements. Dans le débat qui occupa le moyen –âge sur la primauté de la volonté divine sur l’intelligence (voir J. Duns Scot/
Volonté et Liberté), au prétexte de s’opposer à la doctrine du libre-arbitre des pélagiens (voir Événements Majeurs/Grand Schisme), il s’opposait en fait aux nominalistes.
En 1381, Wyclif s’attire les foudres de toutes les autorités universitaires et ecclésiastiques. Dans son Eucharistia, il rejette la transsubstantiation: A l’eucharistie, le pain et le vin ne sont ni le corps ni le sang du Christ. Il ne céda pas à la pression, et bien plus, tout aussi sûr de ses convictions, que de la haute idée qu’il avait de lui-même, il les proclama publiquement. Il dénonça de manière virulente en paroles et en écrits tout l’attirail chrétien : le culte des reliques, les indulgences, les pèlerinages etc. Il lança sur les routes d’Angleterre une sorte d’ordre mendiant, les Pauvres Pécheurs ou les Simples Prêtres prônant pauvreté et liberté du croyant ne devant rendre de comptes qu’à Dieu. Et l’on en vint à assimiler ses partisans aux Lollards.
En 1382, au Concile de Londres dit du ‘Tremblement de Terre’, vingt-quatre de ses propositions sont frappées d’hérésie. Condamnation qu’avalise le pape de Rome Urbain VI. Au Concile de Constance (1414-1417), non seulement sa doctrine est condamnée mais il est ordonné que sa dépouille soit brûlée; ce qui sera fait dix ans plus tard et ses cendres seront jetées dans la rivière Swift qui passe à Lutterworth où il habitait.
Le tchèque Jan Huss, fondateur de l’Église Hussite (voir Renaissance/Réforme), lui aussi précurseur du protestantisme, défenseur des thèses de Wyclif durant ce même concile est aussitôt condamné comme hérétique et mis au bucher en 1415. La communion sous les deux espèces, le pain et le vin, pratiquée par les hussites, mais aussi par les orthodoxes byzantins, est fermement condamnée au cours de ce concile, et la communion du sang (vin) interdite et seule affirmée la communion du pain (fermenté, azyme). Au Concile de Bâle (1431-1448), cette question de la communion sous les deux espèces qui divisait l’Orient-Occident depuis le schisme de 1054, sera dans un souci de conciliation laissée à la liberté de chacune des Églises.
En 1382 (83?), Wyclif se retire dans le Leicestershire où le suit l’un de ses principaux fidèles, John Purvey (1354-1421) qui a participé à la première traduction de la vulgate en anglais mais qui ne finalisera la sienne, bien meilleure, qu’en 1395. Arrêté en 1401, repenti, Purvey est intégré auprès de l’archevêché de Canterbury, puis apostat, il est à nouveau condamné en 1421, date à partir de laquelle on ne sait plus rien de lui. Sa prose, supérieure à celle de Wyclif, pourrait bien faire de lui le vrai fondateur de la prose anglaise ou du moins un des fondateurs avec Margery Kempe, Chaucer…
Certaines sources, limitant son action et ses conséquences dans le temps, n’attribuent qu’une importance très relative à J. Wyclif dans l’apparition de la Réforme Anglaise qui se fera du XVIème siècle selon la volonté d’Henri VIII.
Il est néanmoins généralement considéré avec Jan Huss comme le précurseur de la Réforme Luthérienne et du protestantisme en général.
Le terme de lollard est dérivé du terme lollaert du moyen néerlandais (ou moyen allemand?) signifiant ‘marmonner’, ‘balbutier’. Il désignait certains sectateurs néerlandais qui, à voix basse, lisaient les Écritures et disaient leurs prières. Il désigna dans le dernier quart du XIVème siècle les opposants à l’institution ecclésiastique, à sa richesse, à ses prébendes, à son droit de lever des taxes.
A l’origine, c’est parmi les nobles de haut rang, qui cultivent un anticléricalisme traditionnel, que l’on trouvent les lollards, tels Sir William Neville, Sir John Montague, John Oldcastle baron de Cobham, Lord Salisbury, Sir William Beauchamp (baron Bergavenny), tous soutenus par le Prince Noir[4] et Jean de Gand opposant à un Richard II pieux et fidèle à l’Église.
Des universitaires intégrèrent au mouvement avec à leur tête le Chancelier et docteur en Théologie Nicolas de Hereford, que d’aucuns considèrent d’ailleurs comme le créateur du mouvement. Avant qu’il n’expose son rejet de la notion de transsubstantiation, l’Université soutenait Wyclif. Les lollards et les Pauvres Pécheurs itinérants, que les sources semblent assimiler, firent incontestablement cause commune sans que l’on sache leurs relations. Les uns attisant la colère du peuple, les autres comme le plus connu d’entre eux, John Ball, prenant la tête des paysans révoltés de l’Essex et du Kent en 1381. Révolte qui sera un des thèmes de la pièce de Shakespeare, Richard II.
Jusque-là, le roi avait fait montre d’une certaine tolérance envers ces nobles lollards fréquentant sa cour, et restés fidèles à son autorité et à celle de l’Église. Mais il réprima sévèrement le soulèvement et pourchassa toute forme d’hérésie. Henri IV, son cousin, roi en 1399, poursuivit son action de manière encore plus draconienne, autorisant par décret la mise au bucher des lollards récalcitrants. Ceux-ci se soulevèrent à nouveau en 1414 jusqu’à prendre d’assaut la Tour de Londres. Cette fois-là, la répression fut radicale. John Oldcastle parvint à s’échapper de la Tour de Londres. Mais rattrapé, il fut suspendu au-dessus d’un feu jusqu’à ce que mort s’en suive. L’on retrouve de ses traits dans le personnage de Falstaff crée par William Shakespeare.
On attribue aux lollards deux fables en vers dans la tradition de Pierre le Laboureur : Pierce the Ploughman’s Crede, une critique sévère des ordres mendiants et prêcheurs; On pense que des passages contre la transsubstantiation ont été ultérieurement supprimés.
Et dans la même veine, The Complaynte of the Ploughman ou The Ploughman’sTale (La Plainte du Laboureur). (Voir Littérature/Poésie Lyrique et Fables/Angleterre/Roger Langland)
[1] Sur http://www.chay.fr/index.php/histoire-d-or/personnage/john-wycliff, il est dit issu d'une famille de petite noblesse…
[2] http://www.universdelabible.net/bible-et-histoire/les-reformateurs/134-john-wycliff-1320-1384
[3] Jusqu'alors la langue vernaculaire, celle du peuple, était l'anglo-normand. Le normand étant venu se greffer sur le tronc du vieil anglais (anglo-saxon, northumbrien, britain, etc.). Depuis l'arrivée de la dynastie des Plantagenêt au pouvoir avec Henri II en 1154, le ‘français’ est la langue parlé à la cour et la langue officielle. En fait de français, il s'agit d'un parler oïl d'Anjou Les langues celtiques plus excentrées gardèrent leur particularisme (Écosse, Galles, Cornouaille). Il faudra attendre le règne de Henry IV (1367-1399-1413) pour que l'anglais devienne la langue courante.
[4] Édouard de Woodstock (1330-1376, Westminster), fils aîné d’Édouard III, prince de Galles, comte de Chester, duc de Cornouailles et prince d’Aquitaine doit son surnom à la couleur de son armure.
Introduction - Ruysbroeck l'Admirable -
Geer groot - La Devotia Moderna- L'Imitation de Jésus-Christ
La mystique de l’Europe du Nord s’est développée à partir de la seconde moitié du XIIème siècle au travers du courant béguinal, puis des Saintes d’Helfta, de l’École Rhénane et s’est prolongée sans suiteavec Ruysbroeck. Les écrits d’Hadewijch, de Marguerite Poérète, des maîtres dominicains de Cologne, Erfurt et Strasbourg tomberont dans les oubliettes dès le XVIème siècle, à l’exception des écrits de l’ermite de Grœnendael qui, par leur publication en 1552 et les traductions qui en suivront, seront largement diffusés en Europe mais connaitront un purgatoire de deux siècles. Il faudra attendre les publications du XIXème siècle et les exégèses du XXème siècles pour que cette mystique du Nord soit mise au jour, sortie des fonds de bibliothèques.
C’est par la Congrégation de Windhesheim et les Frères de la Vie Commune -à l’origine desquels sinon à l’initiative desquels se trouve un disciple direct de Ruysbroeck, Gérard Groote- que certaines réminiscences de la mystique du Nord ont pu peu ou prou perdurer. La mystique du Sud notamment espagnole l’ignorera totalement même si “la nuit de l’âme” qu’invoque Saint Jean de la Croix peut faire penser au dépassement de la vie active et des perceptions sensibles inscrits dans la démarche spirituelle de la déification de l’âme, qui singularise la mystique des XIIIème et XIVème siècles vécue en Flandres, Pays-Bas et Rhénanie-Palatinat, auxquels n’étaient pas totalement étrangers leurs compatriotes Albigeois, particulièrement les Amauriciens, ni les panthéistes.
La présentation que fait son ami et disciple, Geert Groote du premier manuscrit de ses œuvres complètes (1461), et la biographie rédigée en 1420 par Hendrik Utenbogaerde (Henricus Pomerius 1382-1469), prieur de Gronendael, sont les deux principales sources de renseignements sur la vie de Ruysbroeck.
Jan van Ruysbroeck (1293-1381) ou Ruusbroec - du nom de son village natal au sud de Bruxelles dans Duché du Brabant- passe la première partie de sa vie à Bruxelles où il officie comme chapelain à la Collégiale Sainte Gudule jusqu’à l’âge de cinquante ans sans que rien dans sa vie extérieure ne le singularise si ce n’est que son érudition dépasse largement la formation théologique de base qu’il a reçue. Quant à sa connaissance du latin, pour certaines sources, elle est profonde pour d’autres rudimentaire.
A partir de 1330, il commence à transcrire en dialecte brabançon ses premières expériences mystiques: Le Royaume des Amants, Les Quatre Tentations, De la Foi Chrétienne, La Pierre Brillante, et Le Livre du Tabernacle Spirituel. Et surtout, de cette période date également le premier de ses écrits et le plus connu L’Ornement des Noces Spirituelles qu’il considérait comme son ouvrage le plus représentatif de sa pensée et qu’il adressa en 1350 aux Amis de Dieu de Strasbourg, proches de Tauler. Dans ses premières œuvres se trouve déjà condensée toute sa pensée.
En 1343, à l’âge de cinquante ans, avec son oncle, chanoine de La Collégiale Sainte Gudule, Jan Hinckaert qui l’a recueilli à 11 ans et formé, et avec son ami Franco van Coudenberg, lui aussi chapelain à la collégiale, il se retire à Groenendael au Sud-est de Bruxelles dans ce qui n’est alors qu’un simple ermitage fondé par Jan de Busco en 1304. Avec la venue progressive d’une dizaine d’ermites, cet ermitage deviendra en 1350 un prieuré (dépendant de l’évêque de Cambrai). La règle adoptée est la règle canonique des chanoines réguliers de Saint Augustin dont les membres portent tunique blanche et chape noire.
Malgré une renommée grandissante qui occasionne des visites de moines ou de laïcs de plus en plus nombreuses, Ruysbroeck parvient toujours à s’isoler dans la forêt environnante de Soigne où au pied d’un tilleul, il écrit sur des tablettes de cire Les sept clôtures, Le miroir du salut éternel, Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel, Le livre de la plus haute vérité et Les douze béguines. Il meurt à l’âge avancé de 89 ans. Sa vie a inévitablement été fleurie de miracles. Ses reliques
transportées à Ste Gudule seront profanées par les révolutionnaires français. Il est béatifié en 1908.
La mystique de Ruysbroeck s’inscrit dans le courant de La Mystique Rhénane de Cologne et Strasbourg et dans celui des béguines, tous deux puisant à la même source de l’apophatisme du Pseudo-Denys et à l’examplarisme d’inspiration augustinienne. Le rapprochement avec les béguines est entendu par certains comme une affinité, par d’autres comme un antagonisme. Et de même avec Le Panthéisme.
Jean de Gerson verra du panthéisme dans Les Noces Spirituelles, leur auteur « admettant que non seulement l’âme contemplative voit Dieu par une Clarté qui est la divine essence mais encore que l’âme même est cette clarté divine; que l’âme cesse d’être dans l’existence qu’elle a eue auparavant en son propre genre; qu’elle est changée, transformée, absorbée dans l’être divin et s’écoule dans l’être idéal qu’elle avait de toute éternité dans l’essence divine, qu’elle est tellement perdue dans cet abîme qu’aucune créature ne peut la retrouver » (cité par Bossuet).
Gerson résume là tout ce qui réunit en une même mystique du ‘Sein’, les béguines Hadewijch et Marguerite Porète, Maître Eckart, Suso et Tauler.
L’orthodoxie romaine jeta l’anathème sur les Béguines non orthodoxes. Certaines, en effet, restèrent dans le giron protecteur d’un directeur de conscience et le pape après les condamnations du Concile de Vienne en 1312 les défendit. Cet anathème n’épargne ni certaines propositions de Maitre Eckart, ni le Panthéisme véhiculé par un David de Dinant, ni le Mouvement du Libre-Esprit d’Amaury de Bène. Les Béguines et Maître Eckart avançaient une déification possible de l’âme comme aboutissement ultime de son cheminement; une parfaite identité de l’âme et de Dieu ou plus exactement de l’âme et de la divinité (la déité, Gottheit), totalement résorbée dans l’Abgrund, le sans nom. Chez les panthéistes, cette identité se formule par une parfaite identité de Dieu et de la créature: « Tout est Dieu », alors que la doxa chrétienne proclame une distinction irrémédiable entre la créature et son créateur, l’âme ne saurait être de la même substance que Dieu, et quand bien même, les trois personnes divines sont consubstantielles (même essence, homoousia), elles n’en sont pas moins trois hypostases distinctes ( hypostasis)[1].
Si Ruysbroeck reste attaché au rôle des œuvres, et s’il ne conserve pas moins toute son importance, comme Hadewijch le fait, à la valeur sacramentelle de l’eucharistie, il n’empêche qu’il a perturbé sérieusement et continue de perturber la théologie romaine au point que les bénédictins qui ont traduit commenté et publié ses œuvres n’ont cessé de vouloir le maintenir dans l’orthodoxie. Outre que de minimiser la portée de ses paroles et de les interpréter ‘comme il se doit’, ceux-ci ont encore parfois changé certains des mots dans ses écrits, arguant d’une censure qualifiée de légitime[2]. Les efforts des Bénédictins de Wysse sont à ce titre significatifs:
« Mais partout et toujours, il est peut être question d’unité donner par l’amour et non d’unité d’essence avec Dieu ». Et de ‘reprocher’ à Ruysbroeck de ne pas avoir « une précision absolue des termes » (…?). Et de considérer que Ruysbroeck ne parlerait que de « l’état de voie » et non de « l’état de vision béatifique » comme si l’une ne menait pas à l’autre ; Il serait censé ne pas admettre « que le contemplatif participe d’ici-bas à la lumière de gloire », l’union la plus haute avec Dieu n’étant (ne devant être) accessible que dans la vie surnaturelle. Pour autant, il est dit que tout au long de son œuvre Ruysbroeck « embrasse avec son regard contemplatif le développement de l’œuvre tout entière », à savoir, « l’œuvre de Dieu, un enchaînement admirable qui relie ensemble la nature, la surnature et la gloire ».
Gerard de Groote, lui, était prêt à défendre les Noces contre les attaques de Gerson et de Henri II, Landgrave de Hesse (†1376), « à la condition de faire quelques modifications dans la terminologie », autrement dit rien moins que d’expurger le texte.
Faisant certainement référence à la mystique spéculative du Prieur d’Erfurt, Ruysbroeck écrit :
« ...On rencontre d’autres hommes qui, au moyen d’une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d’affranchissement d’images, croient avoir découvert une manière d’être sans modes et s’y sont fixés sans l’amour de Dieu. Aussi pensent-ils être eux-mêmes Dieu... Ils sont élevés à un état de non-savoir et d’absence de modes auxquels ils s’attachent ; et ils prennent cet être sans modes pour Dieu. »
Mais au chapitre II du Livre III, il écrit:
« En troisième lieu, il faut s’être perdu soi-même en une absence de modes et en une ténèbre, où tous les esprits contemplatifs sont engloutis fruitivement[3], incapables de jamais se retrouver eux-mêmes selon le mode de créature. C’est dans l’abîme de cette ténèbre où l’esprit aimant est mort à lui-même, que commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle. Car c’est là que brille et qu’est engendrée une lumière incompréhensible, le Fils de Dieu même, en qui l’on contemple la vie sans fin…. et cette lumière est donnée à l’esprit en son existence simple, là où il reçoit la clarté qui est Dieu même, au-dessus de tous les dons et de toute œuvre de créature, en ce vide tout affranchi de l’esprit, où par le moyen de l’amour de fruition, il s’est perdu lui-même et reçoit sans intermédiaire la clarté divine, tout transformé aussitôt en cette clarté même qu’il reçoit. Voyez, cette clarté mystérieuse à laquelle on contemple tout ce que l’on désire, en rapport avec le vide de l’esprit, cette clarté est si grande que le contemplateur aimant n’aperçoit et n’éprouve en son propre fond, où il se repose, rien qu’une lumière incompréhensible; et selon la nudité simple qui enveloppe toutes choses, il se trouve et se sent transformé en la lumière même qui le fait voir et rien autre chose[4]. »
Et au chapitre III :
« Comment la venue éternelle de Dieu se renouvelle dans la partie la plus noble de l’esprit: Lorsque nous sommes devenus voyants, nous pouvons contempler avec joie l’éternelle venue de notre Époux, et c’est le second point dont nous voulons parler. Qu’est-ce donc que cette venue de notre Époux que nous appelons éternelle? C’est comme une génération nouvelle du Verbe, une illumination qui se fait toujours de nouveau; car le fond d’où brille cette clarté et qui est la clarté même est vivant et fécond; aussi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle-t-elle sans cesse dans le secret de l’esprit. »
Cette illumination qui se fait toujours nouvelle dans ce fond le plus noble de l’esprit n’évoque-t-elle pas la naissance du Fils en l’âme, thème central de la mystique béguinale et chez Maître Eckart, l’âme qui reçoit le Verbe qui réside dans le « Château-fort », l’Abgrund, le « tréfond de l’âme », étincelle qui jaillit en elle. Naissance qui est révélation de l’âme d’elle-même à elle-même, source des puissances de l’âme, flux divin de la mystique rhénane, « origine éternelle qui n’a point de commencement » selon le mystique flamand. Cette part de l’âme, inaffectée par le péché, en identification au Christ, essentielle chez Eckart, relie néoplatonisme et chrétienté.
Eckart écrit : « C’est par grâce que je suis dans l’être personnel du Christ un avec lui ».
« Dans ce gouffre sans fond de la simplicité, toutes choses sont englouties en béatitude fruitive; mais le fond lui-même demeure totalement incompris, si ce n’est de l’unité essentielle . Les personnes et tout ce qui vit en Dieu doivent céder devant cette unité; car il n’y a ici autre chose qu’un repos éternel en un embrassement de jouissance où l’on se perd amoureusement; et cela se fait en l’essence sans modes, que tous les esprits de dévotion intime ont élue par-dessus toutes choses. C’est le silence ténébreux où se perdent tous les esprits aimants. »
Si Ruysbroeck emprunte la voie de l’Amour et Eckart celle de la Grâce par la connaissance, double voie augustinienne, leur cheminement semble les mener à ce même fond intangible d’où source le flux christique, l’un pointant vers la lumière d’Amour divin, l’autre vers l’inconnaissance du sans nom. Comme le disait Tauler de son maître, tous deux « parlent depuis l’éternité ».
Les Noces, chapitre V:
« C’est ici la source et l’origine d’une éternelle sortie et d’une éternelle opération sans commencement, car il s’agit bien d’une origine qui n’a point de commencement. »
En incipit des Noces, Ruysbroeck cite ce verset de Mathieu 25-06 : « Au milieu de la nuit, un cri se fit entendre: Voici l’époux qui vient, sortez à sa rencontre ». Les temps forts en sont: Voici, époux et rencontre; Ternaire qu’il commentera dans chacun des trois livres composant Les Noces, chacun portant sur les trois degrés d’évolution spirituelle auxquels parvient le fidèle:
a) 1er degré dans la vie active, extérieure, par la pratique des vertus;
b) 2ème degré dans le vie intérieure où l’âme s’intériorise par l’humilité qu’elle a acquise dans la purification de sa vie extérieure, et par laquelle elle accède à l’obéissance, au renoncement (lâcher-prise) et à la « pauvreté en esprit » (sur la Gelassenheit eckartienne, voir Théologie Rhénane/ Maitre Eckart/ La Déification de l'Âme note 20 );
c) 3ème degré dans la vie contemplative où
« Cet appel est comme l’inondation d’une clarté essentielle ; et cette clarté essentielle, qui nous enveloppe d’un amour immense, nous fait nous perdre nous-mêmes et nous écouler dans la ténèbre inexplorée de la divinité. Et ainsi, unis sans intermédiaire à l’Esprit divin, ne faisant qu’un avec lui, nous pouvons rencontrer Dieu avec l’aide de Dieu même, et posséder avec lui et en lui notre béatitude éternelle. ». (Livre III chap LXX).
Certes ses accents ne sont pas ceux d’un intellect spéculatif par lesquels on tend à vouloir distancier Ruysbroeck d’Eckart et en amont de l’apophatisme dionysien, mais cette voie de l’amour qu’emprunte l’ermite de Groenendael, nous plonge sans l’intermédiaire de ce qui serait la propre conscience de notre état, dans la ténèbre inexplorée de la divinité (Gottheit, Abgrund), en laquelle l’âme ne faisant qu’un avec Lui, se dissolve. Déification de l’âme ou pas chez Ruysbroeck ? Admirable hérétique…?
Alors qu’il vit encore à Bruxelles, Ruysbroeck va s’élever contre la doctrine d’une Béguine, Bloemardinne (Heilwig Bloemaerts, 1280? -1335) venue s’installer dans cette ville en 1307. Mais, pour autant, sa spiritualité s’inscrit parfaitement dans cette double mystique béguinale, nuptiale et contemplative telle que Hadewijch l’a illustrée dans ses Poèmes strophiques pour la première et dans ses Nouveaux Poèmes pour la seconde.
Le Livres des XII Béguines, écrit vers 1360 est son dernier ouvrage. Il ne mourra que vingt ans plus tard. Il doit son titre au poème d’ouverture en douze strophes qui fait parler chacune à leur tour douze béguines. Si les premières empruntent le langage affectif de la mystique nuptiale (Brautmystik), les deux derniers se rapportent à la mystique contemplative (Wesensmystik). Réunissant ces deux mystiques en un seul ouvrage, Ruybroeck synthétise la mystique béguinale, autrement dit Hadewijch I et Hadewijch II.
« Ruusbroec ne prolonge qu’en apparence le mysticisme spéculatif de Maître Eckhart. Il s’inscrit en fait davantage dans la lignée de la mystique amoureuse des cisterciens et des béguines ».
Elles associent à la suite de Guillaume de Saint- Thierry (XIIe siècle) cette mystique nuptiale à une mystique de l’essence.
Il est fait référence là aux béguines de la première moitié du XIIIème siècle et notamment à Hadewijch d’Anvers dont la ferveur s’élève en cantique spirituel dans la tradition du Fin’amor mais où Dieu a remplacé la Dame, et non à la seconde génération représentée par l’inébranlable Maguerite Porète. Le titre même du premier ouvrage du Maître de Groenendael, Les Noces Spirituelles, ne devrait laisser aucun doute sur cette filiation d’une mystique nuptiale. Pour autant, FR. J.-B. P. dit que les Melgeldichten (Nouveaux Poèmes d’Hadewich II) nettement inspirés de la mystique de l’Essence « sont plus proches de Ruysbroeck que d’Eckart », et parlent « de tant d’expressions et de thèmes communs ».
Ce poème introduit le premier traité dans lequel Ruysbroeck énonce ce qu’est la vie contemplative et les vrais modes de l’Amour tandis que dans le second traité, il aborde la question de l’exercice de l’amour et des erreurs auxquelles on peut être amené par une fausse vie contemplative. La vraie vie contemplative, telle qu’il l’expose dans le troisième traité, est fondée sur l’exemplarisme cher à Hadewijch. Elle consiste en la vision et à la réintégration de notre image (exemplaire), idéelle, de notre nature vraie telle que la conçue Dieu avant l’incarnation. Hadewijch dira avoir contemplé son archétype. Cette vie contemplative intérieure ne doit pas nous écarter de notre vie active faite pour recevoir les sacrements et pour accomplir les « bonnes œuvres. Au-delà de ces vies, contemplative et active, les coiffant, il est une vie intérieure plus profonde, au-delà même de l’activité de Dieu distinguée en les trois la Personne de la Trinité, « là où dans une ignorance sans fond [l’âme] s’est perdue elle-même, absorbée dans sa bouche comme en un abîme immense (d’où) elle ne peut revenir. » (XIème Béguine’) là où Dieu « jouit seul de lui-même. » (Hadewijch).
Pomerius rapporte que Tauler aurait visité le Maître de Groenendael et aurait reçu son enseignement; Il est un fait que Ruysbroeck lui a adressé, plus exactement à son entourage des Amis de Dieu, les Noces Spirituelles. Ce qui tendrait au moins à prouver quel que soit le point de vue adopté sur la parenté spirituelle Tauler-Ruysbroeck qu’une relation était établie entre eux. Cet envoi relève plus d’une ressemblance d’orientation que d’un désaccord d’approche. Quant à Gérard Groote (1340 -1384), qu’il inspira fortement, il se rendit plusieurs fois à Grœnendael. La spiritualité de l’ermite rayonnera par ses écrits en moyen néerlandais, langue accessible à tous, aux universitaires flamands, aux clercs comme aux laïcs pas forcément versés dans le latin. En cela, Ruysbroeck est un des fondateurs de la prose néerlandaise. Il parvient dans un langage qui reste accessible à transcrire, transmettre ses expériences les plus profondes.
Ses deux disciples les plus proches furent Jean de Scoonhoven († 1432)[5] à partir de 1377, et Jean de Hoelaere, mort la même année. Scoonhoven rejeta les accusations de Panthéisme que porta Jean de Gerson à l’encontre de la doctrine de son maître. Pomerius[6] s’appuya sur leur témoignage direct pour écrire sa biographie, et peut-être aussisur une biographie écrite par Scoonhoven
Parmi les plus proches, Jan van Leeuwen († 1374) surnommé de par sa fonction, « le bon cuisinier de Groenendael ». Illettré à son arrivée au prieuré, il écrira par la suite ‘Un livret sur la doctrine de Maître Eckhart, doctrine dans laquelle il erra’, dont certaines sources affirment que la charge contre la doctrine d’Eckart ne pourrait avoir été guidée que par la parole de son maître. Bien qu’il adhérait à cette même mystique de l’Être, « au-delà des noms et des formes » (Ruysbroeck) et que leur avait transmise à tous deux les béguines et particulièrement Hadewijch d’Anvers, ce que semble avoir reprocher Ruysbroeck à Maître Eckart et à la mystique proprement spéculative, c’est son mode d’approche de la ‘ténèbre’, dont le dépouillement de l’âme pour atteindre « à une sorte de vide » se dispenserait de l’amour de Dieu. Sans l’Amour Divin, ce vide resterait inhabité par la Présence. En cela Ruysbroeck reste fidèle à sa source première, la double mystique béguinale affective et contemplative.
Il faudra attendre le XVIème siècle pour que ses écrits commencent à être édités. Un première édition complète datée de 1552, suivie de traductions en langue de différents pays, permit de diffuser sa pensée dans toute l’Europe.
Dans la longue introduction qu’il donne à sa traduction du flamand en français de L’Ornement des Noces Spirituelles en 1891, le Prix Nobel flamand Maeterlinck permit de faire rappel de l’importance du mystique. Les Bénédictins de l’ Abbaye de St Paul de Wisques furent les premiers en 1915 à faire paraître une première édition des œuvres complètes dans une traduction du flamand en français, jusqu’alors uniquement en latin.
Gérard Groote (1340-1384) ou Maître Gérard comme l’appelait celui dont il fut le disciple, Jan van Ruysbroeck, est né et mort dans la même ville de Deventer dans l’actuelle province de l’est des Pays-Bas, Overijssel. A l’époque cette région dépendait administrativement du diocèse d’Utrecht. Les Pays-Bas, qui désignaient alors un territoire couvrant les Pays-Bas actuels, la Belgique, le Luxembourg et l’actuel département du Nord en France, étaient sous la tutelle du Duché de Bourgogne.
Issu d’une bonne famille - son père était consul de la ville- il se trouve orphelin à l’âge de dix ans. Il fait de solides études à Aix-La-Chapelle et à Paris où il enseigne comme maître-régent (l’ancien écolâtre, directeur de l’école). Il enseigne ensuite à Cologne. La réussite d’une mission secrète auprès du pape en Avignon lui vaudra une généreuse récompense de l’archevêché. Nommé chanoine de la cathédrale d’Aix-La-Chapelle, il entame alors une carrière sociale et financière prometteuse qu’il poursuit à Utrecht. Mais des raisons de santé l’amènent à la trentaine, en 1372, à une remise en cause profonde. Alors qu’il avait toujours été porté à la connaissance des sciences et des arts, il brûle ses livres profanes et se retire pendant deux à trois ans chez les Chartreux de Munnikhuizen où il rejoint son condisciple de la Sorbonne, le scolatisque et théoricien de la musique, Henry Aeger de Calcar (Heinrich Eger von Kalkar). Cet Henry Aeger (†1408) eut une influence importante comme théoricien d’une mystique ascétique dans le développement de la Devotio Moderna puisqu’à la mort de Groote, en 1384, il en deviendra un des personnages centraux.
C’est au cours de cette période, de 1374 à 1377 que Groote visite à maintes reprises Ruysbroeck (†1381) dans sa Vallée Verte.
Sur les conseils du prieur qui voit pour lui une vie plus active que régulière, il revient à Deventer où il reçoit une formation de prédicateur. Il s’occupe alors de femmes pieuses qu’il regroupe en l’association des Sœurs de la vie Commune[7]. En même temps, il fait copier de nombreux manuscrits par de jeunes clercs de la ville. Deventer sera d’ailleurs la première des villes des Pays-Bas à voir s’ouvrir une imprimerie. Les Pays-Bas seront traditionnellement un centre important d’édition et de diffusion de la culture en Europe. Lors même que des auteurs censurés dans leur pays ne pouvaient y trouver éditeurs, leurs œuvres seront publiées dans le pays d’Érasme (1469-1536).
En 1379, Maître Gérard est nommé diacre.Tandis que le prêtre reçoit le second sacrement, et a en charge le sacerdoce en officiant sous l’autorité de l’évêque, le diacre qui a reçu seulement le premier sacrement, devient serviteur d’une église et a en charge certaines de ses activités ministérielles.
Dans ses dernières années, ayant quitté la vie active, Groot aura tendance à privilégier plus que la pratique des vertus, la recherche d’un dénuement intérieur, d’un détachement de l’âme qui le rapprochera des mystiques rhénans. Une des sources importantes pour sa biographie est la Gerardi Vita de Thomas a Kempis (1379/81-1471).
Bien qu’universitaire de formation, Groot n’est pas entré dans le débat scolastique, n’a pas comme ses prédécesseurs écrit de traités philosophiques ou théologiques, de sommes. Sa pensée n’en est pas moins structurée même s’il faut la rétablir au travers de ses écrits, de styles et de formes divers, notamment à partir de sermons tels que les Sermon pour la Fête des Rameaux et Sermon sur les Quatre Genres de Méditation; et de pamphlets tels que Contre la Tour d’Utrecht. Certaines sources lui attribuent l’Imitation selon Jésus Christ, et La Suite du Christ serait un recueil de passages de son journal intime.
En 1381, un proche fidèle de Groote, Florent Raddewijns, lui propose de regrouper ceux qui le suivent en une association, Les Frères de la Vie Commune. Groote donne son consentement. Il continue de s’occuper du travail des jeunes copistes et en parallèle, mène la vie itinérante des prédicateurs. Il sillonne les Pays-Bas, prêchant véhémentement contre les mœurs de son époque en appelant à la pénitence. Il s’élève contre le concubinat toléré des prêtres[8], contre l’enrichissement des religieux et toute forme de simonie (très ancien commerce des sacrements, de charges ecclésiastiques ou location de services religieux), S’étant attiré des inimitiés profondes, il est interdit de prédicat et doit se retirer dans sa ville natale où il mourra de la peste à l’âge de 44 ans.
Le disciple de Ruysbroeck dont l’action a eu le plus de retentissement et d’impact dans la chrétienté est certainement Geert Groote. En 1381-82, un des proches disciples, Florent Raddewijns, crée les Frères de la Vie Commune, une communauté de clercs toute imprégnée de l’enseignement de Groenendael à laquelle il fera adopter par la suite le canon des chanoines réguliers de St Augustin[9]. En 1382, à l’initiative de Groot est fondé à Eemstein, à la frontière de la Hollande et du Brabant, un monastère où un moine de Groenendael vient former les novices. En 1386, Raddewijns fonde la Congrégation de Windhesheim, à Windhesheim, près de Zwolle, capitale de la province voisine de Gueldre. Là s’installeront Les Frères de la Vie Commune. Un monastère y sera bâti un an plus tard, les frères ayant prononcé leurs vœux. Parmi les nouveaux arrivant Thomas a Kempis et son frère ainé. Ce dernier sera envoyé au monastère d’Eemstein afin d’apprendre la règle des Chanoines de St Augustin.
La Congrégation de Windesheim prendra son véritable essor avec Johann Vos (†1424) qui prit la tête de la congrégation en 1391. Elle comptait déjà 12 monastères en 1402 et en comptera quatre-vingt-deux autres en 1464, répartis en Pays-Bas et région de Cologne. En 1412, Groenendael y était rattaché. Des chanoines réguliers de Windesheim émergea un courant mystique qu’illustrèrent des auteurs comme Thomas a Kempis (1380?-1471) à qui l’on attribue généralement L’Imitation selon Jésus-Christ, et Denis le Chartreux qui disait avoir deux maîtres Ruysbroeck et le Pseudo-Denys.
La Congrégation de Windesheim subira le contre coup de la Réforme. Les autels de l’église de Windesheim seront détruits en 1572 par la population de Zwolle. Le dernier prieur, Marcellus Lentius meurt en 1603. La Congrégation disparaitra définitivement à la fin du XVIIIème siècle. La dernière maison des Frères de la Vie Commune est fermée en 1811.
Les Frères de la Vie Commune qui se consacrèrent aux novices, et ceux des membres de la Congrégation de Windesheim qui se tournèrent davantage vers le volontarisme moral de Groot que vers la mystique de Ruysbroeck ont joué un grand rôle dans la formation de la jeunesse de leur temps, aussi bien chez les novices que chez les laïques. Et par là, dans l’expansion de la Devotio Moderna.
Le nom que donnèrent les Frères de la Vie Commune et les chanoines regroupés à Windesheim pour désigner leur mouvement spirituel, la Dévotion Moderne, indique clairement en quoi consiste leur démarche:
Une dévotion synonyme de piété, de pratique des vertus, de dévouement aux autres et particulièrement aux humbles.
« Retour à l’intériorité, présence aux autres, ce sont les deux composantes de ce que Groote appelle “la vie ambidextre ”, celle-là même qu’il a menée dans ses tournées de prédication et sa vie retirée à Deventer » (Georgette Epiney-Burgard, Gérard Grote Édit F. Steiner , Wiesbaden,1970)
En tant qu’elle rappelle à la vie intérieure et tend à s’éloigner, de fait, de l’intercession des sacrements et de l’office ecclésial, cette dévotion se situe à la fois dans la lignée de la mystique rhénane des béguines à Suso, et dans la veine d’un certain réformisme émergeant au XIVème siècle. L’on y retrouve la figure exemplaire et centrale du Christ de la première génération des béguines sans leur ascétisme exacerbé ni les visions; et la présence vivante du Fils dans l’âme affirmée par celles de la seconde génération.
Dans ses rapports avec l’Église, Groote ne remet pas en cause l’autorité temporelle du pape et encore moins spirituelle comme son contemporain anglais J.Wylclif. Il s’agit plus chez lui d’un revival évangélique que d’un projet subversif de réforme. Mais, la liturgie, les sacrements, le culte des reliques passent au second plan. Il est vrai que certaines positions radicales d’un scolastique scotiste comme Gansfort Wessel (1419 -1489) tendent au réformisme. Elles influenceront Luther qui le considèrera comme un précurseur au même titre que Wylclif. Gansfort Wessel, fortement influencé par les Frères de la Vie Commune, rejette l’infaillibilité papale et donc sa pleine autorité. Il ne donne d’efficience aux sacrements qu’en rapport avec la disposition du fidèle à les recevoir (position que rependront entre autres les réformés suisses). La communion spirituelle (intérieure) prévaut sur la communion sous les espèces. Le pardon des péchés est accordé au fidèle plus par l’amour qu’il porte à Dieu que par l’action volontaire de sa contrition.
La Devotio Moderna est particulièrement influencée par l’ermite de Groenendal sans pour autant engager à une involution intérieure aussi profonde. C’est sans doute ce qui l’a rendue aussi populaire au XVIème siècle. D’être à la portée du simple fidèle par un questionnement simple sur ses intentions, sur les vraies motivations de ce à quoi il aspire, et sur ce à quoi le mène la réalisation des buts qu’il se donne. Un modus vivendi qui intègre la loi divine, la loi naturelle et fléchit la loi publique. Un modus vivendi basé sur ce qui est juste aux yeux de Dieu, de la nature, qui doit l’être, le devenir aux yeux des hommes.
La loi naturelle[10] est l’ensemble des exigences qui font agir (naturellement) l’homme en tant que doté d’intelligence et capable de sociabilité. Par sa pérennité qui se fonde sur l’invariabilité de la nature humaine, cette loi est normative. Cette conception philosophique se double chez le croyant d’une conception théologique: En tant qu’être humain, agissant selon cette loi naturelle, et en tant que créature agissant selon la volonté divine. La créature et la création dans son ensemble sont l’expression de la Parole de Dieu. La loi évangélique est énoncée aux deux premiers commandements: « Tu aimeras le seigneur ton Dieu par tout ton cœur et par toute ton âme et par tout ton esprit. » « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Loi naturelle, loi évangélique, loi divine sont une même et seule Loi; Expression de la Parole créatrice du Père et de l’Amour du Fils, elle guide de l’intérieur le fidèle en obéissance (abandon de sa volonté pour celle de Dieu), humilité, charité, pauvreté de biens et d’esprit. Cette loi est au-dessus des lois que l’homme établit. Et le fidèle a droit de désobéissance quand, à respecter le droit juridique et même le droit canonique, il serait détourné d’une vie pieuse et vertueuse. Groote donne l’exemple en s’élevant contre la construction d’une tour de la cathédrale d’Utrecht dont le synode avait décidé l’élévation avec de l’argent qui pouvait, devait selon lui, aller aux pauvres.
Henry Aeger délivrera des instructions pratiques: méditation dans le sens d’une réflexion sur un objet ou un thème, qui sera suivie de la prière ; développement d’un sentiment d’humilité de la personne face à Dieu pour accéder à l’état contemplatif, d’union d’amour à Dieu. Cette tendance à systématiser la pratique sera croissante. Le fidèle sera de plus en plus encadré, suivant quasiment un manuel de méditation.
Écrit fort probablement entre le dernier quart du XIVème et le premier du XVème siècle, L’Imitation selon Jésus-Christ (De Imitatione Christi) est l’ouvrage le plus édité après la Bible. C’est un ouvrage qui fait référence dans toute la chrétienté du XIVème au XVIIème siècle et qui, passé le siècle des lumières, a retrouvé un large public. Tous les spirituels l’ont lu. L’écrivain et moraliste Fontenelle (1657-1767) a écrit que c’était « l’ouvrage le plus beau écrit de la main de l’homme, la Bible ayant été écrite par Dieu».
Il est généralement attribué à Thomas à Kempis (1380-1471), moine, puis sous-prieur au Monastère de Mont-Sainte-Agnès de Zwolle (province d’Overijssel, Pays-Bas), membre de la Congrégation de Windesheim (Rhénanie-Palatinat). Mais différentes sources attribuent l’ouvrage soit à Jean de Gerson (1363-1429), soit à Jan Gersen, moine de l’Abbaye Bénédictine de Saint-Étienne en Vercelli (Italie) ou encore à l’initiateur de la Devotio Moderna, Greet Groote, lui-même. D’autres sources considèrent qu’il est d’un auteur anonyme.
L’Imitation est dit être un livre de piété ou livre de dévotion. Mais il ne contient pas comme il se doit pour ce type d’ouvrage de prières de dévotion (prières spirituelles et non liturgiques) ni d’exercices portant à cette oraison. Il est un recueil de sentences en quatre livres:
La présentation moderne de l’Imitation n’est pas celle des Codex et des traductions des XVIème et XVIIème siècles. La mise en forme par paragraphes est le fait du Père jésuite Henricus Sommalius dans son édition de 1615[11]. Et celle en verset est due à Mgr Puyol pour l’édition de 1886.
En quatre livres distincts, probablement réunis en 1426 (ou 27), et pouvant être détachés matériellement les uns des autres comme à l’origine, et autonomes par leur sens, sans qu’aucun d’eux n’ait en lui-même de continuité historique ou anecdotique de par leur composition en cours chapitres, l’Imitation est tout à la fois accessible à tous par le fait qu’il peut être lu sans double sens (sens littéral et symbolique) quoique certaines sources en donne un sens ésotérique, et par le fait aussi qu’il peut être lu à tous moments de la journée.
Il est au sens propre, un bréviaire, un condensé, un résumé, un guide pratique; le livre du bon fidèle comme un autre livre pratique du genre ‘le bon jardinier’ ou ‘le bon économe’. Il prône au fidèle de ne pas chercher à comprendre les mystères insondables de Dieu, de simplement avoir foi en Dieu, d’avoir la foi du charbonnier, celle qui ne se fonde sur aucune théologie ni philosophie, de suivre les commandements et de se « laisser instruire »; Toute spéculation le mènerait au doute. Tout désir d’approfondir sa foi ne peut être que le fait d’un fidèle incertain:
Voix du Bien Aimé: « Gardez-vous du désir curieux et inutile de sonder ce profond mystère…Plusieurs ont perdu la piété en voulant approfondir ce qui est impénétrable… Ce qu’on demande de vous, c’est la foi et une vie pure, et non une intelligence qui pénètre la profondeur
des mystères de Dieu… Soumettez-vous humblement à Dieu, captivez votre raison sous le joug de la foi,
et vous recevrez la lumière de la science selon qu’il vous sera utile ou nécessaire. » (Liv.IV Chap.18)
A noter que dans sa traduction, Lamennais (1824) fait s’adresser le Bien-Aimé à un groupe de fidèles et non comme dans le manuscrit à un fidèle seul, recueilli. Le traducteur a sans doute pensé ainsi élargir la portée du propos; L’emploi du « vous » et non du « tu » latin retire au disciple qui s’adresse au Bien Aimé, toute intimité de Sa réponse. Comme si le Bien-Aimé s’adressait à une assemblée et non se faisait entendre dans l’intimité du cœur du disciple.
Dans son contenu, l’Imitation donne de brèves recommandations morales ou plus exactement éthiques sur nos actes et leur portée, qu’il nous faut d’emblée envisager afin d’en éviter les conséquences qui pourraient être néfastes. Les thèmes essentiels sont l’humilité, l’abnégation, l’examen de conscience (des intentions), faire le bien, l’acceptation de la souffrance dans le monde avec le Christ, la nécessité d’un désir profond de s’unir en amour au Christ. Exemples:
LIII Chap. 5: « Des merveilleux effets de l’amour divin »;
Chaque chapitre se subdivise en sous recommandations. Le Liv.IV se distingue des trois premiers en ce qu’en sa forme, il se rapproche du livre de dévotion. Un dialogue s’établit entre la voix du disciple et la voix du Bien-aimé, en alternance de chapitres. Le disciple s’adresse au Bien-aimé sur le ton de la prière ou de la confession ou de l’imploration:
« Voilà que je suis devant vous, pauvre et nu, demandant votre grâce, implorant votre miséricorde. » (L.IV- chap. 16§2).
« Seigneur, je désire vous recevoir avec un pieux et ardent amour, avec toute la tendresse et l’affection de mon cœur… » (L.IV- chap. 17§1).
Voix du Bien-aimé: « Allez donc avec une foi simple et inébranlable, et recevez le Sacrement avec un humble respect. » (L.IV Chap. 18§4)
Dans l’esprit de la Devotio Moderna, l’Imitation délivre un enseignement simple sur la conduite à suivre dans les différentes circonstances de notre existence auxquelles nous pouvons être amenés à être confrontés (ne pas succomber à la tentation, ne pas craindre ni porter de jugements) et renvoie toujours à la vie intérieure où se trouve la vraie vie. Quelle que soit son attention envers les autres et son souci « pour nulle chose au monde [de] faire le moindre mal », le fidèle doit à l’exemple du Christ « désirer de tout son cœur s’unir à Jésus-Christ (en la Communion) ».
L’Imitation ne préconise aucun ascétisme dans le sens d’une vie austère faite de fortes privations voire de mortifications. Son ascétisme comme règle de vie est essentiellement moral. La spéculation, non plus, n’y a pas sa place.
L’Imitation n’offre pas une vision sombre du monde et de la condition humaine. Il s’inscrit dans la tradition chrétienne de la chute, de l’existence comme lieu d’épreuves et de souffrances. Mais c’est en surmontant ces épreuves qui fortifient notre foi, c’est en acceptant en abnégation et humilité ce qu’il nous est donné de vivre, en répondant ainsi à la volonté de Dieu (lâcher-prise) par l’abandon de toute prétention orgueilleuse (égotique) que nous accèderons en quittant les leurres du monde au vrai sens de notre incarnation qui est de vivre ici-bas en l’exemple du Christ, et accèderons à une vie intérieure de plus en plus profonde.
« Car Dieu répand sa bénédiction où il trouve des vases vides; et plus un homme renonce parfaitement aux choses d’ici-bas, plus il se méprise et meurt à lui-même, plus la grâce vient à lui promptement, plus elle remplit son cœur, et l’affranchit et l’élève…
Alors, ravi d’étonnement, il verra ce qu’il n’avait point vu, et il sera dans l’abondance, et son cœur se dilatera... » (L.IV- Chap.15 §3-4)
L’Imitation ne rompt ni avec la philosophie ni avec la scolastique. Elle suit la voie parallèle dévotionnelle et mystique. La figure exemplaire du Christ au centre de la dévotion n’est pas novatrice, elle remonte au siècle de Bernard de Clairvaux et à la tradition nuptiale du fidèle et du Bien-aimé (qui se relie à la tradition courtoise). Il ne fait référence à aucun manichéisme et n’établit aucun dualisme ente le monde et son créateur, entre le monde et le fidèle dont l’introversion ne le dispense pas d’une attention à son prochain qui lui évite tout individualisme.
Bien que la plupart des traducteurs et commentateurs de l’Imitation ne lui accorde aucun sens caché, certains traducteurs contemporains, non ecclésiastiques, comme O. Sporey et G. Bardet, considèrent que l’ouvrage recèle un sens ésotérique.
O. Sporey dans son introduction à la traduction qu’il en a faite[12], affirme que « l’auteur de cet admirable traité de Mystique, véritable livre de Théognose, a été adepte de la Philosophie Ésotérique ». Faisant référence à cette tradition qu’il dit maintenue au Moyen-âge par Raymond Lulle, Roger Bacon et Albert le Grand, selon lui, l’ouvrage a un sens intérieur qu’il décèle dès le Liv. I, Chap.1, a contrario par rapport à son sens extérieur:
Que Lamennais traduit par: « Si votre cœur était droit alors toute créature vous serait un miroir de vie et un livre rempli de saintes instructions[14]. »
A noter que mettant un pluriel là où il a un singulier, Lamennais peut ainsi traduire doctrine par enseignements.
G.Bardet (1907-1987), architecte et essayiste, écrit dans l’introduction de sa traduction au sujet d’une interprétation psychologique des traducteurs antérieur, ignorants la pneumatologie (Saint-Esprit) et s’en tenant au plan de la psyché (âme animale):
« Une telle mésinterprétation se rencontre obligatoirement chez ceux qui ont simplement vu dans l’Imitation le mémorial d’un homme d’âge, expérimenté en matière ascétique et morale, le résultat d’une vie d’effort et d’ascèse d’ordre délibéré. C’est d’ailleurs ce qui a fait classer l’Imitation parmi
les ouvrages d’ascétique … en oubliant que ce livre appartient à l’heureuse époque où l’artificielle séparation entre ascétique et mystique n’avait pas encore pris forme ».
Et de défendre les traductions récentes qui, selon lui montrent, « un gros progrès dans la précision et le respect du texte[15] ».
Selon lui, Thomas a Kempis, incontestable auteur de l’Imitation, invite à connaître le sens cachée de l’œuvre dans son prologue à l’une de ses autres œuvres, ‘Le Soliloque de l’Âme’:
« Ce qui s’y rencontre d’obscur et de difficile à comprendre, c’est la coque de la noix, mais l’amande est sous la coque…
Aussi, faut-il s’efforcer d’élucider les passages difficiles où il peut se trouver autant de noix spirituelles qu’il y a de sens caché. »
L’Imitation sera le livre de chevet des spirituels. Sainte Thérèse de Lisieux le connaissait par cœur. Il traversera allègrement la période humaniste. Il connaîtra au siècle des Lumières, face aux courants agnostique et athée, un certain recul de popularité comme tous les livres religieux d’importance et retrouvera un regain de popularité au XIXème siècle. De nos jours, dans la présentation de l’Imitation dans une édition en ‘audio’, on peut lire:
« Sur un baladeur, un autoradio, une chaîne hifi, un ordinateur... un audiolivre à écouter et réécouter à son rythme, seul, en famille ou en groupe. » (Saint-Léger Productions, Collect. Dire le Parole, Chouzé-sur-Loire, 2012).
Concernant la publication de l’Imitation, on a « les quatre livres réunis ou certains d’entre eux se trouvent intégrés dans des ensembles textuels plus larges, souvent issus de la Devotio Moderna ». Nonobstant le manuscrit de 1441 qui fait référence, ce regroupement est un des éléments qui tend à faire attribuer l’Imitation à un membre des Frères de la Vie Commune, en l’occurrence Thomas a Kempis. Mais
les avis restent partagés entre quatre auteurs possibles: T. a Kempis, Jan Gersen, Jean de Gerson et un anonyme. [16]
Cette thèse est soutenue bien évidemment par les chanoines
néerlandais de Saint Augustin de Windesheim. Les jésuites la soutiennent également notamment les Bollandistes, membres de la société savante du même nom, fondée par le père jésuite Jean Bolland (1596-1665). Le manuscrit de Bruxelles de 1441, daté et signé de la main de Kempis est pour ses défenseurs, un argument déterminant. De plus, la portée morale, la valeur ascétique de l’œuvre répondent tout à fait à l’esprit de la Devotio Moderna.
Par ailleurs, pour Guy Bardet, Thomas a Kempis est incontestablement l’auteur de l’Imitation
Pour ses partisans, l’auteur serait Jan Gersen ou Guersen qui aurait été moine bénédictin de l’Abbaye de Saint-Étienne en Vercelli (Italie) au XIIIème siècle mais dont on ne sait rien d’autre sinon que son nom figure sur certains manuscrits.
Le Dictionnaire Universel d’Histoire et de Géographie de Bouillet et Chasssang de 1878 référence cette œuvre sous les titres De imitatione Cristi / Joannis Gerson cancelarii parisiensis (Chancelier de Paris) (1486) et De imitatione Cristi et contemptu mundi /magistri Johannis Gerson (1496-97)
Le médiéviste Xavier Rousselot qui trouve dans la Théologie Mystique de Gerson les accents mêmes de l’Imitation (Opus Cité Liv. 3 Pag.352), et le philosophe Jean-Baptiste Modeste Gence (1755-1840), auteur de Nouvelles Considérations sur L’Imitation et d’une traduction en 1820, défendent cette thèse entre autres pour des similitudes stylistiques et d’expressions entre l’Imitation et l’œuvre de Gerson. Pour l’Église Gallicane, « Gerson [qui] y fait de si fréquents emprunts dans son œuvre », ne saurait l’avoir oubliée dans son ouvrage sur les livres qu’il faut lire (Libris legendis), s’il n’en était l’auteur, et l’Imitation ne figure pas dans l’édition des œuvres de T. a Kempis parue à Utrecht en 1472/73.
Lamennais au début de son introduction à sa traduction écrit:
« On ne connaît point l’auteur de L’Imitation… On a fait des recherches immenses pour découvrir le nom d’un pauvre solitaire du treizième siècle … le solitaire est demeuré inconnu. Les uns l’attribuent à Thomas à Kempis, les autres à l’abbé Gerson : et cette diversité d’opinions a été la source de longues controverses. »
Bien qu’il considère le manuscrit de T. a Kempis comme « déterminant », O. Sporey ne saurait lui en attribuer le mérite. Par l’antériorité (?) de certains manuscrits, le moine allemand ne saurait en être l’auteur. Mais également de par le contenu ésotérique de l’œuvre qui ne peut que faire obstacle à cette attribution.
« Près de 800 manuscrits médiévaux contenant l’Imitatio Christi ont été conservés…l’œuvre connaît le plus grand nombre d’éditions, soit au moins 2300 : 74 pour le XVème siècle, environ 330 pour le XVIème, 810 pour le XVIIème et 1100 pour le XVIIIe[17] ». Dès 1450 circulent déjà plus de 250 manuscrits traduits en plusieurs langues vernaculaires. Deux codex ont principalement été utilisés par les traducteurs:
Les traductions généralement retenues par les historiens sont celles de :
Parmi les contemporains, celles rythmées de
Le mode rythmé verbal n’est pas le mode rythmé musical bien qu’il s’y apparente. Il est utilisé dans la déclamation ou pour un écrit dans le style oratoire. Le rythme n’est pas mesuré comme pour le chant. On parle de rythmique grégorienne en référence au plain-chant. Mais, comme en musique, la note, la syllabe y est caractérisée par son intensité (accent fort) sa durée plus ou moins longue, sa hauteur.
Les traductions a caractère ésotérique, faites à partir du Codex de Bruxelles, sont celles de :
[1]Au Concile de Nicée en 325, hypostase et essence sont entendues dans le même sens, puis au Concile de Chalcédoine en 451, la distinction sera faite entre ousia, essence unique de la Trinité et hypostases, les personnes de la Trinité. FR.J.-B. P. dans Écrits Mystiques des Béguines écrit : « Pour notre théologie, il ne peut être réellement question de "dépasser la sphère des distinctions personnelles" ni de considérer l'unité de la nature divine comme une vérité supérieure vers laquelle on s'élèverait par ce dépassement».
[2] FR.J.-B. P. « …Pour ces deux passages, les traducteurs bénédictins ont corrigé l'expression originale en faisant apparaître l'assertion (sur l'éclipses des Personnes) (divines) a une portée seulement subjective…. Les analyses minutieuses, fidèles et précises (de R.P.Alb. Ampe) de l'auteur (Ruysbroeck) nous semble très bien mettre en lumière que la perspective de primat de l'unité, qui domine la pensée de Ruubroec, n'y fait point tort à la théologie trinitaire »(Op. Cit.)
[3] « La Voie unitive est le lieu de l’Union sans intermédiaire…Ici, l’être humain expérimente l’amour de fruition : c’est dans l’entendement, le Cœur et les sens spirituels que siège la Fruition qui consiste à voir Dieu. Cette fruition est une connaissance mutuelle enfin réciproque : elle est caractéristique de la Voie unitive. » Centre de mystique chrétienne : http://www.cmchr.net/L-Union-sans-intermediaire.html
[4] Soulignement pour d mise en évidence
[5] Jean de Scoonhoven, contemporain de Jean d’Ailly et de son élève Jean de Gerson, formé dans l’université de Paris à la Natio Anglicana (Paris) de 1370 à 1374 d’où il sort maitre es arts, entre au monastère de Groenendael en 1377. Son importante œuvre a joué un rôle fondamental au sein de la Devotio Moderna. Son influence sur Thomas a Kempis est certaine. Et la pensée qu’il développe dans ses écrits est certainement à rapprocher de l’Imitation. Cf. Jean de Scoohoven , sa Vie son Œuvre de A.Gruijs docments.irevues.inist.fr/ bitstream/ handle/2042/31690/TEXTE.pdf
[6]Pour en savoir plus cf. Les Bénédictins de St Paul de Wisques (note 125) et entre autres deux autres sources :
http://editionenligne.moncelon.com/Ruusbroec.pdf http://voiemystique.free.fr/ruysbroeck_vie_pl.htm - _ftn2
[7] Selon l'Encyclopædia Britannica /Geert Groote, il aurait mis sa maison à leur disposition.
[8] Georgette Epiney-Burgard: Gérard Groote, fondateur de la Dévotion, Moderne-Revue des Sciences Religieuses Année 1997 Volume 71Numéro 3 pp 345-353-http://www.persee.fr/doc/rscir_00352217_1997_num_71_3_3412 etGérard Groote, fondateur de la Dévotion, Édit. Brepols, Turnhout-Belgique 1998
[9] Accueil > l’Encyclopédie catholique > W > Windesheim
[10] Robert Coste, Professeur aux Facultés Catholiques de Toulouse et à l'Université Catholique de Louvain in Loi Naturelle et Loi Évangélique.
http://www.nrt.be/docs/articles/1970/921/1335Loi+naturelle+et+loi+évangélique.pdf
[11] Henricus Sommalius, père au collège jésuite de Lille édita une première fois le manuscrit de 1441 à Anvers en 1599.
[12]O. Spores, L’Imitation de Jésus-Christ, Introduction et traduction, Édit. Bibliothèques des Amitiés Spirituelles Paris 1977 réédition de Édit. Sun 1948. Traduction du Codex Kempenensis dit Manuscrit de Bruxelles, copie de T. a Kempis signée datée et datée 1441.
[13] Dans la préface de sa traduction, Lamennais ne fait pas mention du manuscrit qu'il a traduit. Il parle de celle de Marcillac de 1612 comme la plus proche de l'original (?) sans pour autant attribuer cet original à T.de Kempen.
[14] Souligner pour mise en évidence.
[15] Et plus : http://www.girolle.org/general/liste/telecharger.php?id=rs_ic · Fichier PDF
[16] Pour une étude des différentes thèses voir le site de l'Église Gallicane : http://www.gallican.org/gerson4.htm. Cette église soutient la thèse gersoniste.
[17] Pour en savoir plus sur les éditions des différents manuscrits de l'Imitation voir Yann Sordet :
http://www.academia.edu/9487840/Formes_éditoriales_et_usages_de_l_Imitation_de_Jésus-Christ_XVe_XIXe._
[18] A noter que c’est la période où Corneille ‘collabore’ avec Molière qui séjourna six mois à Rouen avec la troupe (non encore la sienne) de Madeleine Béjart. Rouen ville de naissance et où s’était retiré en disgrâce l’avocat-dramaturge en grand besoin d’argent. Une thèse récente qui est en train de s’affirmer fait de l’auteur du Cid, l’auteur des textes des comédies dites de Molière, tandis que Molière parfaitement au fait du goût de son public en serait outre le metteur en scène, l’inventeur de l’intrique, du synopsis.
Sainte Brigitte de Suède - Catherine de Sienne
Sainte Brigitte (1302/3-1373) est née en un lieu qui fut le point de départ au XIème siècle du christianisme en Suède, Uppland, à l’ouest du pays. Birgitta Birgersdotter est la fille de Birger Petersson, un des plus riches propriétaires fonciers de Suède. Elle appartient de par sa mère à la famille royale. Vers l’âge de 14 ans, entre 1315 et 17, elle est mariée au Sénéchal (gouverneur) Ulf Gudmarsson, Prince de Néricie, plus âgé qu’elle de 18 ans. Elle lui donne huit enfants après qu’elle l’a obligé à un an (ou deux?) de chasteté. Alors qu’elle est en travail de son dernier enfant, elle entend la voix du Crucifié et la Vierge lui apparaît.
Elle poursuit alors une vie de recluse dans son domaine, se vouant à la pauvreté et distribuant robes et bijoux.
En 1335, elle se rend à Stockholm où elle est nommée surintendante de Blanche de Namur (non Nemours) que le roi Magnus (non Erikson) IV de Suède et VII de Norvège, épousera en 1336. Brigitte exercera une forte influence sur le couple royal.
Entre 1341 et 43, Brigitte avec son époux Ulf Gudmarsson effectue le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle. Retour en Suède, son mari se retire à l’Abbaye Cistercienne d’Alvastra où il mourra un an plus tard en 1344[1]. Elle partage tous ses biens et ceux de son mari entre ses enfants. Elle mène une vie ascétique jusqu’à la mortification. Elle fait des miracles. Et les visions qu’elle a commencé à avoir dès son enfance sont de plus en plus fréquentes. La Sainte Vierge et son Fils lui parlent et lui font des révélations sur leur vie. Elle a la vison du Christ en gloire entouré des anges et des saints répondant aux questions que lui fait un homme pieux. En extase, le Christ lui apparaît, la Vierge Marie à ses côtés, qui lui dit : « Afin que le vin ne vienne pas à manquer, je planterai une nouvelle vigne dans laquelle tu porteras les ceps de mes paroles ».
Elle fonde en 1344, l’Ordre du Saint sauveur dont l’abbaye mère est à Vadstena (ou Wadstein) où s’installe avec elle les premières Brigittines. Sa fille, Ste Catherine, viendra y déposer les reliques de sa mère en 1374. Cet ordre qui obéit à la règle de Saint Augustin est voué à l’humilité, la pauvreté et la chasteté.
En 1347 (ou 49 ou 52?), alors qu’elle n’a eu cesse de demander au pape Urbain V qu’il revienne à Rome où la Basilique Saint Pierre et Saint Jean de Latran sont à l’abandon depuis l’installation du Saint siège en Avignon en 1308, , elle se fixe elle-même définitivement dans la ville éternelle (Place Farnèse) en obéissance à la parole reçue de Jésus, et cela bien que ce soit déclarer la même année en Italie du Nord la Grande Peste Noire qui va s’étendre sur tout l’Europe entre 1347 et 1352. Elle soigne les malades, en guérit et en convertit.
En 1350, sa fille, Sainte Catherine, la rejoint. Elles mènent toutes deux une vie monastique dans l’indigence pécuniaire. Elles parcourent l’Italie de Milan à Naples en faisant halte à Assise où Jésus parle à Brigitte de « son serviteur François » et de l’Indulgence de la Portion cule[2]. Au dernier jour de son pèlerinage, à Sainte Marie-des-Anges, Saint François près du Seigneur lui parle d’humilité et d’obéissance.
Jusqu’en 1372, elle continue de mener une vie faite de prières et d’œuvres pieuses accomplies dans l’humilité quand elle se ne consacre pas à l’éducation et l’édification de ses enfants. Puis, elle part pour la Terre Sainte accompagnée de sa fille. Elle meurt à Rome le 23 juillet 1373 à l’âge avancé de 70 ans. Elle sera canonisée en 1391 par le pape Boniface IX. Elle est la patronne de la Suède et des pèlerins, et copatronne de l’Europe depuis 1999.
Dans ses Révélations Célestes et Divines sont transcrites ses visions et ses expériences mystiques, les paroles de la Vierge et de Jésus, des prophéties et des recettes de médicaments (Brigitte avait fondé un petit hôpital avec son mari). Elle ne parle pas en son nom mais il est question de Sainte Brigitte et d’elle à la troisième personne (?). Le Christ parle, Lui, à la première personne, en s’adressant à l’Épouse. Il lui fait des recommandations, comme par exemple d’aller à Rome.
Un ancien vicaire général traduisit ces révélations pour la première fois du latin en français (Édit. Gaumes frères, Paris 1834). Il nous dit dans sa préface qu’elles ont été écrites par la sainte en sa langue maternelle[3], et que « le style (en latin, ndlr) du XIVème siècle est dur et fort incorrect … la copie du XVIIème siècle infidèle ». Il nous apprend aussi que « ce fut Alphonse, ancien évêque de Jéna, qui partagea le volume des révélations en huit livres, auxquels le vénérable Pierre, prieur d’Alvastre, qui les avait reçues de la sainte et les avait traduites en latin, en ajouta quelques autres omises par Alphonse… Le recueil complet des révélations de Sainte Brigitte a été imprimé pour la première fois à Lubeck en 1492. Il le sera ensuite ensuite à Nuremberg en 1521, à Rome en 1521, 1606 et 1608».
Catarina Benincasa (1347-1380) et sa sœur jumelle qui mourra très jeune sont les avants derniers enfants d’une très nombreuse famille siennoise qui en a compté vingt-cinq. Son père est teinturier, sa mère, Lapa, fille d’un matelassier et poète apprécié. Ils appartiennent à la moyenne bourgeoisie. Elle nait au moment où la Grande Peste Noire commence ses ravages par l’Italie, et que débute une guerre qui partage déjà l’Europe et dont personne ne peut se douter qu’elle durera cent ans.
D’un tempérament vif, d’une nature que tout le monde dit enjouée, elle dira d’elle-même que sa « nature est feu ». Très tôt, sa vocation spirituelle se manifeste par des visions. A six ans, le Christ en majesté lui apparaît pour la première fois. Dès l’âge de sept ans, elle consacre sa virginité au Christ. Tout au long de son enfance, elle mène une vie d’austérité, de privations et de mortifications, contrairement au vœu de ses parents qui souhaitent la voir mener une vie ‘normale’ et veulent la marier. Pour s’enlaidir, elle se prive tant de nourriture et de sommeil que ses parents en viennent à craindre pour sa santé mentale. Devant sa résistance tenace, mais aussi devant l’évidence de ses dons et même de ses pouvoirs médiumniques, ils cèderont à sa volonté inébranlable de mener une vie consacrée.
En 1363 (?), elle demande à entrer dans l’ordre dominicain mais sa nature exaltée, ses crises d’extases cataleptiques, inquiètes. En 1367, elle est enfin acceptée dans le tiers-ordre laïque des Sœurs de la Pénitence de Saint Dominique. Elle revêt la robe blanche sous le grand manteau noir des mantellate. Elle suit son noviciat chez les sœurs, assiste aux offices, et le reste du temps s’enferme dans sa chambre pour prier. L’augustin Guillaume Flete (1320 env.-1390) devient à partir de cette date son conseiller théologique.
A la fin du noviciat qui dure un an, elle doit prononcer un seul des trois vœux, le vœu d’obéissance, selon la règle du tiers-ordre des Frères et Sœurs Pénitents, instaurée par le maÏtre de l’ordre, Muño de Zamora en 1285.
En 1366 (ou 68?), vers l’âge de 19 ans, alors que les rues de la ville résonnent de la fête du carnaval, elle a la vision d’un cortège de saints mené par le Christ qui la choisit pour épouse. C’est sa première expérience de mariage mystique. Elle en aura une seconde par les stigmates. Cette union nuptiale est à entendre en son sens étroit, celui d’une union à la présence divine et non pas seulement dans le sens large d’une relation en laquelle le Christ apporte sa parole, son réconfort et son soutien. Le Bien-aimé lui remet l’anneau d’union nuptiale. Comme ses sœurs, elle soigne les malades, les lépreux, porte assistance aux pauvres. Ses états de transe qui la saisissent et paralysent son corps lui font mauvaise réputation.
En 1370, elle entre dans un état prolongé d’extase durant lequel se manifesteront les visions de l’enfer, du purgatoire et du paradis. Ayant reçu la recommandation d’entrer dans le monde, elle s’entoure de sa « belle brigade » ou sa « famiglia », ses premier(e)s disciples et entame une vie d’apostolat tout en allant apaiser les malades de la peste. Sa réputation dépasse rapidement le cadre de la ville. Elle dicte des lettres de conseils spirituels à qui la sollicite. Le pape Grégoire XI, qui a entendu parler d’elle, missionne auprès d’elle Alfonso de Valdaterra, le confesseur de Sainte Brigitte de Suède qui s’est fixée à Rome. Des frères dominicains viennent à elle aussi. Notamment, Bartolomeo di Domenico, professeur de grammaire à Sienne, qui sera son confesseur habituel et lui prodiguera des rudiments de théologie. Il l’accompagnera dans ses missions à Lucques, Pise et en Avignon.
En 1374, le Chapitre Général de l’ordre lui assigne prudemment un directeur de conscience, Raymond de Capoue, pour éviter toute ‘déviance’. Raymond de Capoue, qui deviendra Général de l’ordre, restera un fidèle compagnon tout au long de la courte vie de la sainte dont il sera le premier biographe.
En 1375, elle prend parti dans les conflits politiques, rencontre légats et prélats, écrit aux princes et gouverneurs des grandes villes italiennes. Et tente d’intervenir dans la révolte des états pontificaux contre le pape. Grégoire XI lui confie la mission d’obtenir la neutralité de Pise et Lucques dans le conflit qui l’oppose à Florence. A Pise, elle prêche la croisade et souhaite le martyr (http://www.dominicains.ca/ Histoire/Figures/sienne.htm- °.
En 1376, les représentants de Florence lui confient la mission de se rendre en Avignon pour préparer une conciliation avec le pape Grégoire XI. Comme l’avait fait sa contemporaine Sainte Brigitte de Suède, elle conforte le Saint Père dans la décision qu’il a déjà prise en 1372 de retourner à Rome; Ce qu’il fera cette même année 1376 (ou1377?) malgré la réticence de ses cardinaux français qui préfèrent la dolce vita du Comtat à la tumultueuse Rome.
Engagée dans la réforme de l’Église, et formant le dessein d’une nouvelle croisade pour réunifier la chrétienté, Catherine se rend ensuite auprès du Duc d’Anjou, Louis 1er Valois, second fils de Jean le Bon, frère de Charles V, Roi de Naples et futur régent de France. L’influence de Catherine est grandissante. Dans la vision de sa réforme, Catherine voyait une Église gouvernée par des âmes pures et simples et non par des prélats par trop attachés à leur sinécure, envers lesquels elle demandait d’agir sinon avec tolérance du moins avec charité:
« La charité ordonne que vous agissiez ainsi, et je veux que vous traitiez de la même manière mes ministres peu exemplaires, dont les mains sont souillées et les vêtements déchirés par le défaut de charité, mais qui vous portent de grands trésors, c’est-à-dire les sacrements de la Sainte Église, par lesquels vous recevez la vie de la grâce.» (Traité de la Prière II-cxx-).
Sa réforme est d’ordre moral non ecclésial. Elle n’est pas réformiste comme un Wyclif; Elle ne remet en cause ni la hiérarchie ecclésiastique, ni son rôle, ni la suprématie du pape.
Début 1377, elle est de retour à Sienne après un séjour à Gênes. Elle fonde le Monastère Sainte-Marie-Des-Anges en lieu et place du château que la ville lui a offert. A l’automne, ne sachant ni lire ni écrire, elle dicte à des membres de la famiglia son Dialogue ou Traités de la Divine Providence. Une œuvre qui aura une répercussion considérable dans la chrétienté.
Depuis des années, à l’instar de Sienne, plongée dans des troubles politiques importants, toute l’Italie est sujette à des soulèvements populaires. La révolte des laissés-pour-compte de la manufacture de la laine et du textile, qui fait la richesse de la ville de Sienne, connue sous le nom de « Tumulte des Ciompi », les plus pauvres des salariés, oblige l’entourage de la Sainte à l’évacuer momentanément de la ville, malgré elle. Catherine aurait préféré connaître « la rose rouge des martyrs ». La révolte des Ciompi est réprimée dans le sang mais les révoltés obtiendront quand même d’être représentés au sein de l’Art de la Laine, l’une des 7 grandes corporations sur lesquelles repose la puissance de la ville.
Florence, elle-même, est en pleine lutte de pouvoir entre les grandes familles oligarques, les Albizzi et Alberti (les Médicis domineront 50 ans plus tard). Grâce à Catherine qui a joué un rôle déterminant, la paix entre le pape et Florence sera signée mettant fin à La Guerre des Huit Saints qui a duré trois ans entre la papauté et la patrie de Dante (1265-1321). Urbain VI, le nouveau pape, lève son interdit de célébrer les sacrements dans la cité florentine. En contrepartie, celle-ci doit verser 230000 florins et rendre leur autonomie aux états pontificaux.
Mais le répit est de courte durée. Le Grand Schisme se déclare en 1378, à la mort de Grégoire XI. Le pape avait quitté Avignon l’année précédente pour Rome. Mais la ville de St Pierre devenue incontrôlable, en proie à des soulèvements permanents, il était allé rapidement se réfugier dans sa résidence d’été d’Anagni[4]. Il revient néanmoins à Rome et y meurt. Un nouveau pape est élu, Urbain VI . Quelque mois plus tard, avant la fin de l’année, les cardinaux français, se retirent au Royaume de Naples et élisent un autre pape, un français, Robert de Genève, qui sous le nom de Clément VII s’installe en Avignon et devient le premier antipape du Grand Schisme (voir Evènements Majeurs). Catherine repart pour Rome porter son soutien au pape Urbain VI qui lui a demandé son appui. Catherine s’oppose à l’antipape par une importante correspondance adressée aux membres influents de l’Église, et appelle ses disciples de plus en plus nombreux à se joindre à elle. Elle œuvre également pour la réconciliation de l’État du Vatican et de la République Romaine.
Les mouvements de foules qui soulèvent l’Italie se nourrissent de cette crise de l’Église. Les États Pontificaux qui vont du nord de la péninsule au Royaume des Deux Siciles au sud en passant par la Lombardie et les terres qui, au centre, longent la côte adriatique en contournant la Toscane, n’ont jamais accepté d’être administrés par des Français nommés par un lointain pape en Avignon. Le schisme scinde l’Europe en deux camps. D’un côté, l’empereur du St Empire et la Hongrie qui soutiennent Rome ; de l’autre côté, la France, l’Espagne (royaume de Castille), la Reine Jeanne de Naples qui soutiennent la papauté d’Avignon. D’un côté comme de l’autre, s’engagent ou sont engagés des condottières tels le puissant Bernardo Visconti de Milan antipape ou l’anglais John Hawkwood papiste. Les combats sont sanglants qui font de nombreux morts et prisonniers et donnent parfois lieu à des massacres comme celui de la ville de Cesena, resté dans les mémoires. La Guerre des Guelfes et des Gibelins, les Wells papistes, contre les Ghibelli antipapistes, a laissé de profondes cicatrices. La Grand Peste qui a ravagée la population européenne au milieu du siècle sévit encore par intermittences. La Guerre de Cents Ans qui divise le continent partagé entre pro-anglais et pro-français pour la succession de la couronne de France, devient le substrat sur lequel viennent s’agglomérer tous les conflits.
Pour autant, malgré cette agitation extérieure dans laquelle elle s’engage, Catherine s’approfondit en la vie intérieure. Elle déclarera à Raymond de Capoue (1318-1399), son directeur de conscience, avoir reçu en 1375 pour le Carême, à Pise, les stigmates. Seconde manifestation de son mariage mystique. Les stigmates sont considérés comme un signe extérieur de cette union spirituelle. Mais la prière de Catherine sera exhaussée: Ses stigmates ne seront pas visibles, selon ce que rapporte de cette confession le Maître Général de l’ordre, l’une de ses principales sources de sa biographie. A cause de l’opposition des franciscains pour qui le seul stigmatisé est alors Saint François, ceux de Catherine ne seront reconnus par l’Église qu’en 1630 comme stigmates lumineux et non sanglants[5]. Ses extases en public ou en privé sont fréquentes.
Après une agonie de trois mois dont on ignore la cause, elle meurt en 1380 à l’âge de 33 ans au terme d’une vie courte mais épuisante par son action publique autant que par ses privations. Elle n’absorbait dans ses derniers mois que l’hostie de l’eucharistie. Elle est canonisée en 1461. Elle est déclarée sainte patronne de Rome en 1866, et de l’Italie en 1939. En 1970, pour son œuvre écrite, elle est reconnue Docteur de l’Église après sainte Thérèse d’Avila (1515 - 1582) et avant Sainte Thérèse de Lisieux (1873 - 1897) en 1997.
Les symboles qui accompagnent Catherine sont le lys, symbole de pureté (virginité) et le livre, symbole de la connaissance, ou la couronne d’épines, symbole de la Passion partagée, et le cœur, symbole de l’union nuptiale. On montre souvent la sainte avec ses emblèmes dans ses représentations picturales.
Durant sa vie publique, Catherine n’aura pas particulièrement fait preuve de sens. Elle n’aura pas forcément pénétré les arcanes des milieux du pouvoir, saisi leurs jeux d’influences; En un mot, elle n’aura pas été une politicienne et même aura-t-on usé d’elle pour s’attirer ses faveurs et par là bénéficier de l’aura qui l’entourait. Des historiens comme R. Fawtier et L. Canet remettent en cause l’importance du rôle public joué par Catherine tant dans ses médiations dans les conflits qui opposaient le pape aux princes et seigneurs d’Italie et d’Europe, dans le retour du pape à Rome que dans la réforme de l’Église[6]. Mais ayant pressentie le schisme, elle aura mis toute son ardeur, tout son « feu », son pouvoir de conviction à la fois au service d’une Église qu’elle aura voulu unie et réformée et qu’elle a vu et vécu déchirée, et à la fois au service d’une Italie en perpétuelles révoltes, soulèvements populaires, affrontements des gouverneurs et des grandes familles, plongée dans les ravages de la peste et des combats sanglants ; une Italie qu’elle voulut voir réconciliée et vivre dans la même paix que celle qui était en son cœur.
Le Dialogue ou Traités de La Divine Providence a fort probablement était dicté par Catherine à l’automne 1377. Dicté car selon la plupart des sources, elle était sans être analphabète, illettrée. Sa connaissance de la lecture était élémentaire et elle ne savait pas écrire ou difficilement. La Catholic Encyclopeadia dans l’article qu’elle lui consacre fait état d’un apprentissage miraculeux de l’écriture en 1377. Le noviciat chez les Pénitents l’a introduite à la vie apostolique et l’a initiée à la vie érémitique (bases du noviciat dominicain) mais ne lui a sans doute pas apporté l’instruction nécessaire à la rédaction de traités. Les connaissances théologiques en tant qu’issue d’une discipline universitaire et qu’elle a reçues de son ami, le frère Bartolomeo di Domenico, sans des études approfondies ne pouvaient être que rudimentaires, quelle qu’ait pu être son approche directe du divin.
Pourtant, cet ouvrage, qui aura un retentissement considérable sur les spirituels et religieux chrétiens est d’une profondeur intellectuelle telle qu’il fera poser la question de son authenticité. La curie par l’élévation de Catherine au titre de Docteur de l’Église 1970 a probablement voulu écarter tous les doutes sur son authenticité.
L’ouvrage se compose de quatre traités : Traité de la Discrétion, de l’Oraison I & II ou Traité des Larmes, de la Providence et de l’Obéissance, qui correspondent aux quatre questions que l’âme en union à Dieu pose et auxquelles Il répond: « Une âme, avide de la gloire de Dieu et du prochain, s’applique humblement à la prière ; elle adresse quatre demandes à Dieu, lorsqu’elle lui est unie par la charité » (Dialogue I.). Un cinquième traité, Traité de la Perfection, est apocryphe. Si le fond est le même, il diffère par la forme. On pense qu’il a pu être une retranscription d’un de ses prêches. Selon les éditions, y sont incluses ses oraisons retranscrites par ses disciples, ou sinon, celles-ci le sont dans sa correspondance.
Aucun manuscrit n’étant olographe, rien n’atteste que la pensée exprimée dans le Dialogue soit parfaitement d’elle dans son expression, sa terminologie, voire dans les thèmes.
Ces thèmes sont dans le droit fil de la doctrine dominicaine:
Auxquels viennent s’ajouter :
« Femme de désirs; femme de contrastes; toujours tenace. Du désir, elle a beaucoup parlé. Et elle a beaucoup, puissamment désiré. Le thème du désir court à travers tout le Dialogue... Souvent le mot s’accompagne d’un adjectif lui-même très fort : désir « grand, très grand, saint, continu, infini, doux, anxieux, amoureux, ardent, douloureux ». Le désir recouvre évidemment plusieurs réalités… Il est principalement désir de l’honneur de Dieu et du salut de tous les hommes. Mais, pour cette femme de prière, il est aussi la meilleure, l’unique façon de prier sans cesse…C’est le désir qui provoque la prière. Désir de l’amour de Dieu, de l’union avec Lui, et qui mène à l’Eucharistie…La prière de Catherine est prière de mystique : prière complète. Pour l’amour de Dieu, elle prie en expiation pour tous les hommes, pour l’Église, pour son Ordre qui a besoin de réforme. Et pour l’amour des hommes, de l’Église, de son Ordre, elle supplie Dieu de faire miséricorde. »[7]
De manière plus générale, dans un style imagée, la mystique de Catherine s’inscrit sans défaut dans la tradition de la mystique et de la doctrine chrétienne:
Le salut par les œuvres (pénitence, charité, prière, renoncement et pauvreté, liturgie), et le salut par la foi (l’amour dans la tradition augustinienne);
« Je te montrerai par les trois états de l’âme les larmes imparfaites qui viennent de la crainte. Mais avant je t’expliquerai celles que répandent les hommes coupables du monde : ce sont des larmes de damnation. ‘Les secondes larmes sont celles de la crainte, celles de ceux qui fuient le péché pour éviter le châtiment et qui pleurent par crainte. »
Les troisièmes sont celles de ceux qui, purifiés du péché, pleurent avec douceur en commençant à me goûter et à me servir. Mais, parce que leur amour est imparfait, leurs larmes sont encore imparfaites. Les quatrièmes sont celles de ceux qui sont arrivés à la perfection de la charité du prochain, en m’aimant sans intérêt pour eux-mêmes. Ceux-là pleurent, et leurs larmes sont parfaites. Les cinquièmes sont mêlées aux quatrièmes; ces larmessont d’une douceur extrême, et il ya une grande charrue à les répandre, comme je te le dirai bientôt. Tes larmes amères et celles de mes serviteurs peuvent obtenir que ma miséricordieuse bonté dissipe les ténèbres » (Traité de la prière II-cxvi-11).
373 lettres dictées dont 250 ont été authentifiées qui peuvent se répartir en deux grandes catégories, politique et spirituelle. Adressées aux princes, aux prélats et tout autant aux humbles et bien sûr à ses disciples, dans un style dans lequel transparait une personnalité libre, déterminée et directe, elle y aborde ses thèmes de prédilection comme la réforme de l’église, la croisade, l’unité derrière le pape ou bien de manière plus personnelle, elle parle intimement à son correspondant, de sa foi, de sa conversion, l’invite à pratiquer les vertus, la charité.
[1] Certaines sources le donnent comme prononçant ses vœux dès 1331 et entrant en cette abbaye.
[2] « L'indulgence de la Portioncule ou du Pardon d'Assise ou encore du Saint Pardon est cette indulgence plénière, que l'on peut gagner, toties quoties, moyennant les conditions requises, par la visite faite du 1er août à midi au 2 août à minuit de tout oratoire public à qui cette faveur a été accordée par privilège apostolique. » http://philippe.harambat. pagesperso-orange.fr/prieres/
indulgence portioncule.htm.
« Indulgence : c'est une remise devant Dieu de la peine temporelle due pour les péchés, déjà effacés quant à la faute, que le fidèle, bien disposé (et à certaines conditions déterminées) reçoit pour lui ou pour les âmes défuntes. » (Code de droit canonique de 1983, canon 992.)
Les indulgences sont dites partielles ou plénières selon qu'elles libèrent en partie ou totalement de la peine temporelle due pour les péchés. (Canon 993).
[3] Original qui n'en est pas moins perdu. Dans la quatrième de couverture de l'Édition (?), ses révélations sont dites recueillies par un abbé(?).
[4] L'attentat d'Anagni a eu lieu en 1303: Le gibelin Sciarra Colonna, de la puissante famille des Colonna de Rome, ayant prise possession du domaine pontifical avec ses troupes aurait malmené, giflé(?) le pape Boniface VIII.
[5] Madeleine de Pazzi (1566-1607) recevra en 1584 les stigmates, mais selon la même prière, ceux-ci ne seront pas visibles. Dans son ouvrage Les Stigmatisés (Paris, Le Cerf, 1996), l’historien Joachim Bouflet remarque que les stigmatisés sont souvent des femmes et souvent réduites au silence. Il cite entre autres Osanna Andréasi (1449- 1505), Juanna de la Cruz (1481-1534), Catherine de Ricci (1522-1590), Véronique Giuliani (1660-1727), Domenica Lazzeri (1815-1848), Thérèse Neumann (1898-1962), Marthe Robin (1902-1981), un homme, Padre Pio (1887-1968),
6 R.Fawtier et L.Canet La double expérience de Catherine Benincasa (sainte Catherine de Sienne) Paris, Gallimard, 1948. Dans ce même ouvrage iconoclaste, les auteurs ne croient pas à l'illettrisme de Catherine et considèrent l'hagiographie de Raymond de Capoue comme peu fiable, un embellissement.
[7] Sœur Françoise-Thérèse du Monastère d'Etiolles-Dominicains
Sainte Catherine de Sienne Cerf, 1980
© 2012 Les Dominicains of Canada-
http://www.dominicains.ca/Histoire/Figures/sienne.htm
Les Ordres - Le Nuage d'Inconnaissance - Richard Rolle -
Walter Hilton-Julianne de Norwich - Margery Kempe
Si l’auteur de The Cloud of Unknowing a bien été un moine chartreux anglais, il y aurait là une ironie du sort au vu du retentissement de l’ouvrage, car l’Ordre des Chartreux n’a jamais connu un grand développement en Angleterre, comparé aux ordres bénédictin et augustinien. Sans doute, que ce peu d’impact sur la terre anglaise est dû à l’austère mode de vie de quasi reclus que menaient ses moines, retirés la plupart du temps dans leur cellule, mangeant en silence, ne se rendant aux offices que trois fois par jour.
La plus ancienne implantation de l’ordre cartusien en Angleterre est l’Abbaye de Notre-Dame de Witham (Bath, Somerset) fondée vers 1178; Vient ensuite La Chartreuse de Hinton, fondée en 1227, également dans le Somerset (Sud-est Angleterre) ; puis La Chartreuse de Londres fondée en 1370, puis La Chartreuse de Mount Grace dans le Nord Yorkshire (Nord-Ouest), qui ne fut fondée qu’à la fin du XIVème siècle, en 1398. Toutes furent fermées en 1539 par Promulgation des Six Articles sur l’Église Anglicane sous Henri VIII (Voir Renaissance/Réformes/ Anglicanisme). Seule subsiste actuellement la Chartreuse de St Hugh dans le Sussex, fondée en 1873 par des chartreux chassés de France par les lois anticatholiques de la IIIème République. Ils seront suivis par une centaine d’autres moines après le Concordat de 1905.
Les Cisterciens connurent une tout autre extension. Dès la conquête par le normand Guillaume le Conquérant en 1066, rapidement de nombreuses abbayes s’implantèrent développant un style architectural propre anglo-normand. Les dernières abbayes construites furent en 1278, le Buckland Abbey, près de Plymouth (nord-ouest) et en 1296 Whalley Abbey dans le Lancashire (nord-est). (voir Art Roman/ École Cistercienne).
En 1224, le frère Angelo da Pisa accompagné de trois autres frères et de quatre convers établit l’Ordre Franciscain à Londres. Un monastère fut fondé ensuite à Oxford où certains moines enseignèrent à l’université. De là, le mouvement franciscain va s’étendre rapidement. Le scolastique anglais Alexandre de Halès (1185-1245) qui enseigne à Oxlord et à Paris entre dans l’ordre des frères mineurs en 1236. Parmi les scolastiques de l’ordre qui ont laissé leur nom, on peut citer Grossetête (†1253) Adam Masch (†1257) et Roger Bacon (†1294).
L’Ordre Dominicain s’établit à Oxford en 1221. Les dominicains développèrent comme dans le reste de l’Europe leurs monastères et surtout leurs écoles. En 1539, sous Henri VIII (†1547), avec l’apparition de l’Anglicanisme au XVIème siècle, les monastères vont être fermés. Nombre de dominicains s’exilèrent, d’autres entrèrent dans la clandestinité et continuèrent de prêcher ; certains d’entre eux furent arrêtés. Sous Cromwell, au XVIIème siècle, les monastères seront détruits.
Outre l’auteur anonyme du Nuage, quatre noms dominent la mystique anglaise au Moyen-âge : Richard Rolle, Julienne de Norwich, Walter Hilton et Margery Kempe.
Le Nuage d’Inconnaissance (The Cloud of Unkowing) est un ouvrage mystique anonyme, écrit en moyen anglais vers le milieu du XIVème siècle. A supposer que l’auteur du Nuage fut bien un chartreux, il aurait été soit un moine de Mount Grace au Nord-est de l’île, ce qui rendrait la rédaction du Nuage plus tardive, soit plus probablement de Witham ou Hinton dans le Somerset.
Le thème en est l’initiation d’une moniale par un moine, fort probablement un chartreux. Il l’oriente sur le chemin de l’union à Dieu qui se réalise dans un nuage d’inconnaissance, auquel l’âme parvient lorsque a cessé toute volition, toute production de pensée et d’image dans l’oubli d’elle-même.
« Le rôle du « nuage de l’oubli » est précisément de couvrir l’activité discursive de l’entendement pour pouvoir permettre à l’homme d’accéder à Dieu par l’ « amour ardent », la partie affective de l’âme. L’esprit reste alors dans le nuage d’inconnaissance, tandis que l’âme, dans sa partie supérieure, pénètre ce nuage et le traverse pour atteindre Dieu. L’âme est
absorbée par la divinité avec qui elle finit par se confondre[1]».
La voie spirituelle qu’enseigne le Nuage est la voie de l’amour et non la voie de la connaissance (rapporté à la tradition hindouiste, voie de la bhakti et voie de jñana). L’auteur est réactif envers toute approche intellectuelle, spéculative, car Dieu reste toujours incompréhensible. Il prône une approche non pas sensitive car toute sensation comme toute pensée doit être abolie, mais une approche sensible. La part sensible de l’âme doit se convertir en amour par le désir de dieu:
« [Marie de Béthanie] demeurait assise et tout silence dans son corps, avec de doux élans secrets et son fervent amour se pressant contre ce haut nuage d’inconnaissance entre elle-même et son Dieu. » (Nuage, Chap. 17).
Marie est alors en ce « nuage de l’oubli » qui approche du « nuage d’inconnaissance » et vers lequel elle se presse. Nuage d’inconnaissance accessible en la troisième part de vie, au-delà de la part active de vie (Marthe) et de la part contemplative (Marie). (Voir ci-après ‘Actifs et Contemplatifs’)
L’inconnaissance dans laquelle est plongée l’âme, au-delà de toute cessation d’activité mentale, est un état intermédiaire, un état de conscience altérée qui rend l’âme disponible à l’ouverture au divin (la grâce) par la conversion même de son amour pour Lui. Il serait une stase vécue, avant que l’âme ne se confonde avec la divinité (déification), en approche de l’Abgrund eckartien ou de l’inconnaissance absolue enseignée par Nisargadatta Maharaj, ‘but’ ultime de la démarche spirituelle. Il ne saurait être rapproché de la notion bouddhiste de Sunyata entendue comme vacuité-interdépendance, essence de toute chose.
« Laisse ce partout et ce quelque chose, et abandonne-le pour ce nulle part et ce rien…Ce rien, peut mieux être senti par expé-
rience, plutôt que vu car il est tout aveugle et tout obscurité à ceux qui n’ont que brièvement jeté les yeux sur lui. Et pourtant, pour parler plus près de la vérité encore, une âme est plus aveugle en lui par l’abondance et l’excès de lumière divine, qu’elle n’est aveugle par la ténèbre ou le manque de lumière corporelle. Or, quel est-il, celui qui l’appelle un rien ? Assurément, c’est l’homme extérieur, et non pas l’homme intérieur. Notre homme intérieur l’appelle un Tout, car par lui, il apprend à connaître la raison de toutes choses corporelles et spirituelles,
sans aucune considération plus particulière à aucune chose que ce soit. (Chapitre 68. Traduc. Armel Guerne, Édit. Seuil 1977).
Voie contemplative qui prend Marie de Béthanie, sœur du ressuscité Lazare, comme figure exemplaire d’une intériorisation qui s’oppose à la vie active de sa sœur Marthe. Mais il ne s’agit pas vraiment d’opposition mais de degré d’avancement sur la voie spirituelle. Si Marthe s’empresse à rendre agréable le séjour de Jésus en leur demeure et si Marie reste assise, si l’une est active et l’autre passive[2], si l’une à une « bonne part de vie » et l’autre « une meilleure part de vie », « sans la première ou la seconde de ces vies, il n’est personne qui puisse être sauvé…la première, ce sont les honnêtes bonnes œuvres corporelles de charité et de miséricorde ; et c’est là le premier degré de la vie active… La seconde part de ces deux vies, ce sont les efficaces méditations spirituelles de l’homme sur sa propre misère, la passion du Christ, et sur les joies du ciel. La première part est bonne, et cette seconde meilleure : car
« là est le deuxième degré de la vie active et premier de la contemplative ; en cette part, l’une et l’autre vie, la contemplative et l’active, sont ensemble couplées en parenté spirituelle…entre ces deux vies, néanmoins,…la troisième part de ces deux vies repose en haut, en cet obscur nuage d’inconnaissance, avec
tous les élans et le secret empressement de l’amour vers Dieu en soi-même[3]».
Cet enseignement se situe dans la pure veine de l’apophatisme du Pseudo-Denis, et la place accordée à la contemplation, opposée à la spéculation scolastique, le rapproche de la mystique victorienne que Guillaume de Champeaux au XIIème siècle soutenait face aux premières manifestations de la scolastique. Il annonce la « docte ignorance » d’un Nicolas de Cues (1401-1464) et la mystique espagnole du XVIème siècle, notamment la nuit obscure de Saint Jean de la Croix (1542-1591). Sans évoquer les notions d’Abgrund, de néant, de dénudement de l’âme de la mystique rhénane, la source la plus directe serait cartusienne:
« Tout conduit à penser (le style, l’inspiration, les références) qu’il s’agit vraisemblablement d’un chartreux. Le religieux inconnu puise ses sources chez Guigues I qui fut prieur de la Grande Chartreuse, et sa
présentation descriptive des différentes étapes de la contemplation mystique, centrale dans son exposé, est semblable à celle de Guigues II[4] ».
« Par ailleurs, ce qui vient renforcer cette thèse, les disciples de saint Bruno ont toujours tenu l’ouvrage en haute estime,
et c’est à eux que l’on doit la conservation et la transmission du précieux traité[5]. »
Du même moine chartreux, soucieux d’anonymat, au Nuage viennent s’ajouter Le Livre de la Direction Intime, une Lettre sur la Prière, une Lettre sur le Discernement des Élans Intérieurs, et les six traités de La Quête de la Sagesse.
Richard Rolle ou de Hampole (1290 ?-1349), né à Thornton dans une famille de petits propriétaires terriens du Yorkshire, aurait un temps suivi les cours de Thomas de Neville à l’université d’Oxford. Mais l’ardeur intérieure qui l’animait coupa très tôt tout attrait non seulement pour les questions scolastiques mais pour les choses de ce monde. Il commença une vie érémitique d’abord dans le bois puis dans le cottage d’un ami de son père qui l’accueillit et où il vécut une expérience déterminante : Il ressentit comme une chaleur intense au creux de la poitrine, qu’il décrit comme un embrassement intérieur. Cette expérience avait été précédée de quatre ans de vie de privations, contrition, purification et d’une intensification de son amour pour dieu, vécus par lui comme les deux étapes précédant l’union à Dieu. Sa vie érémitique le mena par la suite d’ermitages en ermitages pour enfin le fixer à la fin de sa vie près de l’Abbaye d’Hampole (Sud du Yorkshire) pour laquelle il aurait été le directeur spirituel des moniales. Ses ouvrages en langue vernaculaire sont d’ailleurs essentiellement adressés à un public féminin. Sa prose développe sur un style alerte un ton poétique, intime. Ses poèmes ont été réunis sous le titre Canticum amoris. Il serait le « père de la littérature en prose anglaise ». (http://www.enotes.com/topics/richard-rolle)
Nombre de ses écrits sont des commentaires des Écritures auxquels il mêle la transcription de ses propres expériences. On a souvent du mal à faire la part de ce qui est de sa main et de celles de ses disciples et de ses imitateurs. Il eut une influence certaine sur la mystique du Moyen-âge non seulement anglaise mais aussi européenne par le soutien notamment des chartreux, des brigittins (ordre de Brigitte de Suède) qui trouvent en lui un contemplatif à la dévotion ardente.
Sa réputation aux XIVème et XVème siècles fut grande. Ses manuscrits largement diffusés en Europe.
Walter Hilton (†1396) est originaire du Yorkshire comme Richard Rolle mais l’on ne sait de quel milieu il est issu. Il fait des études de droit canon et de droit civil à l’université de Cambridge. A la fin de ses études, en 1371, il est clerc au diocèse de Lincoln puis obtient le canonicat avec sa prébende à Abergwili dans le Carmarthenshire (S.0 Pays de Galles) et en 1375, on le trouve comme participant au Consistoire d’Ely[6]. Puis, il choisit la vie d’ermite qu’il mènera pendant une dizaine d’années. Au sortir de sa retraite, il est un temps tenté par la vie des chartreux mais y renonce. Il commence à être sollicité comme guide spirituel et prend position contre le réformisme de J.Wyclif dont les partisans sont fort récalcitrant aux pratiques d’une dévotion synonyme de piété, de pratique des vertus, dévotion de la Devotio Moderna à laquelle se rattache Hilton par l’importance qu’il accorde à la charité tout en donnant le primat à l’oraison.
« [Hilton] reste fidèle à l’enseignement patristique -à celui de Denys l’Aréopagite aussi bien qu’à celui des Victorins-, mais soucieux du renouveau spirituel, comme Richard Rolle qu’il a lu, et Julienne de Norwich qui, de son côté, l’a peut-être lu[7]».
Entre 1385 et 1395, il rédige dans sa langue natale du yorkshire, en deux volumes, L’Échelle de La Perfection (The Scale of Perfection), un ouvrage qui fera date dans le mouvement spirituel anglais comme manuel de conduite de vie. Ce sera un des premiers manuscrits à être imprimé en Angleterre (1494).
Attiré par la vie mixte (active et contemplative) des chanoines réguliers de St Augustin au sujet de laquelle il rédigera Sur la vie mixte (On the Mixed Life), il entre vers 1386, dans leur Prieuré de Thurgarton (Nottinghamshire). Il en deviendra prieur dans les dernières années de sa vie et y mourra.
Il est également l’auteur de La Chanson des Anges et d’une Lettre à un Dévot dans la Succession Temporelle.
« Curieusement, cet homme qui s'est imposé comme guide pour les autres a admis n'avoir jamais connu la familiarité avec le
Divin qu'il a décrite dans ses écrits».
(Christian Classics Ethereal Library : www.ccel.org/ccel/hilton)
Julienne (Julian) de Norwich (1342-1416 ?) est née à Norwich et y a mené une vie de recluse jusqu’à la fin de ses jours, ne recevant que de rares visites. A l’âge de 30 ans, lors d’une grave maladie, elle reçoit seize révélations qu’elle ne coucha sur parchemin que 20 ans plus tard. Le seigneur ne lui aurait révélé le sens de ces révélations que 15 ans plus tard[8].
« Julienne répète que ses visions lui furent accordées pour consoler
et réconforter toute personne, sans exception, pour que tous comprennent combien Dieu les aime et pour leur apprendre à s’aimer les uns les autres. Les révélations lui furent faites de trois manières :
Leur durée ne fut que de quelques heures et elles se succédèrent toutes sans interruption sauf la seizième. Ensuite, elles se renouvelèrent toutes d’une façon plus précise en un temps très court[9]. »
Ces révélations dénotent un optimisme, on serait tenté de dire un optimisme béat, qui tranche avec le pessimisme général qui habite le chrétien du Moyen-âge. Sa confiance est absolue en l’amour du christ et en son infinie bonté. Sa vision du Sauveur est toute nouvelle :
« Jésus est notre vraie Mère quant à la nature, en vertu de notre création, et notre vraie Mère par la grâce, en conséquence de son Incarnation. » (XVIème Révélation).
Ainsi que sa vision de sa Passion : Quelles que furent ses souffrances.
Il a souffert sur la Croix en éprouvant la joie de nous sauver et de nous sauver tous et sans exception. La Passion est toujours active dans le cœur du fidèle sans considération de temps ni de lieu.
Les Révélations de l’Amour Divin traitent de la création, de la prédestination, de la connaissance de Dieu, du mal, des degrés de béatitude. Elles eurent un retentissement considérable dans l’Angleterre des XVème et XVIème siècles. Et son rayonnement fut égal à ceux de Sainte Brigitte de Suède et de Catherine de Sienne.
Margery Kempe (1373- après1346) est issue d’une famille aisée de la ville de King’s Lynn (Norfolk). Son père, John Brunham, faisait le commerce de la laine avec les drapiers de Flandres. Il a été plusieurs fois maire et six fois représentant à la Chambre Basse[10]. Mariée à vingt ans à John Kempe, elle mettra au monde quatorze enfants.
Après la naissance de son premier enfant, elle est atteinte d’une dépression puerpérale grave[11] qui l’amène à avoir une série de visions du Christ dont les paroles la guérissent. Pour autant, comme les femmes de la bonne bourgeoisie anglaise de son époque, elle se lancera dans les affaires, d’abord dans la création d’un moulin à grain puis d’une brasserie, mais sans grand succès. Autant que par sa culture et sa piété, que par son ambition sociale, son besoin de réussite, de faire du profit, et que par la conscience de sa position sociale – elle est membre de la Guilde de la Sainte Trinité- Margery Kempe est représentative du rôle et du statut de la femme dans la cité à la fin du Moyen-âge.
Mais elle va progressivement désinvestir la vie mondaine pour s’engager de plus en plus dans la voie spirituelle en prônant un évangélisme social, en dénonçant même ce qui fut son orientation première, celle de son milieu mu par la recherche du gain, et dont les codes et les conventions remettaient en cause, selon elle, les bases de la société médiévale traditionnelle.
En 1408, elle fait vœu de chasteté. En 1413, elle acquitte les dettes de son mari, et l’année suivante, elle se rend à Venise en passant par Constance, puis voyage jusqu’à Jaffa et Jérusalem. Elle suit là un circuit que l’on qualifierait de nos jours d’organisé. Sur la route, dans les ports, des services plus ou moins licites mais toujours payants sont organisés pour les pèlerins: logement, approvisionnement, habits, transport. Et les navires qui sont des navires marchands embarquent également des passagers. Le pèlerinage est un business rentable.
Margery revient en Italie, à Rome, la même année. Au printemp 1415, elle rentre en Angleterre et repart quelques mois plus tard pour l’Île danoise de Zeeland[12]. Selon, certaines sources, elle se rend aussi à St Jacques de Compostelle, en Norvège et en Allemagne.
Entre 1436 et 1438, elle dicte son autobiographie qui portera le titre de Le Livre de Margery Kempe. Le manuscrit original sera perdu. Margery parle de ses visions du Christ et de Marie, de pratiques et conseils sur la vie domestique, de ses pèlerinages, et mène une critique des mœurs de son milieu social. Outre, la forte personnalité de Kempe, son esprit d’indépendance et son anticonformisme, son ouvrage contribuera aussi à lui attirer des démêlés avec les autorités ecclésiastiques qui la soupçonneront d’hérésie. Celles-ci la feront mettre en prison. Mais autant grâce à sa propre défense que grâce à la visite qu’elle fit à Julienne de Norwich qui reconnut l’authenticité de ses visions et leur orthodoxie, Margery sera finalement déchargée de toute suspicion d’hérésie.
Vers 1450, une copie du manuscrit a été faite par un dénommé Salthows[13]. Il comporte à la fin des annotations de quatre mains différentes et porte la mention « Liber Montis Gracie ». Autrement dit, cette copie a pu être faite par un moine de l’Abbaye de Mountegrace et donc un chartreux. (Voir Le Nuage d’Inconnaissance).
Le Livre de Margery Kempe est généralement considéré comme lapremière autobiographie en anglais. De ce fait, Margery Kempe serait la première écrivaine anglaise. Les principaux auteurs contemporains nés peu après elle sont Geoffrey Chaucer (ca.1343-1400), Robert (ou William) Langland (actif 1360-1387) et l’Écossais Babour (1316/1335 ? -1395). Cette biographie est aussi une véritable étude critique des mœurs urbaines, du matérialisme et du conformisme de son époque. Critique qui s’étend au clergé par trop plongé dans la vie mondaine. Sans doute, est-ce cette copie de Salthows (British Library, Additional 61823) qui est retrouvée dans le fonds de la bibliothèque de lafamille Butler-Bowden en 1934 et qui permet la première publication de l’œuvre en 1936. Deux ans plus tard, sortira une première édition en sa langue originale, le moyen anglais.
[1]Jean-Robert Armogathe: http://www.universalis.fr/encyclopedie/nuage-d-inconnaissance.
[2] Cf. Dans le Samkya, Prakriti et Purusha: "Quand l'un parle, l'autre se tait."
[3]Chapitre 21 , traduction par Armel Guerne, Édit. Seuil, Paris 1977 http://www.mauricezundel.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1691:l-le-nuage-dinconnaissance-r&Itemid=253&lang=fr
[4]Dom Guigues I de Castro (1083?-1135) dit Guigues le Chartreux, 5ème prieur de l'Abbaye-Mère de la Chartreuse à partir de 1110 et pendant 27 ans. Il rédigea les Coutumes de Chartreuse (Consuetudines Cartusiae). Jusqu'alors les coutumes de vie étaient transmises oralement depuis Saint Bruno. La rédaction de Guigues l'instaure comme véritable règle cartusienne que suivront les filles naissant de l'abbaye mère sur le mode de vie strict des érémitiques chartreux. Personnage d'une grande respectabilité dans le monde conventuel, auteur de Méditations, il fut admiré par Pierre le Vénérable et Bernard de Clairvaux. Il développa l'abbaye comme centre culturel. Dom Guigues II (1114-1193?) fut le 9ème prieur de 1173 à 1176. Dans sa Lettre sur la Vie Contemplative, Son explication de ce qu'il nomme "l’échelle des moines" en fait le fondement de la Lectio Divina du Moyen-âge.
Marie-Christine Hazaël-Massieux écrit au sujet de la publication de cette Lettre (Édit. Le Cerf ): « On ne sera pas surpris de voir traduit la plupart du temps ici par le mot prière, ce que les traités modernes, présentant la "lectio divina", rendent le plus souvent par "oraison" : le terme latin, chez Guigues comme chez les divers auteurs spirituels anciens, est bien "oratio" (qui est normalement traduit par "prière" en français). Si l'on a tendance aujourd'hui à voir dans l'oraison une variété de "prière", cette opposition moderne - et peut-être malheureuse ? - est liée au développement, dans la pratique ecclésiale des temps modernes, de temps de prière pour des pratiquants peu fervents, impliquant récitations/répétitions de paroles apprises par cœur qui sont bien éloignés de ce que dès lors nous appelons oraison ! » http://peresdelÉglise.free.fr/textesvaries/guigues.htm
N.B: Ne pas confondre les Guigues chartreux avec les Guigues de la Maison d'Albon, Comtes du Dauphiné, au même siècle.
[5]http://jean-marcvivenza.hautetfort.com/archive/2008/09/05/le-nuage-de-l-inconnaissance.html
[6] Entre autres sources: http://thurgartonhistory.co.uk/2011/08/walter-hilton/
[7] Jean-Robert Armogathe: ‘Hilton Walter (1340?-1396)’, Encyclopædia Universalis: http://www.universalis.fr/encyclopedie/walter-hilton/.
[8]http://www.seraphim-marc-elie.fr/article-sainte-julienne-de-norwich-119299974.html
[9] Et pour en savoir plus avec abrégé des 16 révélations et leur texte
http://vincent.detarle.perso.sfr.fr/catho/Sainte_Julienne_de_Norwich.pdf
[10] L'existence d'un Parlement en Angleterre basé sur le droit coutumier remonte au XIIIème siècle. Le droit coutumier lui accordait alors un pouvoir judiciaire et un droit d'avis au roi sur les questions politiques et financières (levées des taxes). Au XIVème siècle, sous Édouard III, il s'institutionnalise en gardant ses prérogatives et en renforçant le poids de ses avis par pétitions. Il se scinde en deux chambres, la Chambre Haute, celle des lords et la Chambre Basse, celle des petits nobles et des représentants des villes. La langue anglaise est définitivement adoptée pour les délibérations jusqu'alors en français, et pour les comptes rendus en 1363. Il faudra attendre le XVIIème siècle pour que le Parlement ait une autorité suffisamment reconnue pour qu'il puisse encadrer le pouvoir royal.
[11] « Plus grave que la dépression post-partum communément appelée baby-blues, la dépression puerpérale, qui touche environ 1 femme sur 1000, également appelée psychose post-partum ou périnatale, peut se déclencher pendant la grossesse mais s’intensifie après l’accouchement. Sans traitement, elle peut même mener au suicide et/ou à l’infanticide. »
(http://www.top-bebe.com/allo_docteur/la_depression_puerperale.html)
[12] D'après « A Medieval Woman on Pilgrimage by Margery Kempe » by Jim Jones, West Chester, University of Pennsylvania (©.2013)
[13] Sur ce passage, cf. The Book of Margery Kempe: Introduction by Lynn Staley (Author) (http://www.luminarium.org/medlit/kempebk.htm)graphe.
Boèce
Boèce (470-524) a été considéré comme le premier des scolastiques en utilisant sa connaissance des catégories d’Aristote pour combattre des hérésies. Il se sert de la terminologie des catégories d’Aristote pour décrire l’unité de Dieu en termes de substance, et les trois per-sonnes divines en termes de relation. Il cherche également à donner une définition orthodoxe du Christ en déployant les notions précises de « substance », de « nature » et de « personne. »
Du grec :
- Porphyre (3ème siècle) : Isagogé ou Introduction aux Catégo-ries d’Aristote : Ouvrage fondamental au Moyen-âge pour l’étude de la logique. Il pose la question des Universaux et introduit la classification appelée Arbre de Porphyre, des genres aux espèces, de la substance aux individus.
• - Aristote (384-322 av.j.c.) : Organon : Divers traités sur la lo-gique
• - Euclide (vers 300 av.J.-Cc) : Sur la géométrie (perdue)
• -Ptolémée (ca.90-ca.138) : Sur l’astronomie (perdue)
De l’arabe :
- Livres de médecine entre autres d’Ali ibn Abbas al-Majus, d’Hippocrate et de Galien (129-216).
Au XIIème et XIIIème siècles , le nombre d’ouvrages traduits de l'arabe est incroyablement élevé. D’importants centres de traduc-tions, de Tolède à Palerme en passant par Séville, Ségovie Montpel-lier, diffusent les œuvres scientifiques et philosophiques musulmanes. Qu’ils soient de la Sicile normande comme Henri Aristippe ou de l’Espagne de la Reconquista comme Jean de Séville, ces traducteurs travaillent souvent en collaboration.
La majeure partie des ces traductions portent sur des ouvrages scientifiques et notamment sur les ouvrages de médecine, qui sem-blent par leur nombre avoir plus porté à intérêt que les ouvrages phi-losophiques, quelle qu’ait pu être par ailleurs l’importance de ces derniers sur la réflexion des théologiens chrétiens.
Nombre de ces ouvrages traduits en Espagne sont des butins de guerre saisis dans les villes prises au Califat de Cordoue (Séville, Tolède en 1085) lors de la Reconquista non pas provenant d’ échanges culturels comme ceux de Sicile, plaque tournante culturelle de la Méditerranée ou de la migration de lettrés grec en Italie.
École de Tolède
La fondation de l’École de Tolède par Raymond de Sauvetat, ar-chevêque de Tolède de 1125 à 1152, qui était censée réunir traducteurs des quatre coins de l’Europe, est de nos jours remise en cause. Tolède n’en était pas moins un centre culturel important où vivaient les chrétiens de langue arabe, les mozarabes. Et par la Recconquête, les bibliothèques arabes ont été ouvertes aux traducteurs dont parmi eux ceux de l’entourage de l’évêque. Parmi tant d’autres :
Jean de Séville (1090-1150)
De l’arabe :
- Thâbit Ibn Qurra: Traité des Images (De imaginibus)
- Qustâ ibn Lûqâ : Traité sur la Différence de l’Âme et de l’Esprit (De differentia spiritus et animae) en 1140
De l’arabe :
- Ptolémée (ca.90-ca.138): Tetrabiblos, traité d’astrologie.
- Archimède (287-212 av.j.c.) : De la mesure du cercle.
Traités scientifiques de l’arabe dont :
- Jabir Ibn Hayyan (Geber) : Kitab al-Kimya ou Livre de la composition de l’alchimie, qui traduit en 1144 fit référence dans les milieux alchimistes médiévaux.
de l’École de Tolède , ce traducteur est actif entre 1140 et 1166:
- Avicenne (Ibn Sînâ 1098-1037) : Le Livre de la Guérison
- Averroès (Ibn Roshd 1126-1198): De Separatione Primi Principii
- Coran : Première traduction collective commandée par Pierre le Vénérable, abbé de Cluny.
de l’École de Tolède
- Al-Fârâbî (872-950) : De intellectu,
- Abû Hâmid Ghazâlî (1059 -1111) : Maqâsid alfalâsifa (Logica et philosophia Algazelis)
et Arabis ou L’Intention des Philosophes ( selon le titre d’Henri Corbin)
- Avicenne (Ibn Sînâ 98-1037): Commentaires des Secondes Analytiques d’Aristote
Du grec :
- Platon (428-348 Av.J.-C): Dialogues de Phédon et Ménon
- Aristote ((384-322 Av.J.-C): Livre IV des Météorologiques
- Ptolémée (ca.90-ca.138): Almageste (La Grande Composi-tion): Une somme sur les connaissances en mathématique et en astronomie au IIème siècle de notre ère.
- Euclide (vers 300 Av.J.-C.) : L’ Optique
- Horon de Syracuse (?): La Mécanique
associé à ce qu’on a appelé l’ École de Tolède, réalisa d’abondantes traductions dont
De l’arabe :
- Avicenne (Ibn Sînâ 98-1037): Le Canon (Kitab Al Qanûn fi Al-Tibb, Livre des lois médicales). « Composé de 5 livres, vers 1020, c'est l’œuvre médicale majeure d’Avicenne ».
- Al-Kindi, de Thabit ibn Qurra, d’ Al-Razi, d’al-Khwârizmî : Divers traités scientifiques et médicaux.
Du grec :
- Aristote (384-322 Av.J.-C.) :
• Secondes Analytiques,
• Météorologiqus (3 premiers livres: Physique, Traité du ciel, De la génération et de la corruption)
• Pseudo-Aristote (?): Le Livre des Causes (Liber de Causis) ou Livre du Premier Bien (Liber de Bonitatis Purae) :
« Comme la Consolation de la philosophie de Boèce et les ouvrages de Denys l’Aréopagite, il marqua profondément la philosophie mé-diévale d’une influence.
néoplatonicienne» :Traité de morale pratique autour du thème de la mort .
Banosca de Padoue
- Averroès (Ibn Roshd 1126-1198) : Kitab al-Kulliyyat (Colliget), traité de médecine.
Simon de Gênes et Abraham Tortuensis
Plusieurs traités de médecine dont: Abulcasis (Abu al-Qasim Khalaf ibn al-Abbas al- Zahrawi 936–1013 env.) : Al-Tasrif (Al-Taṣrīf li man ‘aji-za al-ta’līf Liber Servitoris, La méthode [médicale])
Anonyme ou David de Dinant
"En ce temps-là, on lisait dans les écoles de Paris quelques petits traités de métaphysique attribués à Aristote, venus de
Constantinople, et traduits du grec en latin" (Rigore, historien de Philippe-Auguste, rapporté par X. Rousselot, Études de Phi-losophie du Moyen-âge Vol.2 PG 110)
Ces traités nourrissant le courant panthéiste furent mis à l’index.
Avant 1220
Michel Scot (1175-1232)
de l'École de Tolède
De l’arabe :
- Nour Ed-Din Al Betrugi (Alpetragius) : Kitab-al-Hay’ah (Les mouvements du ciel). Théorie des orbites planétaires
- Averroès (Ibn Roshd 1126-1198): Commentaires sur les ou-vrages d’Aristote: De anima, De sensu et sensato, De caelo et mundo, Physica et Metaphysica.
Ces commentaires eurent une influence considérable sur la pensée chrétienne notamment au travers de Saint Thomas d’Aquin.
- Aristote (384-322 Av.J.C.): Trois traités de Zoologie: « ouvrages qui eurent par la suite une grande influence du fait qu’Albert le Grand les utilisa pour son De animalibus. Bien que Guillaume de Moerbeke eût achevé le 23 décembre 1260 des traductions tirées di-rectement du grec, on utilisait encore celles de Michael Scot au XVeme siècle dans les universités ».
1268 -1281
:
Guillaume de Moebeck
Du grec : - Proclos (412-485) :
Éléments de Théologie
Dix Questions Difficiles sur la Providence
De la Providence et du Destin
De la Subsistance des Maux
Commentaires sur le Timée et le Parménide
- Aristote :
Trois traités de Zoologie
Métaphysica vers 1270
- Jean Philopon (490-568) : Commentaire du Livre III d’Aristote, De l'Âme
- Et révision des traductions existantes
De l'arabe: - Nour Ed-Din Al Betrugi (Alpetragius): Kitab-al-Hay’ah, déjà traduit de l’arabe par Michel Scot en 1220.
Arnauld de Villeneuve (1235-1313)
- Galien (129-216) et d’Avicenne (980-1037) : Textes sur la mé-decine
Pierre Alphonse
(Petrus Alphonsi 1062-1140)
- Disciplina Clericalis : traduction et interprétation de trente trois fables arabes, perses et indiennes, dont les contes d’origine persane
Les Mille et une Nuits et Sindbad le Marin.
- La Chanson Andalouse : Connue au XIIème siècle, la Poésie Courtoise y trouverait ses origines. (F.J.-B. P. Op. Cit.).
Gerbert d'Aurillac (pape Sylvestre II) 945/50- 1003
Ildebrando Aldobrandeschi (pape Grégoire VII) 1015/20? -1085
Yves de Chartres (évêque de Chartres) v. 1040- v. 1116
Saint Anselme de Canterbury 1033-1119
Roscelin de Compiègne 1050-1127
Romuald (Ordre des Camaldules ou Moines Blancs) 951-1027
Saint Bruno (Ordre des Chartreux) 1030-1101
Guillaume de Champeaux 1070-1121 ( École Saint Victor de Paris )
École (Platonicienne) de Chartres
Thierry de Chartres † 1155
Jean de Salysbury 1115-1180
Gilbert de La Porrée 1076-1154
Pierre Abélard (ou Abailard) 1079-1142
Pierre Lombard 1100-1160
Alain de Lille 1128-1194 ou 1202?
Michel Scot 1175-1232
Étienne de Muret (Ordre de Grandmont) vers 1045- 1124
Saint Bernard de Fontaine (Bernard de Clairvaux) 1090-1153
Héloïse (d'Argenteuil)1092-1164
Pierre de Montboissier dit le Vénérable †1156
Hildegarde de Bingen 1098-1179
Joachim de Flore (0rdre de Flore) 1130-1202
Étienne de Muret (Ordre de Grandmont) vers 1145- 1124
Geroch de Reichersberg † 1169
Entre tolérance et persécution :
Lambert le Bègue (Béguinage) 1131-1177Hérésie
Apparition début du siècle- Monségur 1244
Arnaud de Brescia 1100-1155
Pierre Valdo 1140-1206
Amaury ou Almaric de Bène ou de Chartres (scolas-tique) vers 1150-1206
David de Dinant (scolastique) 1165-1214/17
Alexandre de Halès (ou Haleys) 1175/80-1245
Robert de Grosseteste (ou Robert de Lincoln)1175-1253
Roger Bacon entre 1214/20-1294
Giovanni di Fidanza - Saint Bonaventure 1221-1274
John Duns Scot 1266/74- 1308
Maitre Albert (Albert Le Grand, Albrecht von Bollstädt ou Boellstoedt) 1193/1205-1280
Saint Thomas d'Aquin1224-1274
John Peckam 1230-1292
Ramón Lull (Raymond Lulle)1232-1315/16
Saint François d'Assise - Giovanni di Bernardone (Ordre des Frères Mineurs) 1186-1226
Saint Claire d'Assise - Chiara Offreduccio di Favarone (Les Cla-risses) 1193-1253
Saint Dominique (Ordre des Frères Pêcheurs) 1170-1221
Ordre des Frères de Notre-Dame du Mont Carmel ou Carmes 124
Lambert le Bègue 1131-1177
Marie d'Oignie 1178-1213
Hadewijch d'Anvers vers †1260
Marguerite Porète ou Poirette ou Porette ou1250/60?-1310
Mechtilde de Magdeburg 1207?-1283
Gertrude von Hachkerborn 1232-1291
Mechtilde de Hackerborn 1241-1299
Gertrude la Grande 1256-1301
Maître Eckart de Hochheim 1260-1327
Thierry de Freiberg ou Dietrich de Saxe (Théodoricus Teutonicus de Vriberg) vers 1250 ou peu après 1240? -1318/20
Berthold de Moosburg 1316? -1361
Johann Tauler ca.1297-1361
Suso (Henrich von Berg)1296-1366
Les Derniers Scolastiques
Guillaume d'Ockham ou d'Occam ca 1285 - ca1347
Jean Charlier de Gerson 1363-1429
John Wyclif (ou Wycliffe) 1331-1382/84
Les Lollards fin 14ème-début 15ème siècle:
Sir William Neville
Sir John Montague,
John Oldcastle (baron de Cobham)
Lord Salisbury
Sir William Beauchamp (baron Bergavenn
Jan Van Ruysbroeck (ou Ruusbroec)1293-1381
Gérard Groote 1340 -138
Henry Aeger de Calcar (Heinrich Eger von Kalkar) †1408
Florent Raddewijns vers 1350-1400
L'Imitation selon Jésus-Christ (De Imitatione Christi) >1425 ?1375
Sainte Brigitte de Suède 1302-1373 Fondatrice de l'Ordre du St Sau-veur
Catherine de Sienne (Catarina Benincasa) 1347-1380
La Mystique Anglaise
Le Nuage d'Inconnaissance (The Cloud of Unkowing) après1350
Richard Rolle (ou de Hampole) 1290 ?-1349
Walter Hilton † 1396
Julienne ( ou Julian) de Norwich 1342-1416?
Margery Kempe 1373- après1346
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